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PARTIE I - PRÉSENTATION DE LA RECHERCHE

3. Encadrements théoriques et hypothèses générales de départ

3.1. Considérations préliminaires

3.1.1. Bref panorama de la recherche linguistique sur les langues des signes

La recherche linguistique sur les langues des signes (LS) commence, de façon scientifique, en 1960, à partir des premières études américaines entamées par Stokoe (1960) sur l’ASL. Après quatre décennies de recherche85, le panorama épistémologique actuel permet d’identifier deux grandes approches théoriques de la recherche spécialisée sur les LS (Garcia, 2000, Blondel &

Tuller, 2000).

De façon concise, nous présentons d’une part, les approches strictement formelles d’orientation structuraliste puis chomskyenne (correspondant au courant dominant représenté par de nombreux travaux américains et européens) ; d’autre part, des approches fonctionnelles d’orientation pluridisciplinaire (linguistique, sémiotique, psycholinguistique et des sciences de la cognition). Celles-ci s’inscrivent dans les réflexions actuelles sur les relations entre forme et fonction et entre cognition et langage. Ces approches sont confrontées à de nouveaux courants de recherche en Europe (notamment en France avec les recherches de l’équipe de Cuxac) et aux Etats-Unis qui se développent de plus en plus depuis les 15 dernières années.

Ces deux approches sont conditionnées par des démarches (théoriques et méthodologiques) assez distinctes du traitement de l’objet langue des signes. Alors que les démarches entreprises à partir des cadres formels ont évacué d’emblée certains éléments propre à la structure interne des LS (notamment la variable iconique) et se sont bornées à une analyse centrée, dans la plupart du temps, sur des échantillons de langue hors situation, les démarches émanant des cadres fonctionnels se caractérisent par différentes positions vis-à-vis de l’objet analysé :

- La prise en compte d’une interaction formelle et fonctionnelle entre les différentes structures déployées à des niveaux distincts d’organisation : les structures de bas niveaux (phonologique, morphologique et syntaxique) et les structures de haut niveau (sémantique, pragmatique et discursive).

85 Ces quarante dernières années ont été marquées par une prolifération d’études scientifiques visant à rendre compte du fonctionnement linguistique des LS. Actuellement la littérature scientifique sur les LS est très abondante. Voir notamment le site internet de l’université d’Hambourg http://www.sign-lang.uni-hamburg.de/BibWeb/ qui dispose d’une bibliographie internationale des études sur les LS.

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- La prise en compte de la variable iconique, éléments pantomimiques et iconiques considérés actuellement dans des modèles formels comme des Structures de Grande Iconicité (SGI). (Cuxac, 1996, 2000 ; Sallandre, 2003)

- La mise en place d’une méthodologie de recueil et d’analyse de données impliquant des aspects énonciatifs et pragmatiques de la pratique de la langue en situation86.

Ces deux types de démarches déterminent, par la suite, une dichotomie systématique dans la recherche actuelle, se caractérisant par deux modèles distincts d’analyses des LS : les modèles assimilateurs (organisation des LS = LV) et les modèles divergents (Organisation des LS ≠ LV). Il est pertinent d’observer que cette dichotomie a pris source à partir des attitudes vis-à-vis de l’objet LS, comme l’illustre Friedman (1976) dans une réflexion pertinente sur l’observation du travail de recueil de données en ASL :

In analyzing various video-tape portions of text (discourse) and series of isolated sentences translated from English cue sentences, I have found a striking difference between the two type of elicitation, in regard to grammar.

These findings are not surprising when viewed in terms of the Sign Language Continuum. In the light of continuum, it is easy to see why signers, when asked to translate written English sentences, might tend do produce signed strings which look remarkably like English (even with repeated instructions to the informant not to do this). In the data I have examined, elicitation of isolated sentences show a marked resemblance to English. Textual data, however, bears no resemblance to English. (Friedman, 1976a : 127-128 cité dans Friedman (1977 : 3)

Friedman ajoute que les investigations sur la structure de l’ASL, menées par son équipe de recherche, étaient réalisées avec une vigilance particulière concernant la méthodologie de recueil de données authentiques émanant de la pratique la plus spontanée de l’ASL. Le point de vue adopté par Friedman et son équipe permet d’entrevoir l’émergence d’un courant minoritaire positionné de façon antagoniste par la prise en compte des structures iconiques (Mandel, 1977); et de la dimension cognitive (DeMatteo, 1977) dans la description de l’ASL par rapport au courant dominant (structuraliste) du début de la recherche sur les LS.

