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Les premières lois dites de bioéthique en France, définissant notamment « pour qui et comment la médecine procréative peut être pratiquée », datent de 1994. Elles ont été élaborées après « neuf années, six rapports officiels, sept rencontres parlementaires houleuses s’étirant sur plusieurs jours, deux majorités politiques différentes » (Mehl, 2011 : 171-172). Durant cette période, l’action gouvernementale en matière de bioéthique a d’abord été marquée par l’« attentisme » (Mehl, 2001 : 53). Après la création du Conseil consultatif national d’éthique (CCNE) en 1983 et le colloque « Génétique, procréation et droit » en 1985, aucune proposition de loi n’a été élaborée. Mais peu à peu le débat public français s’est déplacé du constat des bienfaits et méfaits des techniques d’AMP vers une méfiance obsédante : un discours d’experts marqué par la thématique des « dérives » a légitimé l’élaboration de réglementations contraignantes. Finalement, c’est sous la forme de deux lois édictées simultanément en 1994 que se dessine un modèle bioéthique français. La première est intégrée au Code civil et est relative au respect du corps humain. Elle définit des grands principes tels que « la dignité de la personne humaine, l’inviolabilité du corps humain et son intégrité », légalise le principe de la gratuité et l’anonymat des dons, l’interdiction de la maternité pour autrui et interdit l’établissement de liens entre donneurs et enfants issus du don (Mehl, 2001 : 57). La seconde loi prend place au sein du Code de la santé publique. Elle restreint les conditions d’accès à l’AMP (présentées ci-après), elle interdit la recherche et l’expérimentation sur l’embryon et limite le recours au

diagnostic préimplantatoire. Au final, les textes de loi de 1994 consacrent « le triomphe d’une conception qui institue un véritable édifice, principiel et pratique, intangible et garanti par la puissance publique en un domaine pourtant marqué par l’évolution et le changement, les innovations médicales et la transformation des valeurs familiales », textes qui précisent jusqu’à la définition de la stabilité des couples candidats (Mehl, 2011 : 181).

Il a été prévu au moment de la promulgation de ces lois, qu’elles seraient révisées tous les cinq ans. Ainsi, c’est à deux reprises que la société française a rediscuté le cadre de l’AMP et que le législateur s’est plongé dans le chantier que constitue la reformulation des lois de bioéthique. Ce ne sera qu’en 2004, puis en 2011, que ces lois seront finalement à nouveau promulguées, après plusieurs années de vifs débats à chaque fois, pour au final rester quasiment en l’état.

En France, depuis la loi du 7 Juillet 2011, l’article L2141-2 du Code de la santé publique, définit l’objet de l’AMP et en précise les conditions d’accès de la manière suivante :

« L'assistance médicale à la procréation a pour objet de remédier à l'infertilité d'un couple ou d'éviter la transmission à l'enfant ou à un membre du couple d'une maladie d'une particulière gravité. Le caractère pathologique de l'infertilité doit être médicalement diagnostiqué.

L'homme et la femme formant le couple doivent être vivants, en âge de procréer et consentir préalablement au transfert des embryons ou à l'insémination. (…) »

Cet extrait, issu de la loi de bioéthique de 2011, permet de présenter la particularité du modèle français. Si ce texte ne comporte plus la condition antérieure de prouver la stabilité du couple dont les membres devaient être « mariés ou en mesure d'apporter la preuve d'une vie commune d'au moins deux ans », il n’en demeure pas moins fortement restrictif quant aux conditions d’accès à l’AMP. Les notions de « caractère

pathologique de l’infertilité » et « médicalement diagnostiqué » renvoient aux deux

infertilités que nous avons présenté plus haut : l’infertilité « normale » et l’infertilité « pathologique ». Mais ces qualificatifs sont eux-mêmes issus d’une autre opposition beaucoup plus facile à définir : celle qui oppose les infertilités que le modèle prescrit

de prendre en charge au sein des services d’AMP, et celles qu’il exclut de prendre en charge. Dans ce modèle, qualifié de « thérapeutique » (Théry, 2011), la médecine en AMP est censée intervenir uniquement pour répondre à un problème « pathologique » par une thérapie adéquate. Ainsi, les lois et règlements qui encadrent l’accès à l’AMP en France sont fondés sur une vision qui « reproduit aussi étroitement que possible les « conceptions naturelles ». » (Löwy, 2009 : 109). Les couples recourant à l’AMP sont définis « par leur capacité théorique en même temps que leur incapacité pratique à procréer » (Fassin, 2002 : 104). Dans cette perspective, seuls les couples hétérosexuels, « vivants » et « en âge de procréer » ont la possibilité d’avoir recours à l’AMP.

La prise en charge en AMP en France, doit donc faire l’objet d’une indication médicale. Ces indications médicales renvoient à des pathologies (plus ou moins identifiées car il existe des cas d’infertilités de couple médicalement inexpliqués), telles que les troubles de l’ovulation, les anomalies de trompes, l’endométriose, etc., concernant les femmes ; ou telles que les atteintes des paramètres spermatiques (baisse de la qualité ou de la quantité des spermatozoïdes) concernant les hommes (Olivennes, 2008). Quant aux demandes de prise en charge ne relevant d’aucun de ces cas, elles sont alors dites « de convenance ». Cette notion renvoie à la physiologie, c’est-à-dire à un fonctionnement corporel qualifié de « normal » dans lequel le vieillissement se traduit naturellement par la perte des capacités procréatives.

