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PARTIE II - ANALYSES, RÉSULTATS ET APPORTS

ASPECTS STRUCTURAUX MORPHO-SÉMANTIQUES

2. Typologie et caractérisation des signes gestuels

1. Mécanismes de formation des signes gestuels : approches théoriques

La mise en forme du sens par des segments morphémiques permet d’entrevoir les principes de formation des signes gestuels. L’analyse appliquée précédemment nous a conduit à légitimer iconiquement de nombreux signes gestuels (environ 40% de l’inventaire synthétique) produits dans les trois LSEMG.

Trois évidences propres à toutes langues des signes, à savoir, 1) la compositionnalité morphémique des segments internes, 2) la quadridimentionnalité du canal visuo-gestuel permettant l’utilisation pertinente de l’espace et 3) la capacité cognitive des locuteurs sourds à

« anamorphoser iconiquement » le réel contribuent à la mise en route d’un dispositif complexe de formation des signes gestuels. Ce dispositif se déclanche à partir du processus d’iconicisation de l’expérience et implique la cooccurrence de deux types de signes gestuels : les signes « productifs »197 et les signes lexicalisés. Les premiers se caractérisent, grosso modo, par une forte activation d’éléments iconiques de construction de sens de nature illustrative, les deuxièmes par un processus de désactivation de la visée illustrative et la conservation des formes iconiques de nature catégorisante à visée générique.

Dans ce chapitre nous abordons rapidement la façon dont ces deux types de signes ont été traités dans la recherche linguistique sur les LS avant d’étudier leur importance et leurs fonctionnalités dans le processus de création et de formation des signes gestuels en LSEMG.

2. Typologie et caractérisation des signes gestuels

Toutes les langues des signes pratiquées actuellement dans le monde se caractérisent par la coprésence des deux types de signes gestuels mentionnés précédemment.

Dans la littérature américaine, les premières études, de nature phonologique descriptive, se sont focalisées uniquement sur les mécanismes de formation des signes lexicalisés198.

197 Nous présentons le mot entre guillemets car dans le développement de notre exposé, nous démontrerons que ces signes de nature « productive » ont bénéficié d’un statut structural élaboré au cours des recherches consacrées aux langues des signes.

198 « A central question for the analysis of ASL is to distinguish in the sign stream those gestures that constitute the lexical signs of ASL » Bellugi et Klima (1979 : 15). Méthodologiquement ces signes étaient plus formalisables par leur facilité d’identification avec la structure des langues vocales : mot lexicalisé/signe lexicalisé = concept. Comme on l’a précisé précédemment, la variable iconique était écartée.

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L’intérêt linguistique pour les signes « productifs » s’est manifesté un peu plus tard avec des études portant sur :

- L’analyse morphologique dérivationnelle (Supalla et Newport, 1978) ;

- L’analyse diachronique historique décrivant les processus de transformation phonologique (Frishberg, 1975) ;

- L’étude sur le rôle de la transmission culturelle en ASL, à partir de 1972, par le sociolinguiste James Woodward199 et ses collaborateurs.

A l’époque, l’intérêt principal des études sur l’évolution diachronique des signes lexicalisés (Frishberg, 1975) se centrait davantage sur la non pertinence linguistique des signes

« productifs » visant à démontrer la prééminence de l’arbitraire du signe (au sens de non iconique) par la perte progressive des aspects iconiques des signes lexicalisés. Très peu d’attention a été portée sur l’existence d’une relation structurale et fonctionnelle entre les deux types de signes dans le processus de création lexicale.

Mandel (1977) fait une figure d’exception pour l’époque lorsqu’il propose un modèle d’analyse des dispositifs iconiques de création lexicale basé sur des critères formels200. Cet auteur met en évidence l’existence d’un certain nombre de mécanismes iconiques disponibles en ASL et leur corrélation complexe avec la formation des signes lexicalisés. Il propose également de placer à deux extrêmes d’un même continuum les phénomènes d’iconicité et de conventionnalité selon des règles relationnelles de ce type :

+ conventionnalité --- conventionnalité - - iconique --- iconique +

L’auteur précise que 100% de conventionnalité n’implique pas 100% de non-iconicité.

L’iconicité est toujours présente, d’une façon ou d’une autre, à différents degrés de conventionnalité.

Depuis une quinzaine d’année, de nombreuses études portant sur la nature linguistique des signes « productifs » ont proposé des analyses s’intéressant de plus près à leur fonctionnement. Ceci entraîna l’apparition de nouvelles terminologies pour désigner ce type de signes, comme on peut le voir dans le tableau synthétique ci-dessous :

199 Pour la bibliographie détaillée de J. Woodward voir :

http://www.sign-lang.uni-hamburg.de/BibWeb/LiDat.acgi?AUTHORID=271

200 Nous observons que l’étude de Mandel (1977) est référencé dans de nombreuses recherches contemporaines.

Les idées lancées dans son étude semblent, sans doute, avoir inspiré de nouvelles formalisations du phénomène d’iconicité dans les LS.

