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La typologie des modes de conflit et de support

3.4 Les conflits et l’ambivalence structurelle

3.4.3 La typologie des modes de conflit et de support

Les mécanismes structurels que je viens de décrire et qui sont à l’origine de l’ambiva-lence structurelle sont difficiles à appréhender de manière empirique. Il est en effet difficile de mesurer et d’opérationaliser l’ambivalence structurelle au sein des relations dyadiques et, plus encore, au sein des configurations familiales (Connidis,2015;Connidis & McMul-lin, 2002; Lüscher, 1999; Lüscher et al., 2013; Widmer, 2010). Dans un grand nombre d’études en gérontologie sociale, l’ambivalence au sein des dyades est principalement ap-prochée par sa dimension psychologique (mesures psychosociales) et plus rarement par sa dimension structurelle (qualité de la relation dyadique) (Connidis, 2015, 2012). Ces diverses mesures ne présentent l’ambivalence que comme une caractéristique individuelle et/ou dyadique mais ne parviennent pas à rendre compte de l’ambivalence structurelle au sein des configurations familiales (Hillcoat-Nallétamby & Phillips, 2011; Widmer, 2010).

Pour pallier à ce manque, je propose ici d’utiliser la typologie des modes de conflit et de support pour appréhender l’ambivalence structurelle au sein des configurations familiales (Widmer,2010). Cette typologie n’a jamais été utilisée en gérontologie sociale. Pourtant, elle représente, à mon sens, un outil précieux pour explorer l’ambivalence structurelle dans la vieillesse et d’identifier les différentes manières de la gérer dans les configurations familiales. Comme cette typologie s’inspire de celle de Kurt Lüscher portant sur l’ambi-valence intergénérationnelle (Lüscher, 1999,2002; Lüscher et al., 2013), je propose, dans un premier temps, de présenter celle de l’ambivalence intergénérationnelle et, dans un deuxième temps, d’introduire celle des modes de conflit et de support (Widmer,2010). Il me semble en effet important d’identifier au niveau dyadique les logiques qui sous-tendent les quatre modes de gestion de l’ambivalence structurelle avant de passer ensuite au niveau configurationnel.

Afin de mieux comprendre comment les individus vivent l’ambivalence au quotidien et la négocient, Kurt Lüscher propose une typologie de l’ambivalence au sein des relations intergénérationnelles dans la vieillesse (Lüscher, 1999, 2002; Lüscher et al., 2013). Cette typologie repose sur deux dimensions fondamentales de l’ambivalence à savoir l’individu (autonomie) et la structure (interdépendance). Dans la première dimension – dite « per-sonnelle » – parents et enfants sont considérés comme des acteurs ayant des valeurs et/ou des projets qui leur sont propres et qui orientent leurs actions. Ils peuvent avoir les mêmes valeurs/projets familiaux ou, au contraire, aspirer à des valeurs/projets différents, voire opposés. On a, dans le premier cas, une « convergence » sur la dimension « personnelle » alors que, dans le deuxième cas, on a une « divergence ». Quant à la deuxième dimension – dite « structurelle » – elle se réfère aux liens d’interdépendance entre parents et enfants et les normes qui les sous-tendent (Lüscher,1999,2002). Ces liens peuvent soit se maintenir au gré du temps (reproduction) soit se modifier sous l’effet de négociations et/ou d’ac-tions individuelles (innovation) (Lüscher,1999,2002;Lüscher et al.,2013). En combinant ces deux dimensions, quatre types d’ambivalence intergénérationnelle sont possibles : la

Solidarité, l’Émancipation, la Captivation et l’Atomisation. Avant de les présenter un à un, je précise que ces quatre modes peuvent être interprétés comme différentes manières d’expérimenter l’ambivalence ou de la gérer au sein des relations intergénérationnelles (Lüscher, 1999,2002;Lüscher et al.,2013). Ils montrent, en somme, comment les parents et les enfants gèrent leurs besoins d’autonomie et de soutien compte tenu du lien d’inter-dépendance qui les unit. Selon leur efficacité, les relations intergénérationnelles ne sont pas forcément perçues comme ambivalentes par leurs principaux protagonistes, ce qui ne signifie pas, pour autant, que l’ambivalence n’existe pas, mais plutôt qu’elle est gérée – du moins lors de sa mesure – avec plus ou moins de succès (Connidis, 2015).