Cette référence à la pathologie dans un cadre théorique « naturel » de procréation exclut de l’AMP un ensemble de trois situations hétérogènes, mais dans lesquels la société voit trois exemples d’infertilité « normale » :

A) Le cas des personnes ou des couples considérés comme « trop âgés » pour procréer : la question est alors d’une part la délimitation du seuil les concernant selon l’âge et le genre des personnes ; et d’autre part, le passage entre infertilité individuelle et infertilité de couple ;

B) Le cas des femmes seules : même si elles n’ont aucun problème d’infertilité, elles sont exclues car leur situation sociale (absence de partenaire) ne permet pas de les considérer comme ayant une « capacité théorique à procréer » naturellement.

aucun problème de stérilité, ils sont exclus car leur situation sociale (en couple de même sexe) ne permet pas de les considérer comme ayant une « capacité théorique à procréer » naturellement.

Ces trois cas ont en commun de rappeler l’ambiguïté de la notion d’infertilité qui renvoie tantôt à une infertilité individuelle, la personne n’est pas physiquement capable de procréer ; et tantôt à une infertilité relationnelle, celle du couple de référence, s’il est absent ou s’il n’est pas en « capacité théorique de procréer ».

Tout cela rend la réglementation française particulièrement rigide et restrictive par rapport à la plupart des pays européens et nord-américains (hormis l’Allemagne, l’Italie et la Suisse). Ainsi, les trois catégories de non-bénéficiaires de l’AMP en France s’adressent aux pays voisins (comme la Belgique, l’Espagne, la Grande- Bretagne, la Grèce, les États-Unis, le Canada) où l’encadrement de l’AMP ne repose pas sur l’opposition entre infertilité « normale » et infertilité « pathologique ». C’est principalement aux États-Unis que cette pratique est le plus libéralisée, bien qu’avec des variations importantes entre États (Merchant, 2010). Le développement de l’AMP aux États-Unis est lié au fait que « le traitement de la stérilité est devenu une industrie lucrative et hautement compétitive », stimulant ainsi les innovations dans ce domaine (Lowy, 2006 : 43). La « bioéthique à la française », « qui s’appuie sur des grands principes et fixe dans le détail les modalités de leur mise en œuvre » (Mehl, 2011 : 205), redoutant quant à elle le libéralisme en matière d’accès à l’AMP, se trouve fortement interpellée par les législations voisines et la détermination des couples dépassant les frontières à la recherche d’une plus grande liberté en matière de procréation.

Les professionnels français, quant à eux, ne peuvent agir que dans le strict cadre des lois bioéthiques qui réglementent leurs pratiques. Dans ce cadre, on doit souligner que contrairement à un principe fondamental du droit (pour lequel tout ce qui n’est pas expressément interdit est permis), il est prévu que tout ce qui n’est pas expressément permis est interdit14. Nous avons vu que ce cadre se réfère à un modèle « naturel » de conception, l’extrait du Code de Santé publique précise que l’AMP « a pour objet de remédier à l’infertilité d’un couple ». Or, ce remède à l’infertilité se

révèle bien plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. D’une part, il existe en effet une AMP que l’on peut dire « thérapeutique » au sens où un couple qui ne pouvait pas procréer va finalement le faire (95 % des naissances par AMP en France). Cette AMP « thérapeutique » inclut des traitements curatifs qui résolvent la cause de l’infertilité (par exemple des « trompes altérées chirurgicalement irréparables » (Olivennes, 2008 : 120)) et des traitements palliatifs qui ne résolvent pas la cause mais agissent sur ses conséquences (exemple l’ICSI). Bateman a particulièrement souligné cette double dimension de l’AMP « thérapeutique » : « curative » et « palliative » (2001). D’autres part, il existe une AMP qui ne propose aucun traitement ni curatif ni palliatif, mais un arrangement social substituant à la personne infertile un tiers qui deviendra le géniteur de l’enfant. C’est le cas de l’AMP avec tiers-donneur (5% des naissances par AMP en France). On sait que cette forme de l’AMP est à la fois organisée et dissimulée légalement en France. En cas de don, le droit régissant la filiation en AMP efface le tiers-donneur et maquille l’engendrement en une « pseudo procréation charnelle » du couple infertile : les deux parents passent pour les deux géniteurs, cependant que le donneur est légalement « escamoté » (Théry, 2011). Dans ce dernier cas, le modèle bioéthique français nourrit une forme particulière d’idéologie, qui amène à percevoir le don comme une sorte de traitement. La médecine comme elle le fait pour les autres dons d’éléments du corps humain aurait organisé la substitution de gamètes fonctionnels aux gamètes dysfonctionnels ou inexistants de l’un des membres du couple. Mais comme l’a souligné Théry, il n’y a ici aucune substitution, le père stérile reste aussi stérile et d’ailleurs les gamètes sont donnés non à lui mais plutôt à son épouse (2011). La véritable caractéristique de l’AMP avec don en France est qu’on prétend reproduire la nature, alors même qu’il y a plus de deux personnes à l’origine de la conception d’un enfant : le couple d’intention et le donneur. L’AMP avec tiers- donneur repose entièrement sur le fait de contourner ou outrepasser les diktats de la

nature lorsque celle-ci ne permet pas la procréation et l’engendrement sans aide. C’est

notamment pour cela que ce modèle idéologique et normatif se trouve aujourd’hui mis en tension : son cadre ne répond pas à l’évolution des techniques et aux attentes de la société envers l’AMP, telles que celles suscitées par le recul de l’âge à la maternité.

Après les débats sur l’AMP avec don, à leur tour, les demandes de prise en charge en raison d’une infertilité féminine liée à l’âge sont venues interroger le cadre légal de l’AMP à la française, et notamment les limites d’âges pour accéder à une

prise en charge. Au-delà, comme nous allons le voir au fil de cette recherche, c’est la définition même de l’infertilité reposant sur l’opposition entre « normal » et « pathologique », telle que présentée par le cadre légal, qui sera questionnée.

b. La limite d’âge : illustration de la « naturalisation » du corps