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Tableau synthétique des différentes typologies des signes gestuels

Auteur Typologie des signes gestuels

Mandel (1977) LS américaine Signes iconiques signes figés (frozen)

Suppalla (1978) Frishberg (1975)

LS américaine Classificateurs Signes figés (frozen)

Johnston (1989) LS australienne Signes productifs Lexèmes/signes standardisés

Yau (1990) LS chinoise et

LSEMGs

Séquence lexicale descriptive Lexique morphologiquement économique Collins-Ahlgren(1990)

Engberg-Pedersen (1993)

LS Nouvelle Zélande LS danoise

Signes Polymorphémiques signes monomorphémiques Cuxac (1996, 2000) LS Française Composants de structures de

grande iconicité

Signes standards

Slobin & Al (2003) LS américaine « Polycomponential signs » « Monocomponential signs »

Tableau 21 : Tableau synthétique des différentes typologies de signes gestuels

Le but des premières recherches, notamment américaines, consistait à chercher un fonctionnement des signes « productifs » analogue au fonctionnement des classificateurs des langues vocales (Grinevald, 2003). La recherche s’est concentrée essentiellement sur les morphèmes manuels « classificateur » fonctionnant comme une catégorie qui permettrait d’agencer de concepts dans des classes sémantiques. Cette idée générale, encore que partagée par de nombreux chercheurs travaillant sur les signes gestuels de type classificateurs, a été vigoureusement contestée ces cinq derniers années201. Actuellement on s’intéresse davantage au fonctionnement des « classificateurs » dans une organisation polymorphémique jouant à différents niveaux linguistiques202.

Schembri (2003) signale l’importance de ne pas limiter les fonctions des signes polymorphémiques à un rôle subsidiaire autonome de type morphosyntaxique : « these forms do not simply have a supplementary role in sign language, but are instead at “the heart of word formation devices and as such represent one of the most enduring aspects of language, the ability to create new lexical items. » (Schembri, 2003 : 20)203.

Dans son étude sur les LSEMG, Yau (1992 : 118) considère également que les signes productifs de nature iconique ont un caractère fondamental dans la construction du sens en LS : « en excluant les éléments pantomimiques204 d'une LG (langue gestuelle), on se prive de sources d'informations indispensables sur le processus de création du langage gestuel ».

201 Pour une discussion détaillée, voir Emmorey (2001) et Schembri (2003).

202 Au niveau discursif, ces « classificateurs » permettent la représentation des entités à partir de différentes propriétés des objets. La sélection des propriétés dépendra de ce qui sera mis en « focus » dans le discours.

(Sallandre, 2003).

203 Une partie de cette citation provient des idées de Schick, 1990, cité dans Schembri)

204 Le terme Pantomimique fait référence aux structures de grande iconicité des LS.

© Fusellier-Souza, 2004

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Le rôle des signes « productifs » (structures de grande iconicité) dans l’émergence des signes stabilisés (standardisés) a été soulevé et discuté abondamment dans le modèle linguistique proposé par Cuxac (1996 et 2000).

2.1. Structures de Grande Iconicité (SGI) dans la formation du signe gestuel : une relation diachronique

L’originalité du modèle sémiogénétique de Cuxac (1996 et 2000) réside dans le fait que les signes « productifs » ont été formalisés à partir d’un découpage sémantique du fonctionnement du corps dans la construction du sens. Par conséquent, les SGI ne prennent pas uniquement en compte les signes productifs de type manuel, mais aussi le rôle du corps encadrant la production de ces signes. Ce modèle postule que les SGI sont présentes transversalement à tous les paliers de structuration des langues des signes pouvant jouer différents rôles fonctionnels, tantôt au niveau de la formation de signes, tantôt au niveau morphosyntaxique. Cuxac pose l’existence d’une relation du type diachronique entre les SGI et les signes standards et soulève l’hypothèse que de nombreux signes se sont standardisés après avoir été initialement des structures de grande iconicité (Cuxac, 2000 : 152).

2.2. Asymétrie qualitative et quantitative entre les deux types de signes

Ces deux types des signes se caractérisent par une asymétrie à la fois qualitative et quantitative. D’une part, les composants paramétriques des SGI se retrouvent de façon abondante dans la structure des LS. On observe que ces signes permettent la mise en forme linguistique de différents types de concepts (du plus simple au plus élaboré). Cette mise en forme se réalise par une visée descriptive/illustrative du concept. D’autre part, les signes lexicalisés se définissent, la plupart du temps, au moyen d’une relation d’équivalence conceptuelle avec les mots des langues vocales dominantes et se caractérisent par nombre plus limité. En conséquence, ces signes sont les premiers candidats à entrer dans un projet de conventionnalisation et de institutionnalisation des LS (par exemple, les projets de création des dictionnaires, voir de Langhe, 2003).