En France, ces deux démarches sont définies par Millet, Bras, Risler (2003) selon une typologie caractérisant deux types d’approches distinctes : l’approche « à visée convergente » et l’approche « à visée différentialiste ». La première vise à trouver une structure formelle des

86 Nous ajoutons aussi l’importance de l’instauration d’un travail en collaboration avec la communauté des locuteurs pratiquant la LS. Ce travail ne s’inscrit pas seulement dans une démarche à sens unique (le locuteur sourd envisagé comme l’éternel collaborateur), mais implique notamment la diffusion de la recherche visant la formation des apprentis-chercheurs sourds.

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LS similaire à celles de l’architecture linguistique des LV ; la deuxième vise à déceler une organisation structurale des LS à partir de la spécificité du canal visuo-gestuel qui permet l’utilisation des structures iconiques et sémantico-syntaxiques déployées dans l’espace quadridimensionnel. Cette approche est représentée fondamentalement par le modèle théorique construit par Cuxac (1996, 2000) depuis une quinzaine d’année. Ce modèle87, qui n’est ni entièrement différentialiste ni divergent, part d’une démarche prenant en compte la structurale globale (iconique et spatiale) des LS qui est, par la suite, analysée avec les concepts et outils issus des modèles théoriques émanant d’analyse des langues vocales (Cuxac, 2004 à paraître).

L’apport de ce type d’approche réside dans le fait qu’à aucun moment, il est question d’isoler le fonctionnement des LS selon des règles linguistiques spécifiques. Au contraire, la possibilité de formalisation des structures spécifiques aux LS permet d’entrevoir les ressemblances et /ou dissimilitudes formelles et fonctionnelles entre différents types de langues (vocales et signées). De plus, cette approche rejoint d’autres modèles théoriques linguistiques postulant que l’étude des langues, non seulement des langues normées, mais surtout des langues minorisées ou défavorisées et des langues en évolution (pratiquées dans un cadre pragmatique et contextuel), ouvre une voie d’accès originale à la quête de l’organisation et du fonctionnement du langage humain.

Considérant le caractère iconique dans l’organisation des LSEMG, nous présentons dans la section suivante les grandes lignes du débat théorique sur la variable iconique dans la structure des LS. Nous démontrerons que le fait de nous situer dans un modèle théorique qui prend en compte l’iconicité comme principe fondateur et organisateur des langues des signes (pratiquées à différentes étapes développementales), nous permet d’aborder les caractéristiques iconiques des LSEMG sous un nouvel angle.

3.1.2. Problématique de l’iconicité dans la recherche en langues des signes

Dans la littérature, il existe une longue tradition88 de dénigrement et de négation de l’iconicité dans le champ d’analyse des langues. De ce fait, le grand défi des premiers linguistes, s’intéressant à l’étude des LS, résidait dans le traitement de la variable iconique affichée de façon évidente à tous les niveaux structuraux de ces langues. Le contexte à l’époque n’était

87 Sallandre (2003 : 76) fait l’état des lieux des approches et courants théoriques linguistiques et philosophiques qui ont influencé le modèle théorique de Cuxac. Les références citées permettent de mieux comprendre les raisons de la terminologie employée dans l’architecture du modèle.

88 L’origine de cette tradition trouve sa source dans la doctrine de « l’arbitraire du signe » saussurien dont la lecture a largement contribué à écarter toute variable analogique ou iconique des langues. (Voir discussion plus détaillée dans Sallandre, 2003).

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pas du tout favorable à la prise en compte de cette variable puisque la stigmatisation de ces langues gestuelles et leur non statut de langue étaient dus à leur caractère pantomimique et iconique (cf. Oléron, 1983). En raison de ce contexte, les premières études linguistiques visant à décrocher le statut de langue à part entière pour les LS ont gommé les phénomènes relevant de l’iconicité. C’est ainsi que Stokoe (1960) propose un modèle compositionnel de l’ASL fondé sur la présence d’unités non-significatives censées être des équivalents stricts des phonèmes des langues vocales.

