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PARTIE II - ANALYSES, RÉSULTATS ET APPORTS

ASPECTS STRUCTURAUX MORPHO-SÉMANTIQUES

3. Le modèle morphémo-phonétique de l’analyse sublexicale des LS

3.3. Fonctionnement du modèle

Le modèle morphémo-phonétique s’intègre à l’architecture plus générale du modèle sémiogénétique ayant pour point de départ le processus d’iconicisation de l’expérience à partir duquel une bifurcation communicationnelle en deux visées sémiologiques distinctes (ou deux domaines de représentation) s’est produite. Ces deux visées entretiennent des rapports d’opposition, de complémentarité et de recouvrement à trois niveaux : cognitif, fonctionnel et formel171 (Cuxac : 2004).

L’idée de départ est que les langues des signes sont composées d’éléments caractéristiques de la grande iconicité (GI) - structures de transferts - et d’éléments appartenant à un lexique stabilisé - signes standards. La structure interne de ces éléments est, à son tour, décomposable en petites unités du type morphémique.

3.3.1. L’organisation interne des opérations/structures de transferts (GI)

Les opérations/structures de transferts sont composées d’éléments morphémiques internes fondés sur une très forte sémantisation multilinéaire et paradigmatique172 du corps (regard, expression/mouvement du visage, gestes manuels).

- Paradigme du regard ;

- Paradigme d’expressions/mouvements du visage ;

- Paradigme de gestes manuels (composés à leur tour d’éléments morphémiques173 non réalisables isolément) organisés en quatre sous paradigmes :

o des configurations des mains (en tant que constant forme-sens) ;

171 cf. chapitre 2 - partie I pour plus de détails.

172 L’idée d’inscrire les unités de sens dans un ensemble fini de paradigmes a été également proposé par P.

Jouison dans le « modèle de la double structure simultanée « dans lequel formes manuelles et formes corporelles s’inscrivaient dans une organisation structurelle homologue ». (cf. Garcia, 2000 : 137)

173 Sur la valeur signifiée de ces éléments ou particules, en LSF voir Cuxac 1996 et 2000.

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o de leur orientation dans l’espace,

o de leur emplacement (sur le corps ou dans l’espace)

o du (ou des) mouvement(s) figurant deux types de déploiement : 1) non temporel, d’une forme de l’espace ; 2) temporel, d’un déplacement par rapport à un repère fixe (localisation des deux mains)

Concernant les paramètres manuels, ce découpage structural permet d’envisager un nombre fini de proformes (configurations de la main en structure de transfert) servant à représenter un ensemble non fini de formes linguistiques.

Cuxac postule que pour décrire cette structure paradigmatique interne (notamment dans le cas des SGI) une analyse sémantique s’avère suffisante ; de ce fait « la distinction traditionnelle entre sémantique et syntaxe est, au regard de ces structures, neutralisée » Cuxac, 2004).

Ces composants comportent les propriétés suivantes : ils sont porteurs de sens et leur présence est nécessaire pour la réalisation et la construction globale de la structure.

Ces opérations/structures de transferts s’inscrivent non seulement dans le cadre d’une visée illustrative, mais aussi dans le cadre de routines comme nous le verrons dans la section où nous aborderons l’émergence du lexique. Ci-dessous un schéma synthétique illustre l’organisation multilinéaire et paradigmatique des composants morphémiques de ces structures :

Figure 4 : Schéma synthétique de l’organisation multilinéaire et paradigmatique des composants morphémiques

Eléments morphémiques internes

‘main plate’, ‘index tendu’, ‘index majeur tendu’,

‘index recourbé’, ‘poing fermé’, etc

« devant/derrière », « dessus/dessous »,

«vertical/horizontal »

Mouvements

Auto référentialité corporelle : nez, front, bouche, Une forme de base (proforme) lorsque

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Comme le montre le schéma ci-dessus, les signes manuels sont composés d’éléments morphémiques non réalisables isolément. Ces paramètres de formation sont dans une relation de constance forme-sens.

Les traits iconiques des unités morphémiques des signes standard offrent des avantages économiques structurels et fonctionnels. D’après Cuxac (2004) la présence de ces traits iconiques peut se traduire uniquement en termes linguistiques174. La variable iconique

« n’échappe pas aux savoirs épi et métalinguistique que les locuteurs sourds ont sur (et construisent à partir de) leur langue ». Cette donnée est fondamentalement importante pour comprendre la pertinence des formes iconiques dans les LSEMG. On verra que nos locuteurs, à partir de savoirs (épi et méta) intériorisés, sont capables de jouer avec différentes formes iconiques dans la construction du sens dans leur discours.

Selon ce modèle, la composante iconique rentre dans la constitution des segments morphémiques des signes standards dans un continuum de contraste à deux niveaux allant d’une légitimation iconique maximale à une légitimation iconique minimale.

