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PARTIE I - PRÉSENTATION DE LA RECHERCHE

2. Etapes préalables à cette recherche

Notre démarche théorique et épistémologique s’est fondée sur la confluence de deux conjonctures opposées et pourtant complémentaires. D’une part, l’expérience empirique de sept ans d’enseignement auprès d’un jeune sourd ayant développé une LSEMG et auprès de sourds vivants en communauté et pratiquants la LIBRAS et la LSF ; d’autre part, l’occasion d’intégrer un encadrement universitaire propice à la recherche scientifique dédiée à l’analyse de ces langues. Avant de présenter le cadre théorique de notre recherche, il est important de relater les points pertinents de ce parcours.

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2.1. Parcours d’une enseignante

Mon69 introduction dans l’univers des sourds et des langues des signes remonte à la fin de l'année 1987 alors que je travaillais à la FEDF70 en tant qu’institutrice dans une école publique71 en zone rurale, située dans les environs de Brasilia (capitale du Brésil). Cet établissement disposait d’une classe réduite d’enseignement spécialisé pour six enfants entendants subissant un retard cognitif scolaire. Parmi les élèves de l’école (800 élèves, tous entendants), il se trouvait un jeune garçon, appelé Jeferson, atteint de surdité profonde, intégré depuis deux ans (il avait dix ans lors de son entrée à l’école) dans une classe composée d’une trentaine d’élèves entendants. Malgré son intégration sociale réussie dans le groupe d’enfants de l’école72, il présentait peu de progrès scolaire à cause du manque de soutien adapté à son handicap auditif.

Du fait de l’échec scolaire de Jeferson et de la réussite de mon travail avec le groupe d’enfants présentant des difficultés scolaires, la directrice de l’école m’a proposé de réaliser un travail de soutien scolaire avec l’élève sourd, parallèlement à mes activités avec les élèves entendants. Sans aucune connaissance préalable de l’univers des sourds (linguistique/communautaire et d’éducation spécialisée), j’ai accepté la proposition avec une seule inquiétude pour la réalisation du travail : Comment vais-je pouvoir communiquer avec ce jeune sourd ?

2.2. Rencontre avec un locuteur sourd pratiquant une LSEMG

Dès nos premières rencontres, j’ai pu constater une différence qualitative et quantitative de la nature de mes échanges avec mes élèves73 et Jeferson. Malgré le manque visible de parole vocale, le jeune sourd possédait une grande dextérité à établir un échange communicatif. Sa capacité à manier un discours gestuel entrelacé de stratégies pragmatiques d’interaction en face à face (utilisation des gestes déictiques, iconiques et recours aux dessins) nous a permis

69 Dans cette partie uniquement, nous utilisons le pronom de première personne du singulier afin de laisser entendre, de façon plus fluide, notre expérience personnelle avec l’univers de la surdité.

70 Fondation Educationnelle du District Fédéral : organisme d’état responsable du système d’éducation publique dans la capitale du Brésil – Brasilia-DF.

71 Cette école accueillait des enfants et des adolescents du petit village et des mas voisins et dispensait des cours aux niveaux primaire et secondaire (collège).

72 Avant ma rencontre avec Jeferson, j’étais déjà intriguée par ses capacités cognitives et par son intégration dans le groupe. Malgré sa surdité, l’élève participait de façon active et réussie à de nombreuses activités dans la cour avec les autres élèves entendants : jeux de billes, jeux de dames, jeux de carte et de nombreuses activités sportives.

73 Mon travail auprès de ces élèves consistait, entre autres, en une constante stimulation de leur expression orale puisque, étant donné leur déficit cognitif et leurs conditions de vie sociale, ils avaient de grandes difficultés à exprimer leurs pensées.

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d’établir une communication efficace dès les premières activités. Au fur et à mesure de nos contacts quotidiens, je me suis adaptée, tout naturellement, à sa façon de communiquer afin de développer mon travail éducatif.

Lors des nombreuses visites dans le cadre de son environnement familial, j’ai pu me rendre compte de l’efficacité de son système linguistique. Jeferson vivait au sein d’une famille composée uniquement de femmes (sa mère, une tante et une cousine). Il était élevé dans une ambiance stimulante dans laquelle son handicap n’était pas considéré comme un obstacle à la communication. Son isolement du monde des sourds et d’un système d’éducation spécialisée74 ne l'a pas empêché de créer et de pratiquer une LSEMG. Au contraire, Jeferson disposait d’un environnement rempli d’échanges communicatifs. De plus, son système linguistique était assez bien maîtrisé par sa cousine75 qui exerçait diligemment la fonction d’interprète.

Au bout de trois années de travail, j’arrivais à pratiquer couramment sa LSEMG. La maîtrise de cette langue m’a permis de développer, avec succès, un travail d’enseignement. En effet, le niveau scolaire de Jeferson a connu un progrès considérable car l'utilisation d’une langue commune a favorisé le travail de transmission des connaissances.