Dans la continuité de ce modèle, qui est devenu la référence, de nombreuses études basées sur des approches formelles ont continué à considérer la variable iconique comme non pertinente pour l’analyse des LS (surtout celle de l’ASL). Dans cette optique, l’iconicité présente dans ces langues était abordée de deux façons : 1) en écartant catégoriquement la présence et le rôle de cette variable dans l’organisation de la langue (Stokoe, 1960, Supalla et Newport, 1978, Supalla, 1982 ; McDonald, 1983) ; ou 2) en accordant un rôle accessoire à l’iconicité dans les premières étapes de constitution de l’ASL, iconicité qui en diachronie serait amenée à disparaître (Hoemann, 1975, Frishberg, 1975, Klima & Bellugi, 1979). Ces types d’approches sont encore très présents dans la recherche actuelle (courants structuralistes formels) notamment dans les approches phonologiques, que nous aborderons plus en détail dans la prochaine partie.

En ce qui concerne la recherche sur les LSEMG, nous observons que certaines approches, se positionnant par rapport aux lignes théoriques du courant formel, tendent à considérer la variable iconique selon une vision réductrice. Morford (1996b), dans une approche développementale, tout en maintenant la pertinence de l’iconicité dans l’organisation des LSEMG ne considère pas que cette variable puisse jouer un rôle dans les LS ayant connu une évolution diachronique : « Iconicity acts as an organizing principle of a communication system only in the earliest stages of the evolution of a language » (Morford, 1996b : 167).

Ce constat reflète cette tendance, très enracinée dans la recherche, à considérer l’iconicité comme l’élément subsidiaire et non pertinent de l’évolution des structures linguistiques des LS. Le constat de Morford place les LSEMG dans une catégorie hermétique des LS, contrainte à une organisation rudimentaire et restreinte par rapport à d’autres types des LS ayant subie un processus évolutif.

C’est sur ce point que la recherche menée dans le cadre de cette thèse se démarque fondamentalement de l’ensemble des recherches réalisées sur les LSEMG et présentées dans le chapitre précédent. En effet, notre étude s’appuie sur un modèle prenant en compte

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l’iconicité des LS comme principe fondateur et organisateur affiché à tous les niveaux structuraux et permettant une description cohérente des LS à différentes échelles évolutives.

3.1.3. L’iconicité comme principe fondateur et organisateur des LS

Nous avons mis en évidence, qu’au début de la recherche sur les LS, la position vis-à-vis de la variable iconique n’a pas été partagée par l’équipe américaine de Friedman (1977). En effet, dès les années 1975, les linguistes de son équipe ont porté un grand intérêt à l’iconicité des LS et ont proposé différents procédés d’analyse prenant en compte cette variable considérée comme le principe organisateur de la structure linguistique des LS. Contrairement à la démarche de Stokoe, Friedman considérait que l’iconicité devait être prise en compte même dans l’analyse des structures internes sublexicales : « I suggest that the phonological description of these and all depictive signs include a systematic description of their iconicity. » (1977 : 54).

Du fait que le modèle structuraliste se soit imposé dans le monde de la recherche, les idées innovatrices et pionnières89 de cette équipe n’ont pu être prises en considération à l’époque90. Cependant, dans toutes les tentatives (certaines très réussies et nécessaires) de formalisation des LS des quatre dernières décennies, la variable iconique, mise au placard, n’a jamais pu disparaître complètement. En effet, cette variable, pièce fondamentale de la structure des LS, a toujours été considérée comme l’élément épineux de la recherche sur l’ASL comme on le peut voir dans cette citation de Wilcox provenant des travaux de McDonald : « For many years ASL was haunted by the spectre of iconicity » (McDonald, 1982 cité dans Wilcox S, 1997).

Dans le panorama des recherches sur les LS de ces dix dernières années, le spectre de l’iconicité a été reconsidéré et actuellement plusieurs modèles théoriques91 émergents proposent une investigation plus approfondie (épistémologiquement et théoriquement) du phénomène de l’iconicité dans les LS92.