3.3.1.1. Des morphèmes à légitimation iconique maximale

La décomposition de certains signes standards montre l’existence d’une structure analogue à celle des opérations/structures de transferts. On considère alors que ces signes se basent sur une iconicité d’image (globale)175. C’est à dire que chacun des paramètres compositionnels est un morphème légitimé iconiquement. Quelques exemples en LSF : [TORTUE] ; [ARBRE] ; [PLUIE] ; [RENCONTRER]…

Ces signes sont considérés comme des molécules (niveau minimal de réalisation) composées d’atomes de sens (car non réalisables isolément) dont la coprésence est nécessaire à la réalisation du signe. Le schéma suivant illustre cette relation :

174 Et non pas en termes cognitifs liés aux mécanismes internes de compréhension/production dans le processus d’acquisition) à partir desquels l’iconicité semble ne pas être une variable pertinente (cf. Cuxac, 2004 pour une discussion plus détaillée)

175 Même si elle ne reprend métonymiquement qu’une partie de la forme du référent comme c’est le cas pour le signe [ELEPHANT] (cf. Cuxac, 2004).

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Figure 5 : Schéma de la composition atomique de sens du signe [SE RENCONTRER]

Pour les signes de ce type, la même analyse entamée pour les structures de transferts peut alors être utilisée.

3.3.1.2. Des morphèmes à légitimation iconique minimale

D’autres signes n’attestent pas une compositionnalité basée sur des propriétés iconiques affectant les éléments internes. Ces signes sont caractérisés par la présence d’éléments compositionnels176 ayant une valeur morphémique (possibilité de commutation syntagmatique) mais non forcément iconique.

Cuxac (2000, 2004) décompose le signe standard en LSF [PÂTÉ] et démontre que les deux éléments internes à sa formation sont porteurs de valeurs morphémiques :

- La configuration - valeur morphémique : proximité conceptuelle avec un mot du français commençant par la lettre ‘P’ ;

- Mouvement/emplacement : contact + valeur auto référentielle : « foie » ;

Suite à l’application de cette procédure à un grand nombre de signes, il a été possible d’établir une liste complémentaire (non exhaustive) de morphèmes ne relevant pas d’une iconicité d’image mais plutôt de valeurs analogiques de sens.

176 Configuration et orientation de la main sont traitées en bloc

Orientation :

« Se faisant face »

Emplacement/

mouvement :

« l’une vers l’autre »

Mouvement :

« se dirigeant de manière rectiligne Configurations

Index tendu’

formes verticales

Signe Standard [SE RENCONTRER]

© Fusellier-Souza, 2004

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Paramètres Type de morphèmes Valeurs

Configurations morphèmes d’initialisation reprise de l’alphabet dactylologique177 configurations non iconiques à valeur

morphémique

‘majeur fléchi, autres doigts écartés et tendus’ = « contact, relation de contact » (ces valeurs s’associent à d’autres paramètres prenant une extension métaphorique)178 Emplacements Valeurs sémantiques culturalisées ‘zone du crâne’ = « activité mentale et intellectuelle »

‘zone du coeur’ = « sentiments », etc.

Mouvements liées au processus de métaphorisation conceptuelle Réécriture dans le domaine cible179

‘vers le haut’ = « positif » ; ‘vers le bas’= « négatif »

‘mouvement de capture’ + ‘au niveau du crâne’ =

« comprendre »)

Mimiques faciales morphèmes modaux « hypothèse mentale », « interrogation », « négation ».

Tableau 10 : Liste de certaines valeurs morphémiques par type de morphème et par paramètres en LSF

L’application de cette liste établie à partir de signes à légitimité iconique minimale, à l’ensemble des signes lexicaux répertoriés dans les dictionnaires de LSF, permet de constater que la plupart des signes se compose d’au moins un élément morphémique.

Suite à ce constat, Cuxac fait alors l’hypothèse que les signes, en nombre réduit, subsistant dans le stock lexical d’une LS donnée, lesquels aucun des paramètres de formation ne relève d’une valeur morphémique (qu’elle soit iconique ou non), ont une structure interne transformée par un processus de nature phonétique/articulatoire de « corrosion morphémico-iconique ». C’est à dire que la forme des éléments paramétriques constitutifs de ces signes aboutit à une certaine « opacité » suite à un encadrement « phonétique » nécessaire à la réalisation du signe comme bonne forme. Toutefois, ce processus de nature phonétique/articulatoire ne peut se mettre en route qu’à partir de l’évolution (ontogénétique et phylogénétique) de ces langues.

Pour cette raison, le processus180 de stabilisation/standardisation lexicale est soumis à un jeu de contraintes à la fois contradictoires et complémentaires.

3.3.2. Stabilisation de la forme : processus basé sur un jeu de contraintes

Le processus de stabilisation de la forme est soumis à un jeu de contraintes de haut niveau et de bas niveau.