Ces différences quantitatives et qualitatives entre les deux types de signes nous questionnent sur le rôle fondamental des SGI dans l’expression linguistique des concepts et sur la notion même de lexème. Ces questions sont actuellement soulevées par des lexicographes travaillant sur la documentation des signes des LS. Konrad (1999 et 2004) s’interrogeant sur le processus de lexicalisation en LS Allemande, constate, entre autres, une grande disparité entre le nombre réduit des signes standards (env. 3000-6000) et le nombre important des signes productifs (créés sur l’instant). On a observé aussi que dans un continuum de

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stabilisation/conventionnalisation, certains signes semblent se situer entre des formes libres et des formes complètement lexicalisées (stabilisées). De ce fait, ce phénomène de semi-lexicalisation est un problème délicat pour les lexicographes205. Johnston et Schembri (1999) présentent une discussion détaillée autour de la notion de lexème en LS australienne.

2.3. Les concepts peuvent être décrits par un ensemble de signes ou mot

La représentation d’un concept par des mots/signes ne se fait pas de la même façon d’une langue à l’autre. Ce constat est d’autant plus frappant lorsqu’on passe d’une LS vers une LV (ou vice versa). Il est couramment admis qu’un signe lexicalisé représente un concept unique ce qui n’est pas le cas pour les SGI. Pourtant, lorsque l’on passe constrastivement d’une langue à l’autre cet aspect tranché n’est pas si net. Par exemple, en LSF on observe d’une part, que certains concepts, représentés en français par un seul mot, se traduisent par des signes composés : par exemple « la morgue » = [CORPS] + [FROID] + [TS : mettre dans un tiroir]. D’autre part, des concepts en LSF exprimés par un seul signe (constitué par des morphèmes de sens) requièrent en français une mise en forme par composition de plusieurs mots, par exemple : « un escalier en colimaçon » = [TF :configuration/mouvement vertical en spirale].

Ce raisonnement, attesté au niveau de la description linguistique de concepts représentant des entités statiques, se complexifie d’avantage lorsqu’il s’agit de la forme de concepts propres à représenter des procès dynamiques. Récemment, en travaillant auprès d’un public sourd en formation linguistique206, nous avons demandé de construire de petits énoncés selon la règle suivante « un procès de type ponctuel est encadré par un procès de type duratif ». De nombreux exemples ont été exprimés uniquement par des SGI. Nous avons observé un exemple dans lequel une seule structure compositionnelle permettait de rendre compte de la règle combinatoire non seulement entre deux procès mais entre trois procès en même temps.

L’exemple paraphrasé en français : « en marchant sous les nuages qui défilent, il éternue » = [« triple transfert » : chaque configuration/mouvement représente un procès duratif + le corps en TP exprime un procès ponctuel].

Un des aspects propres à la construction du sens en LS, et notamment en LSEMG, repose sur le fait que la mise en forme des concepts se réalise à la fois dans une visée illustrative (spécifique) et dans visée catégorisante (générique). L’articulation entre ces deux visées

205 A ce sujet voir l’article de De Langhe (2003) à propos des problèmatiques autour de la construction d’un dictionnaire de linguistique de la LSF.

206 Promotion 2004 de la formation du DPCU (Diplôme de premier cycle universitaire d’enseignement de la LSF) organisée par la formation permanente de l’Université de Paris 8 et l’association VISUEL.

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permet d’établir la dynamique diachronique du processus de création et de stabilisation lexicale en langue des signes.

2.4. Critère fonctionnels et formels de distinction entre signe stabilisé et SGI

Selon Cuxac (2004), les seuls critères qui permettent de différencier signes standards et transferts sont pragmatique et sémiotique et relèvent de la distinction opérée entre visées207. C’est à dire, que la distinction des visées n’est perceptible que lorsqu’on considère la langue dans un contexte pragmatique mettant en œuvre une l’intentionnalité sémiotique de « donner à voir ». Ce n’est qu’à ce niveau d’analyse que l’indice formel qui garantit la distinction entre les visées est perceptible, à savoir la direction (et la nature) du regard de l’émetteur. Cet indice permet d’identifier les signes en tant que forme « à montrer » (le regard participe à la constructions des SGI) et les signes stabilisés qui ne sont plus posés comme forme (le regard active la situation interactive et peut poser les signes en tant que thème discursif). C’est grâce à cet indice, pertinent aussi pour les langues observées dans cette étude, que nous avons pu dégager la présence de ces deux types de signes gestuels dans les LSEMG.

A notre connaissance, le modèle sémiogénétique de Cuxac est le seul à rendre compte du paradigme du regard comme un élément structurant de type morphémique des SGI208. La présence de cet indice n’a jamais été signalée dans la littérature spécialisée sur les

« classificateurs ». Pourtant, dans l’ouvrage d’Emmorey209 (2003) nous avons observé que sur une centaine d’images illustrant les différents types de « classificateurs», environ soixante-dix d’entre elles montrent les locuteurs avec le regard porté sur leur mains ou décroché de la caméra. Sur une trentaine d’images, seulement, le regard est dirigé vers la caméra attestant par la même, un recueil de données en contexte artificiel.

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