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Emergence et développement des LSEMG à trois périodes différentes de l’ontogenèse humaine l’ontogenèse humaine

PARTIE I - PRÉSENTATION DE LA RECHERCHE

3. Développement ontogénétique des Langues des Signes

3.1. Emergence et développement des LSEMG à trois périodes différentes de l’ontogenèse humaine l’ontogenèse humaine

Dans le cadre de notre étude, nous partons de l’hypothèse de l’existence d’une différence structurale entre les systèmes gestuels créés par des enfants sourds et les LSEMG pratiquées par des adultes sourds. A notre sens, trois facteurs déterminants rentrent en jeu dans l’organisation linguistique des LSEMG chez les adultes : le développement cognitif de l’individu, la nature de l’input et des échanges communicatifs et une intégration sociale réussie.

Morford (1996b) signale les apports des différentes études concernant le rôle de l’input dans le développement linguistique à trois périodes distinctes du processus d’évolution ontogénétique : l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte. L’identification de caractéristiques propres à chaque période permet d’envisager un processus continu et évolutif, à l’échelle de l’individu, de la structure linguistique des LSEMG. Nous continuons notre revue de la littérature exposant les principales caractéristiques des LSEMG dévoilées à partir d’observations d’utilisation des LSEMG aux trois périodes mentionnés précédemment.

3.1.1. Création et développement des LSEMG dans la période de la jeune l’enfance Les preuves scientifiques de la création et de l’usage des LSEMG par des enfants sourds ont été fournies par les recherches longitudinales menées par Goldin-Meadow et collaborateurs aux Etats-Unis27. Ces recherches se sont basées sur l’analyse de données vidéo28 de la communication gestuelle mise en place par dix enfants sourds élevés par des parents entendants et ayant été placés dans des écoles strictement oralistes (Goldin-Meadow and Mylander, 1994, 1990a).

Ci-dessous nous présentons, en forme de synthèse, les principaux apports de ces études consacrées à l’organisation des LSEMG dans les premiers stades évolutifs :

• Le processus de création et évolution des LSEMG chez l’enfant sourd traversent des étapes similaires à celui de l’acquisition d’une langue maternelle par l’enfant tout venant.

27 Les résultats et les apports de ce travail longitudinal ont été synthétisés dans un récent ouvrage de Goldin-Meadow (2003) intitulé : The Resilience of Language. Essays in developmental psychology, Psychology press, New York.

28 Les enfants ont été enregistrés chez eux en interaction avec leur mère ou avec un expérimentateur dans des activités de jeu libre. Les séances d’enregistrements ont eu lieu tous les deux mois pendant la période de deux à cinq ans de l’âge des enfants.

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• La production gestuelle de l’enfant se caractérise par une combinaison de gestes (pointages, gestes descriptifs et marqueurs) et non pas par la structure de la parole vocale des parents ;

• Dans la tranche d’âge - 2 ans/2ans et demi - la production gestuelle augmente en nombre et en diversité. Certains enfants présentent un lexique d’environ 50 signes pendant la période de « l’explosion du vocabulaire » (Mohay, 1990).

• Le lexique établi dans les premières années de création gestuelle est maintenu pendant toute l’enfance (Feldman et al, 1978 ; Goldin-Meadow et al, 1994).

• La production gestuelle de l’enfant semble refléter un système morphologique (dérivationnel et inflexionnel), qui quoique simple, est similaire au système de production lexical des LS conventionnalisées (Goldin-Meadow et Mylander, 1990b).

• On observe que, dans une échelle développementale, la production d’énoncés gestuels augmente en terme de longueur et du nombre de propositions exprimées dans un seul énoncé. Ces énoncés gestuels ressemblent aux premiers énoncés vocaux produits par des enfants entendants (Goldin-Meadow and Mylander, 1984 ; Goldin-Meadow, 1987). Cette homologie est attestée par des procédés pouvant exprimer : a) un éventail similaire de relations sémantiques ; b) une organisation propositionnelle impliquant une structure prédicative élaborée ; c) une structure grammaticale basique et le phénomène de

« récurrence manifestée » (displayed recursion) (Goldin-Meadow, 1982, 1987) ; d) une préférence d’ordre syntaxique de type - patient-action ; e) une distinction morphologique entre nom et verbes. Les noms sont exprimés au moyen d’une réduction du paramètre configuration des mains ou du paramètre mouvement en relation aux gestes exprimant des verbes (Goldin-Meadow et al, 1984).

Concernant le rôle de l’input dans le développement linguistique de l’enfant sourd, Goldin-Meadow et collaborateurs ont réalisé des études comparatives de la production gestuelle des enfants sourds et de leurs parents entendants (surtout les mères). Il en ressort :

• L’interlocuteur entendant reprend et utilise certains gestes de l’enfant. Certaines similarités sont attestées dans la production gestuelle de l’enfant et de l’interlocuteur concernant la forme et les constances forme-sens, notamment dans le cas des signes conventionnels.