En amont (partant du haut niveau), dans le modèle de Cuxac deux types de contraintes sont distinguées:

177 Sur la valeur morphémique et non phonologique de ces « initialisations » cf. Cuxac 2000, pp. 146-147.

178 Pour des illustrations cf . Cuxac (2000 et 2004)

179 Sur ce point voir le modèle proposé par Lakoff (1997).

180 Nous aborderons plus en détail ce processus lors de notre analyse sur les mécanismes de création et de stabilisation lexicale en LSEMG) dans ce chapitre.

© Fusellier-Souza, 2004

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3.3.2.1. La contrainte de « maintien d’iconicité »

Cette contrainte est inhérente à la constitution des signes émergeants du processus d’iconicisation de l’expérience. Ce processus ancré dans une application référentielle stable donne lieu, au départ, à des formes de grande iconicité. Ces formes se définissent à partir d’une exploitation fonctionnelle et économique des forces permettant la préservation de caractéristiques iconiques des éléments constitutifs. Ces forces sont mobilisées par des aptitudes cognitives interagissant entre elles. Ces aptitudes apparaissent à différents niveaux et étapes du processus de stabilisation de la forme. Ces forces caractérisent ainsi la

« contrainte de maintien d’iconicité » qui permet de conserver une partie des caractéristiques iconiques du départ afin que le va-et-vient entre visées puisse s’effectuer de manière économique.

3.3.2.2. La contrainte « d’évitement homonymique »

Cette contrainte s’applique à la formation des signes lorsque certaines valeurs morphémiques représentent des formes homonymiques. C’est le cas en LSF, du signe [CD-ROM] : main dominée plate sous laquelle vient se placer la main dominante en configuration ‘3’ (en GI cette configuration réfère à des formes circulaires rayonnées ou des saillances de type

« crête »). Cette configuration a été le « meilleur candidat » (forme plate et circulaire, donc compatible iconiquement) par rapport à d’autres valeurs morphémiques utilisées dans des signes existants : par exemple la configuration représentant une forme circulaire de type discoïde [ASSIETTE] ou celle représentant une forme plate plutôt rectangulaire [DISQUETTE INFORMATIQUE]. Cette contrainte agit ainsi lorsque deux (voir trois) formes rentrant en conflit dans la formation du signe (par rapport aux signes déjà-là). Ce conflit entraîne le choix d’une forme par la prise en compte des relations homonymiques qui doivent être évitées.

En aval (partant du bas niveau), deux autres contraintes du type articulo-perceptive viennent à la rencontre des formes qui conservent une certaine intégrité morphémique.

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3.3.2.3. Contraintes articulo-perceptive « de maximum de facilité articulatoire » et de

« saillance perceptive maximale »

Ces contraintes, agissant de manière antagoniste avec les précédentes, s’activent lorsque la production des morphèmes compositionnels s’avère coûteuse en temps de réalisation. Il en résulte un travail phonétique de « lissage » de la forme retenue en vue d’une économie articulo-perceptive.

Le schéma ci-dessous permet de visualiser les rapports de forces agissant dans la constitution des signes gestuels morphologiquement économique.

Figure 6 : Rapport des contraintes agissant dans l’évolution diachronique des signes

L’organisation interne des signes standards des LS semble être gouvernée par des contraintes sémantiques qui structurent la substance. De cette structuration émerge la forme s’organisant de façon morphémique, qui à son tour peut subir des transformations imposées par des contraintes articulo-perceptive travaillant sur le « lissage » de la forme.

Cette organisation est conforme aux contraintes établies par Slobin (1977) à partir de quatre fonctions élémentaires (cognitives et communicatives) propres aux langues humaines :

Exécuter et interpréter le message selon des dispositifs propre à l’espèce humaine:

l’organisation interne des langues se conforme aux stratégies/contraintes de perception et de production du message.

Être distincte et précise : contrainte de transparence sémantique du message et évitement de l’ambiguïté.

Être efficace et synthétique : l’information véhiculée dans les langues s’organise par des principes ancrés dans l’argument du « moindre effort » : les besoins communicationnels

NIVEAU PHONETIQUE NIVEAU SEMANTIQUE Contraintes de haut niveau

Contraintes de bas niveau

Contrainte d’évitement d’homonymie Contrainte de maintien d’iconicité

Contraintes articulo-perceptive : de maximun de facilité articulatoire de saillance perceptive maximale FORME

Forces antagonistes donnant lieu au lissage de la forme Signe gestuel

morphophonétiquement économique

© Fusellier-Souza , 2004

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sont conditionnées par des contraintes de limitation de mémoire181 (à court et à long terme).

Être expressive : se dédouble en deux fonctions : une fonction sémantique et une fonction rhétorique. Les langues possèdent d’une part, différents moyens d’encoder une série de catégories conceptuelles universelles à partir de fonctions sémantiques hiérarchisées dans une échelle du plus basique vers le plus complexe. D’autre part, les langues fournissent de façons alternatives d’exprimer et de compacter ses différentes notions conceptuelles visant une communication efficace.

Nous revenons sur ces fonctions lors de notre synthèse concernant l’organisation interne des LSEMG.

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