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L’ambivalence dans les configurations familiales

3.4 Les conflits et l’ambivalence structurelle

3.4.2 L’ambivalence dans les configurations familiales

En considérant la famille comme une configuration de liens d’interdépendance reliant entre eux divers membres significatifs, toute configuration familiale est, par sa structure, amenée à produire de l’ambivalence (Widmer, 2010). En considérant l’ensemble des liens d’interdépendance qui constituent la configuration familiale, l’approche configurationnelle permet d’observer l’impact d’un événement (une transition de vie) non seulement sur les échanges dyadiques mais aussi sur l’ensemble des échanges qui se produisent au sein de la configuration familiale (Widmer et al.,2013;Widmer,2010,2006,1999a;De Carlo et al., 2014). Cette approche postule en effet que le déséquilibre créé au sein des dyades les plus centrales – intergénérationnelles, notamment – est susceptible d’avoir des répercussions sur l’ensemble des liens d’interdépendance dans lesquels s’insèrent ces dyades (Widmer et al., 2004, 2009;Widmer,2010;Widmer et al.,2006). Dans cette sous-section, je vais, comme précédemment, mettre en avant les mécanismes structurels qui sont à même de susciter l’émergence de l’ambivalence structurelle dans l’ensemble de la configuration familiale et souligner la marge de manœuvre dont disposent les membres familiaux pour gérer l’ambivalence à laquelle ils sont confrontés.

Dans l’approche configurationnelle, le besoin accru de soutien d’un des membres a un effet non seulement sur les relations d’aide qu’il entretient directement avec les autres membres (échanges dyadiques), mais aussi sur l’ensemble des échanges qui se produisent au sein de sa configuration familiale. D’une part, avec la perte de ses ressources, le membre

dans le besoin voit sa capacité à la réciprocité diminuer, le plaçant dans une position d’in-fériorité dans chaque échange direct qu’il entretient avec les membres de sa configuration.

Plus encore, ses ressources diminuant, il ne peut pas – ou plus – maintenir une position centrale au sein de sa configuration familiale, le maintien du capital social de type pont étant exigeant en termes d’énergie et de santé (Cornwell, 2009b, 2009a; Widmer, 2010).

Ce changement de rôle et de position au sein de sa configuration familiale le rend plus vulnérable – n’étant plus central – aux pressions et au contrôle des autres membres de sa configuration, créant, lorsque l’aide est octroyée, des tensions et du conflit au sein de sa configuration.

D’autre part, la dépendance à l’aide familiale perturbe, si elle est conséquente, l’équi-libre des échanges au sein de l’ensemble de la configuration familiale (Connidis, 2015, 2003;Hillcoat-Nallétamby & Phillips,2011;Widmer,2010). La mobilisation de ressources (temps, revenu, énergie, soutien, etc.) pour aider le parent âgé pénalise inévitablement les autres membres de la configuration familiale qui ne peuvent en bénéficier, ce qui peut générer du stress chez ces derniers (Connidis, 2010,2012). Des tensions apparaissent, dès lors, lorsque l’un des membres – une fille, par exemple – investit du temps, de l’affection, de l’argent et de l’énergie pour répondre aux demandes de soutien du parent âgé et que, ce faisant, elle « néglige » les autres membres de la configuration, comme son partenaire et ses enfants (Connidis & McMullin, 2002;Willson et al., 2006;Lüscher & Pillemer, 1998; Widmer, 2010). Dans ce cas de figure, le flux des ressources au sein de la configuration familiale est déséquilibré et peut être vécu par les membres de la configuration comme inégalitaire, générant de la concurrence, des jalousies, des conflits et de l’ambivalence, et cela d’autant plus s’il perdure dans le temps, si les ressources au sein de la configuration familiale sont limitées (temps, santé, énergie, etc) et/ou si les membres qui la constituent sont nombreux à dépendre du soutien familial (enfants mineurs ou non autonomes écono-miquement, etc.) (Connidis,2003;Hillcoat-Nallétamby & Phillips,2011; Sillars, Canary,

& Tafoya, 2004; Sprey, 1999;Widmer, 2010; Widmer & Sapin, 2008).

J’ajouterais, par ailleurs, que chaque membre de la famille significative n’est pas seule-ment imbriqué dans une configuration de liens d’interdépendance, avec ses normes exi-geantes et contraignantes, mais qu’il est aussi engagé dans divers rôles sociaux (famille, amis et travail). A ce titre, chacun d’entre eux est confronté simultanément à diverses pressions normatives, des attentes contradictoires et difficilement conciliables, ce qui crée encore davantage d’ambivalence au sein de la configuration familiale (Connidis,2015; Lü-scher, 1999, 2002; Lüscher et al., 2013). Il est vrai que l’organisation actuelle du travail n’est pas compatible avec les exigences des tâches domestiques et de soins. Cette double exigence – surtout pour les membres ayant des ressources limitées – pourrait générer davantage d’ambivalence dans les configurations familiales.