• En revanche, la production gestuelle de l’interlocuteur adulte entendant n’atteste pas une structure combinatoire aux niveaux des unités sublexicales et des séquences gestuelles en

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énoncés. Leur production gestuelle est amalgamée avec la production orale formant ainsi un « système intégré ». (Goldin-Meadow et Mylander, 1984 ; 1990b).

Une étude plus récente entamée par De Villiers et al (1993) apporte des données constrastives par rapport aux études menées dans l’équipe de Goldin-Meadow. De Villiers et al se sont intéressés à la structure de la production gestuelle de deux enfants sourds élevés par des parents sourds oralisés29. Cette étude se situe dans une approche strictement développementale et tente de démontrer l’importance de l’input gestuel des parents dans le processus d’acquisition du langage par des enfants sourds30. Les principaux apports sont les suivants :

• L’organisation structurale de la production gestuelle des enfants sourds est, grosso modo, similaire à celle des enfants étudiés par Goldin-Meadow. Toutefois, leurs systèmes gestuels sont sensiblement plus productifs que ceux pratiqués par les enfants issus de parents entendants.

• Les dissimilitudes entre les deux types de homesigns résident dans la nature de l’input gestuel auquel les enfants étaient exposés. Il a été constaté que la production gestuelle (réalisée conjointement avec la parole vocale) des parents sourds est supérieure à celle attestée chez les parents des informateurs des études de Goldin-Meadow31. Une séquence gestuelle produite par des parents sourds oralisés peut comporter une combinaison de quatre à cinq gestes. Les parents sourds oralisés, encore que non pratiquants d’une LS conventionnalisée, possédaient l’avantage de partager le handicap et étaient capables d’activer, avec dextérité, des stratégies d’adaptation communicative lors de l’interaction avec l’enfant sourd.

• Il a été observé que ces enfants sourds, lors de l’acquisition de l’anglais oral, ont plus de facilité d’apprentissage que les enfants sourds n’ayant pas partagé un système de communication gestuelle avec leurs parents pendant la jeune enfance.

• Les auteurs proposent que l’usage effectif d’un système de communication gestuel par le jeune enfant favorise non seulement la mise en place de l’interaction sociale avec le monde au moyen d’un ancrage pragmatique (« pragmatic bootstrap ») mais aussi

29 Les parents sourds ont grandi dans un environnement entendant et ont subi une scolarisation strictement oraliste (enseignement basé uniquement sur la parole vocale) et ne fréquentent pas une communauté de sourds.

30 Le positionnement théorique de ces auteurs visent à homologuer certains reproches faites par Bates & Volterra (1984) et de Villiers (1984) concernant l’emphase donnée à la notion de création du langage dans les études de Goldin-meadow et collaborateurs.

31 La fréquence des signes gestuels a été mesurée par minute (environ 15 gestes par min. pour les parents sourds oralisés et 3 gestes par min. pour les parents entendants) et par séquences gestuelles par heure (environ 109 séquences gestuelles par heure pour les parents sourds oralisés et 6 pour les parents entendants).

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contribue potentiellement à aider l’enfant à établir des discriminations sémantiques encodées dans la langue orale des parents sourds.

3.1.2. Structure des LSEMG dans la période de l’enfance et adolescence

Lorsque l’enfant sourd n’est pas exposé à une langue des signes conventionnelle à la période scolaire, il y a des preuves que la structure des homesigns est maintenue dans des étapes postérieures à la jeune enfance. Morford, Singleton et Goldin-Meadow (1993b, 1995a) reportent une étude réalisée sur la structure de la langue pratiquée par l’un des enfants sourds ayant participé à la recherche longitudinale de l’équipe de Goldin-Meadow. L’enfant était âgé de 9,5 (années/mois) lors du recueil de données32. L’étude montre que la structure linguistique de l’enfant conserve les mêmes aspects morphologiques (constance des formes combinatoires des mains utilisées lors de la description des entités/procès) détectés lors des premières recherches linguistiques. Les auteurs ont constaté que sa langue gestuelle présentait des formes linguistiques stables lors de constructions de type classificateur33. Il a été proposé que cette stabilisation de formes linguistiques découle de la récurrence d’emploi pendant le développement ontogénétique de l’enfant. De ce fait, les auteurs suggèrent que les formes linguistiques stabilisées requièrent du temps ontogénétique pour se développer : « once is not enough : ontogénétic time is required to develop standards of forme » (1993b : 709). L’usage formel et fonctionnel de ces formes permet de considérer que l’enfant utilise son système linguistique de façon analogue et cohérente en relation à l’usage de LS institutionnalisées par d’autres enfants sourds : « this individual used his homesign system as consistently as native signers of the same age use a conventional language ». Morford (1996b : 171).