89 Nous soulignons le caractère exceptionnel de leur démarche à une époque où le paradigme de l’iconicité et les réflexions sur les liens entre cognition et langage n’était pas abordé de façon systématique dans l’ensemble de la recherche scientifique.

90 Aspect tout à fait légitime puisque le modèle structuraliste détenait une sorte d’hégémonie dans différents domaines scientifiques.

91 La plupart de ces modèles bénéficient actuellement d’un terrain favorable caractérisé par le renouveau épistémologique dans le champ scientifique : mise en valeur de facteurs internes (cognitifs) et externes (sociaux et pragmatiques) rentrant en jeu dans l’organisation du langage humain en général.

92 Nous orientons le lecteur vers le travail de Sallandre (2003) qui fournit un aperçu concis et cohérent du panorama actuel des réflexions théoriques et épistémologiques concernant le paradigme de l’iconicité dans les langues. Pour une présentation détaillée des références présentées ci-dessus, nous vous renvoyons à la présentation thématique exposée dans le travail de Sallandre.

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À présent, le paradigme iconique des LS dispose d’analyses et de réflexions de plus en plus approfondies. L’apport théorique de nombreuses études a permis une remise en question de la définition de base : iconicité = ressemblance, transparence. Cette définition n’est plus opérationnelle dans le cadre des recherches actuelles concernant l’iconicité des LS.

Le développement de ces recherches a favorisé une actualisation des réflexions initiées par l’équipe de Friedman (qui est devenue une référence incontournable dans de nombreuses études actuelles). Le paradigme de l’iconicité est analysé actuellement par différents auteurs se situant dans des approches à la fois fonctionnelle, sémantique ou conceptuelle. Nous citons ici quelques travaux sur le sujet (par des thèmes saillants) :

- Iconicité des formes sublexicales : Boyes-Braem (1981), Cuxac (1996, 2000).

- Matrices iconiques des formes lexicales : Bonnal (2001 et 2004).

- Iconicité sémantique : Armstrong, Stokoe et Wilcox, S. (1995), Wilcox, S. (1998, 2003), Cuxac (1996, 2000).

- Iconicité et métaphore : Brennan (1990), Bouvet (1997), Wilcox, P. (2000), Taub (2001), Cuxac (1996, 2000).

- Iconicité, ressemblance et transparence : Pizzuto et Volterra (2000) ; Pizzuto et al (2001) ; Cuxac (1996, 2000) ; Le Corre (2002).

- Iconicité sémantico-cognitive, univers de l’imagerie mentale : Risler (2000), Winston, Emmorey (1993, 2001) ; Liddell (1995, 2003), Cuxac (1996, 2000).

- Iconicité des structures sémantico-syntaxiques : iconicité d’image et iconicité de diagramme : Cuxac (1996, 2000), Sallandre (2003), Engberg-Pedersen (1993).

3.1.4. L’iconicité, pilier structural de l’analyse des LS dans la recherche française Par un concours de circonstances à la fois historiques et éducatives (voir Cuxac, 1996 et Garcia, 2000), la recherche française ne s’est pas alignée sur le modèle américain. Par conséquent, la variable iconique a été une donnée pertinente dès le départ, dans les démarches entreprises par les premières études linguistiques en France (Jouison, 1995 ; Cuxac, 1996 et Bouvet, 1997). Pour cette raison, cette recherche a été très influencée par ce qui a été appelé

« la spécificité française » des recherches sur la LSF (Garcia, 2000).

Nous nous situons plus précisément dans le modèle théorique de Cuxac (1996, 2000) qui soutient l’idée que les LS et, plus précisément, leur caractéristiques iconiques permettent un accès ad hoc et éclairant des relations qu unissent langage et cognition. Cette position implique l’adoption d’un point de vue sémiogénétique visant une compréhension à la fois

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synchronique et diachronique du fonctionnement structural des langues des signes à différentes étapes évolutives. De plus l’iconicité, n’ayant de pertinence que dans le cadre de la fonction référentielle du langage93, n’est pas uniquement considérée comme une caractéristique langagière, mais aussi comme un principe opérationnel qui s’articule différemment à tous les niveaux d’organisation des langues des signes.

3.2. Le modèle Sémiogénétique de Cuxac : l’iconicité comme principe opérationnel à

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