Une fille adulte, par exemple, qui travaille et qui s’occupe de son parent âgé doit jon-gler, en tentant d’équilibrer les deux, entre les demandes contradictoires de son travail et de sa famille. Parfois, certaines d’entre elles sont amenées à réduire leur temps de travail professionnel pour remplir leur rôle de « caregiver », avec pour conséquences une perte de revenu pour la fille, voire même un appauvrissement conséquent chez les femmes des milieux populaires (Wall, Aboim, Cunha, & Vasconcelos, 2001). Une telle situation crée non seulement des tensions entre la fille adulte et son parent âgé, mais elle génère aussi des tensions et de l’ambivalence dans l’ensemble de la configuration familiale en raison des relations d’interdépendance qui les relient avec les autres membres de la configuration familiale (Connidis, 2003; Hillcoat-Nallétamby & Phillips, 2011; Widmer, 2010; Suitor

et al., 2011). Autrement dit, une demande accrue de soutien, non routinière, met en lu-mière l’ambivalence structurelle au sein des configurations familiales qui est la résultante complexe de plusieurs facteurs aussi bien dyadiques (dépendance à l’autre), configuration-nels (déséquilibre des échanges) que sociétaux (attentes contradictoires) (Connidis, 2015, 2012; Connidis & McMullin, 2002).

Le besoin accru d’un des membres, la charge de travail supplémentaire et le déséqui-libre qu’il génère, appellent une réorganisation des échanges au sein de la configuration familiale. La gestion et l’allocation des ressources (temps libre, argent, soutien émotion-nel, etc) doivent être ré-organisées, et cela afin de trouver un nouvel équilibre dans les échanges (Connidis,2015;Hillcoat-Nallétamby & Phillips,2011;Widmer,2010). De fait, tous les membres de la configuration doivent revoir leurs attentes et leurs rôles, ajuster leurs propres besoins de soutien ainsi que renoncer à certaines ressources pour aider la personne en situation de vulnérabilité (Connidis,2003,2012;Hillcoat-Nallétamby & Phil-lips,2011). Cette réorganisation nécessite des négociations non seulement avec le membre dans le besoin, mais aussi avec tous les autres membres de la famille (Connidis, 2012; Connidis & McMullin,2002;Willson et al.,2006). Les enjeux de telles négociations – qui ne se passent pas sans tensions ni sans stress – sont aussi bien la répartition des ressources au sein du réseau, le maintien de l’autonomie de chacun que le respect des obligations familiales (aide) (Connidis,2015;Connidis & McMullin,2002). Ne pouvant se désengager des relations familiales dont ils dépendent étroitement en raison des multiples ressources qui s’y échangent, les membres se doivent de constamment négocier, trouver des arrange-ments, non seulement avec ceux dont ils dépendent mais aussi avec le reste de la famille, les amis, et le travail pour gérer au quotidien ces contradictions et l’ambivalence qu’elles produisent, et cela tout au long de leur vie (Connidis, 2015,2012; Connidis & McMullin, 2002;Lüscher & Pillemer,1998;Lüscher,2002;Lüscher et al.,2013;Willson et al.,2006).

Chacun dispose donc d’une certaine marge de manœuvre qui lui permet de négocier les solutions qui lui sont les plus adéquates, et cela dans le but de préserver son autonomie et de gérer au mieux l’ambivalence à laquelle il est confronté (Connidis, 2015; Connidis

& McMullin, 2002; Lüscher, 2002; Willson et al., 2006). Cette marge de manœuvre est variable selon les individus au sein de leur configuration familiale et peut donner lieu à différents types de gestion de l’ambivalence (Connidis,2015;Connidis & McMullin,2002).

Certains parviennent en effet à s’affirmer, négocier, chercher à atténuer les dépendances auxquelles ils sont soumis et, ce faisant, arrivent même à transformer leurs relations d’in-terdépendance et à trouver un nouvel équilibre. D’autres, par contre, n’y parviennent pas et s’enlisent dans les tensions et les conflits (Connidis,2015;Connidis & McMullin,2002; Lüscher, 1999, 2002). Je reviendrai sur ces différents modes de gestion de l’ambivalence dans la prochaine section.

L’exploration de l’ambivalence au niveau configurationnel montre que les liens d’inter-dépendance qui sous-tendent les configurations familiales sont à la fois source de capital social mais aussi générateurs de contrôle, de tensions et de conflits (Widmer,2010). Stimu-lée par les normes de réciprocité « généralisée », la mobilisation familiale tend à concentrer l’ensemble des ressources de la configuration sur l’aide destinée au membre dans le besoin, ce qui tend à déstabiliser l’équilibre des échanges au sein de la configuration familiale. S’en-suivent des négociations entre les différents membres de la configuration familiale visant à retrouver un équilibre, nécessaire non seulement à la satisfaction des besoins de chaque membre mais aussi à la préservation de leur autonomie (Connidis, 2015, 2012; Connidis

& McMullin, 2002). L’ambivalence structurelle au niveau configurationnel – comme au

niveau dyadique – ne constitue pas en soi un indicateur de dysfonctionnement, mais elle est le « signe » d’un déséquilibre des échanges de ressources nécessitant un ré-équilibrage, une adaptation, tous deux sources de stress et de tensions au sein de la configuration familiale (Widmer, 2010). Pour approcher les différentes manières de gérer l’ambivalence, certains auteurs ont proposé des typologies au niveau dyadique (Kurt Lüscher) et confi-gurationnel (Eric Widmer) qui rendent compte des résultats de ces diverses négociations.

La présentation de ces deux typologies feront l’objet de la prochaine sous-section.

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