Dans la littérature, on trouve trois autres études qui ont documenté le phénomène des homesigns par des enfants/adolescents d’autres cultures. Scroggs (1981) décrit la production gestuelle d’un enfant de neuf ans ; Emmorey et al (1994) réalisent une étude descriptive de la LSEMG d’un jeune de seize ans ; Morford (1996a) analyse la LSEMG d’une jeune fille de treize ans originaire du Bangladesh qui s’est réfugiée avec sa famille au Canada. Ces études se sont basées sur des approches acquisitionnelles et se sont focalisées sur des aspects syntaxiques concernant notamment l’ordre des signes. Les auteurs ont pris en compte le fait qu’au moment du recueil de données, l’enfant de la première étude a été exposé à l’anglais

32 Approximativement cinq ans après l’étude initiale de son système linguistique.

33 Pour une présentation et discussion de ses structures des langues des signes voir chapitre 1 partie II de cette thèse.

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codé manuellement (MCE)34 et les enfants des deux autres études ont été exposés à l’ASL.

Cette exposition était récente et se limitait au cadre d’enseignement scolaire. Malgré la présence de nouvelles sources d’inputs gestuels, les auteurs certifient qu’au moment de l’enquête les trois informateurs continuaient à utiliser leur homesigns respectifs comme première forme de communication. Leurs analyses se sont basées sur des narrations gestuelles (produites en contexte spontané et guidé). Il a été observé que la langue des enfants placés dans un environnement d’input d’ASL présentait une structure de type patient/agent avant procès. En revanche, l’enfant confronté à l’environnement avec le MCE présentait une structure d’ordre de type : agent-action-patient.

Morford (2002) a réalisé une étude comparative de la structure de deux homesigns pratiquées par des jeunes adolescents vivant aux Etats Unis. L’étude porte sur l’analyse de séquences narratives Frog story35 produites par deux adolescents, Marcus et Maria, et s’inscrit dans l’objectif d’examiner si la structure de leur système linguistique partage des caractéristiques communes avec l’ASL dans l’expression du mouvement des événements (expression of motion events). L’analyse cible notamment deux points : a) la combinaison d’éléments conceptuels figure/fond/trajectoire/manière dans un seul signe ; b) le rôle central de l’élément trajectoire dans l’expression du mouvement des événements.

Ces deux jeunes adolescents, ayant été exposés à l’apprentissage de l’ASL, ont participé à une recherche longitudinale (de sept ans) concernant l’acquisition de l’ASL en tant que langue première.

• Une étude initiale, Morford (2000), présente les résultats des analyses ciblées sur la maîtrise phonologique du paramètre configuration de la main. Il a été démontré que les deux jeunes adolescents présentaient un niveau assez élevé de précision en matière de production phonologique pendant la première année d’exposition à l’ASL.

• Plus récemment, Morford (2003) a réalisé une étude sur le développement grammatical de l’ASL chez ces deux adolescents. Deux analyses sont proposées : d’une part, une ciblant sur la production : examen du niveau de maîtrise de certaines procédés grammaticaux propres à l’ASL : a) les structures prédicatives de classificateurs et b) l’accord verbal, d’autre part, une autre ciblant sur la compréhension : investigation des capacités d’interprétation/compréhension dans le traitement de l’information.

34 Manually Coded English : code gestuel impliquant l’utilisation des signes lexicalisés de la LS américaine conventionnalisée pour accompagner la production orale en anglais.

35 Histoire en images de l’ouvrage de Mercer Mayer (1969), Frog Where are you. New York. Dial Press. Ce support en image a été utilisé dans de nombreuses études interlinguistiques en acquisition des langues, voir Slobin & Berman (1994) et Slobin (2003).

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Les résultats de ces deux études démontrent que l’acquisition tardive de l’ASL en tant que première langue est réussie, en partie, grâce aux bases linguistiques présentes dans leur système de homesigns. Les recherches interlinguistiques et longitudinales entamées par Morford apportent des données extrêmement originales sur le rôle des LSEMG dans l’acquisition tardive des LS par des apprenants sourds. Nous reviendrons sur quelques-uns de ces résultats lors de la présentation des apports de notre recherche sur la sémiogenèse des LS dans la partie II de cette thèse.

3.1.3. Structure des LSEMG à l’âge adulte

Certains auteurs ont démontré l’existence d’une structure linguistique dans la production gestuelle des individus sourds adultes vivant exclusivement en entourage entendant. Ces études témoignent du fait que ces individus sourds adultes ont continué à utiliser le système de communication gestuelle mis en place dès leur plus jeune âge, pour communiquer avec leur environnement socioculturel. Nous présentons en forme de synthèse une description de ces études par ordre chronologique et par auteur.

3.2. Aperçu descriptif des études concernant les LSEMG pratiquées par des adultes

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