Forte de ce succès, on m’a désignée comme ayant une expertise avérée dans le domaine de l’éducation des sourds puisque, entre autres, je pratiquais la langue des signes76. Par conséquent, alors que la politique d’intégration scolaire des jeunes sourds se mettait en place au Brésil, on m’a invitée à développer un travail de soutien scolaire pour les sourds intégrés dans des classes ordinaires en collège. J’ai accepté cette proposition, à la condition que Jeferson puisse me suivre, puisque je ne voulais pas le laisser revenir à une situation l’amenant à l’échec scolaire.

2.3. Rencontre avec un groupe de sourds pratiquant la LIBRAS

Les premiers contacts avec les autres élèves sourds se sont établis dans des conditions similaires à celles des rencontres entre des individus pratiquant deux langues des signes différentes (Monteillard, 2001). Le constat de départ était le suivant : certains signes gestuels lexicalisés étaient différents des signes utilisés par Jeferson. Néanmoins au niveau de la

74 Il y a eu de nombreuses tentatives pour amener Jeferson dans le centre d’éducation spécialisé pour sourds à Brasilia (50 km de distance de sa maison) en système d’internat ; toutefois, la mère ne voulant pas se séparer de son fils, n’a pas accepté la proposition et a préféré le garder dans l’école du village.

75 Jeferson avait des relations affectives très fortes avec cette cousine de deux ans plus âgée. De plus, grâce à des contacts fréquents, à la maison et à l’école, tous les deux pouvaient pratiquer leur langue de façon assidue.

76 Avec le recul, nous soulignons le manque de connaissance de la dimension linguistique des sourds par les spécialistes de l’éducation des sourds de l’époque. En effet, je maîtrisais uniquement la LSEMG de Jeferson qui n’était pas celle pratiquée par des enfants sourds vivant en regroupement institutionnalisé.

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structure, les différences s’estompaient grâce à la présence constante de signes fortement iconiques (les SGI du modèle de Cuxac, 2000) et une utilisation sémantico-syntaxique massive de l’espace. De ce fait, la communication s’est établie sans entrave, dès le départ, puisque le discours était construit essentiellement sur des mécanismes linguistiques communs accompagnés de stratégies pragmatiques interactionnelles.

Pour ce nouveau poste, une formation initiale concernant le domaine de la surdité m’a permis de découvrir la vie communautaire des sourds et de me rendre compte que la LS pratiquée par mes élèves disposait d’un stock lexical issu de la LIBRAS, la langue des signes pratiquée au Brésil par les sourds vivant en communauté. Par conséquent, une dynamique naturelle d’appropriation des signes standardisés du groupe s’est instaurée et, au fur et à mesure, une base lexicale commune a été mise en place.

Mon travail avec la langue du groupe a favorisé l'affinement de ma démarche d’enseignement basée sur une approche de type bilingue77. Pendant les trois années de mon enseignement, le niveau scolaire78 de la majorité des élèves a connu un progrès assez considérable. En somme, cette réussite est la résultante de mon expérience avec Jeferson qui m’avait donné les bases structurales des langues des signes.

2.4. Parcours personnel d’acquisition des langues des signes

À présent, disposant du recul empirique et théorique nécessaire, je suis convaincue que la LSEMG pratiquée par Jeferson détenait les bases linguistiques d’une langue visuo-gestuelle.

Cette présomption est cautionnée par mon propre parcours d’acquisition des langues des signes. En effet, la pratique de la LSEMG de Jeferson m’a permis, non seulement d’acquérir les bases d’une grammaire spatiale et iconique mais aussi de développer mes capacités de raisonnement à partir d’une pensée visuelle (Arnheim, 1969). Grâce à ces deux facteurs, j’ai pu acquérir de façon informelle la LIBRAS et postérieurement la LSF79. Mon acquisition de

77 À l’époque, alors que des débats très vifs s’affichaient entre les défenseurs de différentes méthodes éducatives pour les sourds, je me suis d’emblée placée dans une perspective linguistique en soutenant l’idée que les pratiques éducatives devaient être centrées sur la langue pratiquée par les élèves sourds.

78 La plupart des élèves présentaient d’énormes difficultés en portugais écrit étant donné leur parcours dans un système oraliste (enseignement centré uniquement sur la parole). Toutefois, mon discours soutenant l’efficacité de leur langue en tant que langue d’enseignement a déclenché une dynamique pédagogique d’adaptation des contenus et de la grille d’évaluation pour prendre en compte leurs spécificités. Cette dynamique a favorisé le progrès scolaire du groupe.

79 Le processus d’acquisition de la LSF est surtout caractérisé par un parcours rapide d’apprentissage quasi-naturel (j’ai suivi partiellement deux formations d’enseignement institutionnel de la LSF à Paris). En effet, grâce aux bases structurales que je possédais et à une grande motivation pour apprendre la LSF, j’ai pu communiquer assez aisément dans cette langue. De plus, je souligne que ma maîtrise de la LSF s’est visiblement améliorée grâce à l’opportunité de participer, depuis ces quatre dernières années, à des formations linguistiques pour le publique sourd.

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ces différentes langues des signes a largement favorisé la construction d’un travail de recherche fondé sur un regard valorisant la richesse structurale et opérationnelle des langues déployées par le canal visuo-gestuel.