La Solidarité se manifeste lorsque les enfants et les parents partagent les mêmes va-leurs et le même projet familial, celui de maintenir le « groupe familial » et tendent – en se soutenant mutuellement – à préserver activement les liens intergénérationnels. Ici, la solidarité et le consensus sont activement encouragés alors que les divergences et les tensions sont clairement évitées (Lüscher, 1999, 2002; Lüscher et al., 2013). Ce type de gestion de l’ambivalence se manifeste ensuite dans les relations intergénérationnelles par un niveau élevé de soutien et un faible niveau de conflit. L’Émancipation se caractérise par une volonté commune des parents et des enfants de maintenir entre eux les échanges mais aussi par le désir des uns et/ou des autres de s’engager dans de nouvelles relations et d’affirmer leur autonomie (Lüscher, 1999, 2002). Cet engagement à l’extérieur du lien intergénérationnel implique une remise en question de son organisation et exige certaines négociations de part et d’autre de la relation pour trouver une nouvelle façon d’être en-semble et d’échanger, ce qui a pour conséquence de le modifier progressivement (Connidis, 2015; Lüscher et al., 2013). Dans ce type de gestion, le soutien est élevé mais il s’accom-pagne aussi de tensions car chacun négocie son autonomie face aux demandes/attentes de son interlocuteur (Lüscher, 1999, 2002; Lüscher et al.,2013).

Dans les situations où prédomine laCaptivation, parents et enfants ont des valeurs et des projets différents mais, étant soumis à de fortes pressions normatives, ils maintiennent néanmoins leurs liens (Lüscher, 1999, 2002). Généralement, le parent impose à l’enfant – qui a des aspirations autres que familiales – le maintien du lien en s’appuyant davantage sur des obligations morales que sur des valeurs familiales (solidarité ou empathie). En somme, enfants et parents se sentent obligés de rester ensemble, même s’ils ne s’entendent pas. LaCaptivationse traduit dans les relations intergénérationnelles par un faible soutien et de fortes tensions, alimentées par une pression normative constante (Lüscher, 2002; Lüscher et al., 2013). Finalement, l’Atomisation se caractérise, d’une part, par un faible engagement des parents/enfants aux échanges intergénérationnels, et d’autre part, par des différences personnelles quant aux valeurs/projets familiaux (Lüscher, 1999,2002). Ni les pressions normatives, ni même une histoire relationnelle commune ne suffisent à maintenir actifs les liens entre parents et enfants (Lüscher, 1999, 2002). Les conflits et les tensions entre parents âgés et enfants adultes se règlent le plus souvent par un désinvestissement émotionnel et la séparation (Lüscher, 1999, 2002). Désengagé, le lien intergénérationnel ne produit ni soutien ni conflit.

L’identification de ces différents modes au niveau empirique repose sur le soutien et le conflit, et surtout sur la façon dont ils se combinent. Soutien et conflit sont, en quelque sorte, les conséquences « mesurables » des différentes gestions de l’ambivalence intergéné-rationnelle et doivent donc être considérés ensemble lors de la mesure (Connidis, 2015; Lüscher et al.,2013). La typologie de Kurt Lüscher peut être considérée, en ce sens, comme l’une des premières, du moins en gérontologie sociale, à avoir modélisé ensemble le soutien

et le conflit dans les relations intergénérationnelles. Par ailleurs, cette typologie théorique a montré toute sa pertinence sur le terrain puisqu’elle a été testée empiriquement dans plusieurs études portant sur les relations intergénérationnelles dans la vieillesse notam-ment dans des situations particulièrenotam-ment créatrices d’ambivalence structurelle telles que le caregiving ou les grands-parents gardiens (Letiecq, Bailey, & Dahlen,2008; Lüscher et al., 2013;Rappoport & Lowenstein, 2007). Cependant, elle reste limitée à la seule appli-cation des relations dyadiques et ne peut pas être utilisée – en l’état – à l’observation de l’ambivalence structurelle au sein des configurations familiales des personnes âgées.

Afin d’aller plus loin et d’observer comment l’ambivalence structurelle est négociée au sein des différentes configurations familiales, je propose d’utiliser la typologie des modes de conflit et de support (Widmer, 2010). Cette typologie représente, en quelque sorte, une version « adaptée » ou « transposée » de la typologie de Kurt Lüscher pour explorer l’ambivalence structurelle à un contexte relationnel plus complexe et plus large que la dyade. Il s’agit de quatre modes de conflit et de support qui combinent de manière dis-tincte les densités de soutien et de conflit mesurées au sein des configurations familiales.