2.5. Parcours universitaire au Brésil et en France

Parallèlement à nos activités d’enseignement auprès des sourds, nous avons suivi un cursus universitaire de quatre ans en lettres modernes (spécialisation langue anglaise) à l’université de Brasilia. Bien que dans cette formation académique, aucune réflexion sur la condition linguistique des sourds n’a pu être menée, le fait d’être dans une démarche théorique d’enseignement d’une seconde langue a permis, même de façon implicite, de comparer la situation de nos élèves sourds à celle des apprenants d’une langue étrangère80.

Les acquis empiriques à partir de nos expériences au Brésil vont trouver une assise théorique capitale grâce à notre formation universitaire en France, suivie depuis huit ans, à l’université de Paris VIII.

2.6. Terrain scientifique propice à l’université de Paris VIII

Dès notre première inscription à l’université de Paris VIII, nous avons pu bénéficier d’un cadre propice au développement de recherches linguistiques sur les LS81. Notre intérêt pour les LSEMG s’est précisé à l’arrivée de Christian Cuxac à l’université de Paris VIII en 1997, ce qui nous a conduit à l’approfondissement, par la suite, de nos connaissances de son modèle théorique basé sur la sémiogenèse des langues des signes. Depuis ces six dernières années, nous avons entrepris une recherche sur la création et la pratique des LSEMG (Fusellier-Souza, 1999a,b ; 2001a,b, 2004 à paraître) qui a abouti à l’étude linguistique développée dans le cadre de cette thèse.

En bref, lors de ces années de recherche, nous avons pu bénéficier d’un terrain de réflexion favorable à la mise en place d’une démarche de type fonctionnel visant l’analyse des LSEMG.

Nos acquis théoriques82 nous ont permis de centrer notre réflexion sur la question de l’émergence des LS selon une perspective plus large, prenant en compte non seulement des

80 Cette prise en considération nous a permis, de façon empirique, de mettre en route une pratique pédagogique ciblée sur deux aptitudes (skills) disponibles chez les apprenants sourds lors de l’apprentissage des langues audio-vocales : la lecture et l’écriture (voir Fusellier-Souza, 2003).

81 Alors que le linguiste spécialiste de la LSF, Christian Cuxac, se trouvait encore en exercice à l’université de Paris V, nous avons pu réaliser notre premier travail de recherche sur la LIBRAS (Fusellier-Souza, 1998) sous la direction de Clive Perdue qui a toujours porté un grand intérêt aux principes organisationnels des langues des signes.

82 Basés à la fois sur des approches linguistiques conceptuelles (axe acquisition), sémantiques, énonciatives et pragmatiques (axe linguistique générale) et sémiogénétiques (axe langues des signes).

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aspects linguistiques strictement formels, mais aussi des mécanismes internes (cognitifs) et externes (pragmatiques, discursifs et socioculturels) favorisant l’observation de mécanismes linguistiques utilisés dans le traitement de l’information dans les LSEMG.

2.7. Synthèse et discussion

Nous venons de présenter, de façon succincte, les origines de la démarche théorique suivie dans la présente étude. Les circonstances de notre rencontre avec l’univers des sourds furent déterminantes pour notre prise de conscience de l’adéquation du modèle sémiogénétique (que nous présentons ultérieurement) visant à expliquer le parcours évolutif des langues des signes à l’échelle de l’ontogenèse et de la phylogenèse humaine.

L’opportunité exceptionnelle de vivre quelques années auprès de Jeferson, sans idées préalablement reçues concernant le monde institutionnel des LS, nous a conduit à prendre en considération l’individu avec ses capacités cognitives à communiquer au moyen d’un système linguistique basé sur le canal visuo-gestuel.

Mon expérience d’enseignement est très similaire à celle vécue83 par Schaller (1991).

Toutefois, nos démarches se distinguent fondamentalement par l’optique adoptée. La démarche de Schaller84, placée dans une perspective ethnocentriste, est limitée par son refus à considérer le système de communication gestuel de son interlocuteur sourd comme ayant des caractéristiques de langue humaine. Par conséquent, son travail consiste à amener Ildefonso, un être sans langage, dans le monde proprement linguistique de l’ASL. En revanche, notre expérience, située selon une perspective de découverte, d’exploration et d’appropriation de la langue de l’autre, nous a permis d’entreprendre une démarche inverse à celle de Schaller. En effet, c’est Jeferson qui nous a amenée à rentrer dans l’univers prospère et gratifiant de sa différence et de sa langue. Ce parcours a favorisé notre prise de conscience de la richesse fonctionnelle et linguistique de sa langue des signes. En somme, avec le recul et le développement de nos réflexions, nous considérons que Jeferson a été notre premier maître en langues des signes.

83 Voir descriptif de son expérience dans le chapitre précédent.

84 Sa démarche ethnocentriste est la résultante de son intégration préalable dans le modèle linguistique représenté par la LS américaine. A l’occasion de sa rencontre avec son élève sourd, Schaller exerçait déjà la fonction d’interprète en ASL.

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