Ceux-ci – dont les noms sont presque identiques à la version dyadique – reflètent – au niveau configurationnel – les différentes gestions de l’ambivalence structurelle dégagées par Kurt Lüscher (Widmer, 2010). Cette typologie adaptée au contexte configurationnel a été testée dans des études portant sur les configurations familiales de jeunes adultes mais elle n’a jamais été, à ma connaissance, utilisée pour explorer l’ambivalence structurelle dans les configurations familiales de personnes âgées (Widmer, 2010). Son application en gérontologie sociale est d’autant plus intéressante que la densité de conflit – et qui, plus est, associée à la densité de soutien – est rarement considérée dans les études portant sur les réseaux personnels dans la vieillesse (Connidis, 2015). Je vais maintenant présenter ces quatre modes de conflit et de support en mettant en exergue à la fois les logiques qui les sous-tendent et les propriétés structurelles (densités de soutien et de conflit) qui les caractérisent, car ce sont ces propriétés-là qui révèlent comment les membres de la configuration gèrent entre eux l’ambivalence à laquelle ils sont confrontés.

Dans l’approche configurationnelle, laSolidarité se caractérise par des liens denses de soutien et une faible densité de tensions au sein de la configuration familiale (Widmer, 2010). La forte densité du soutien révèle une volonté commune de l’ensemble des membres de la configuration familiale de s’engager activement dans les liens familiaux pour y pré-server l’équilibre et la cohésion familiale. Ils s’investissent dans les échanges familiaux – non pas parce qu’ils se sentent « obligés » – mais plutôt parce qu’ils aspirent, tous, au maintien d’interactions positives et à l’entretien de la qualité du lien familial. Autrement dit, une volonté commune les pousse à entretenir la solidarité. Parce que le consensus est recherché par l’ensemble des membres de la configuration familiale, les divergences personnelles et les tensions sont rapidement traitées ou soigneusement évitées. On peut imaginer que lorsque l’un des membres requiert du soutien, les autres s’empressent d’en-gager leurs ressources pour pourvoir aux besoins de ce dernier, et ce faisant, ils exposent et confirment les valeurs communes de solidarité qui les animent et les motivent. L’enga-gement dont font preuve les différents membres exige qu’ils aient tous suffisamment de ressources disponibles pour maintenir l’équilibre des échanges et la satisfaction de leurs besoins (Hillcoat-Nallétamby & Phillips, 2011; Offer, 2012).

Le mode de conflit et de support Ambivalence se distingue des autres modes par ses fortes densités de soutien et de conflit (Widmer, 2010). Autrement dit, les échanges de soutien sont soutenus entre les différents membres de la configuration mais ils sont teintés

de fortes tensions. Comme je l’ai montré auparavant, le soutien collectif – le capital social de type chaîne – s’accompagne souvent – notamment dans les configurations familiales reposant sur des liens forts d’interdépendance et des normes de réciprocité « généralisée » – par du contrôle et des contraintes normatives qui peuvent être perçus par les membres de la configuration comme des menaces à leur autonomie et générer du conflit (Coleman,1988; Putnam, 2000; Cornwell, 2011). Dans un tel contexte, on peut imaginer que le besoin accru d’un des membres nécessite une ré-organisation des échanges de soutien au sein de la configuration. Celle-ci cependant doit être négociée par l’ensemble des membres, soucieux de trouver des solutions pratiques qui répondent à la fois aux besoins d’un des leurs, tout en préservant leur autonomie (Connidis & McMullin, 2002; Connidis, 2015). Tous sont donc appelés à négocier et à s’adapter à cette nouvelle ré-organisation des échanges.

Bien que source de tensions et de conflit, ces négociations entre les différents membres ne remettent point en question le soutien échangé mais visent à trouver de nouvelles façons de procéder (Connidis & McMullin,2002;Hillcoat-Nallétamby & Phillips,2011;Widmer, 2010). Par conséquent, bien que gérée par les membres de la configuration, l’ambivalence structurelle, mesurée à ce moment précis, reste ici à son comble.

D’autres configurations familiales affichent une forte densité de tensions alors que les liens de soutien sont faibles (Widmer, 2010). Le mode de conflit et de support qui les caractérise renvoie à la Captivation. Dans ce cas de figure, les membres sont, comme dans le mode de gestion précédent, reliés par de forts liens d’interdépendance. Il se sentent contraints – en raison des normes de réciprocité « généralisée » et du sentiment de rede-vabilité qu’ils ressentent – de maintenir les liens familiaux, même s’ils ne s’entendent pas ou s’ils aspirent à plus d’autonomie (Widmer, 2010). Les fortes tensions qui gangrènent ce type de configurations familiales peinent à être canalisées et négociées car elles s’asso-cient généralement à un manque de ressources disponibles et/ou à un nombre important de membres dépendants de l’aide familiale (Sillars et al., 2004; Sprey, 1999). Par consé-quent, les membres deviennent des rivaux, combattant pour obtenir le peu de ressources à disposition (Widmer,2010). On peut supposer que, dans un tel contexte, une demande de soutien accrue d’un des membres déstabilise encore davantage l’organisation des liens de soutien au sein de la configuration familiale et épuise, s’il perdure, les dernières res-sources encore disponibles et aggrave encore davantage les tensions. Les resres-sources étant rares, leur attribution au sein du réseau repose principalement sur le statut familial (père, mari, enfant, etc), répondant à une logique statutaire plutôt qu’à une logique de solidarité (Lüscher,2002). Fortement dépendants les uns des autres et n’ayant aucune autre alterna-tive en dehors de leur famille, les membres de la configuration entretiennent des contacts, certes réguliers, peu soutenants mais particulièrement conflictuels (Widmer, 2010).

Finalement, le mode de conflit et de supportAtomisation se démarque des trois autres modes par ses faibles densités tant du soutien que du conflit. L’absence de liens de soutien et de tensions s’explique par la faiblesse des échanges entre les différents membres de la configuration. Ceux-ci ne sont que très faiblement connectés entre eux. Ce manque d’interconnexions indique que les liens affectifs ont été, en quelque sorte, désinvestis ou qu’ils ont disparus. Il semble en effet que les individus qui expérimentent l’Atomisation dans leur configuration familiale ne disposent pas – ou plus – de relations familiales de longue durée, sur lesquelles ils peuvent compter en cas de besoin, et celles-ci ne sont pas, par ailleurs, compensées par d’autres liens significatifs. Dans de telles situations, le soutien est faible puisque les liens d’interdépendance – généralement activés par les échanges de ressources – sont lâches, libérant, de fait, les membres de toute obligation de solidarité. Toutefois, parce que les membres significatifs ne sont pas dépendants les uns

des autres, les tensions et les conflits sont rares. S’ils émergent, ils sont traités et réglés par le désengagement des liens et la séparation. Au vu de ses éléments, l’Atomisation s’accompagne pour ceux qui l’expérimentent au sein de leur configuration d’un fort risque de détachement affectif et de solitude (Widmer, 2010).

En résumé, j’ai introduit, dans cette sous-section, la typologie des modes de conflit et de support (Widmer,2010) qui est une version « revisitée » de la typologie des modes de gestion de l’ambivalence intergénérationnelle (Lüscher, 1999, 2002), visant à explorer les différentes manières de gérer l’ambivalence structurelle au niveau configurationnel.

Cette typologie, axée sur différentes combinaisons des densités de soutien et de conflit, présente quatre modes de conflit et de support : la Solidarité, l’Ambivalence, la Captiva-tion et l’Atomisation. Ces derniers révèlent que les membres des configurations familiales développent différentes façons de gérer l’ambivalence structurelle inhérente aux liens d’in-terdépendance dans lesquels ils s’insèrent. Les deux dimensions fondamentales de l’ambi-valence – individu et structure – sur lesquelles repose la typologie de Kurt Lüscher, sont aussi apparentes au niveau configurationnel. Les quatre modes de conflit et du support varient en effet en fonction du degré d’interdépendance entre les différents membres de la configuration (structure) et du degré de l’investissement personnel des membres au sein de leur configuration familiale (individu). Si l’on considère la première dimension, on constate que, lorsque le degré d’interdépendance est élevé et que le sentiment de redeva-bilité est fort (Ambivalence et Captivation), les tensions sont non seulement exacerbées, l’autonomie des membres étant menacée, mais aussi difficiles à canaliser alors que, lorsque le degré d’interdépendance est faible (Solidarité et Atomisation), les tensions sont rares, les membres pouvant – n’étant pas soumis à de fortes pressions normatives – se déles-ter facilement des relations négatives (Fingerman et al., 2004; Carr & Moorman, 2011; Widmer, 2010). Ceci dit, le faible degré d’interdépendance au sein des configurations fa-miliales s’associe aussi – comme je l’ai montré dans la partie consacrée au capital social – à un soutien plus fragile et plus aléatoire. Quant au degré d’investissement personnel des membres dans leur configuration – deuxième dimension – il influence aussi la façon dont l’ambivalence structurelle est gérée au niveau configurationnel. Certains membres sont plus motivés à s’engager dans les échanges familiaux que d’autres, ce qui influence la densité des liens de soutien au sein de leur configuration : le soutien s’avère en effet plus dense lorsque l’engagement des membres est important (Solidarité et Ambivalence) que lorsqu’il est faible (Captivation et Atomisation). Comme cette typologie n’a jamais été utilisée pour explorer l’ambivalence structurelle au sein des configurations familiales dans la vieillesse, on ne sait rien, à ce jour, quant à la prégnance de ces différents modes de conflit et de soutien au sein de la population âgée et quant aux différents facteurs qui favorisent leur émergence. Dans la prochaine section, j’explorerai les différentes conditions qui me semblent le plus à même d’expliquer leur présence dans les configurations familiales des personnes âgées.

3.4.4 Les conditions d’émergence des modes de conflit et de

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