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Le type de mémoire sollicité par le film de famille 77

3.   CHAPITRE 3 : Rôle de l’oralité dans la constitution de la mémoire

3.1.   Le type de mémoire sollicité par le film de famille 77

Avant d’aborder en profondeur cette question, il faut d’abord définir le type de mémoire qui est le plus souvent sollicité dans l’activité familiale de réalisation et de visionnement de films de famille. Phénomène qui découle, en réalité, directement du fonctionnement de la mémoire généalogique familiale.

Des trois formes mémorielles sollicitées par la famille définies par Joël Candau dans le chapitre 1 (p.38), la mémoire généalogique (verticale), la mémoire générationnelle (horizontale) et la mémoire familiale (« la mémorisation tangible de la mémoire domestique »140de la famille), c'est probablement la troisième qui touche le plus notre sujet d'étude. En effet, comme nous l'avons spécifié antérieurement, les familles occidentales amatrices de films de famille situerait leurs préoccupations mémorielles au niveau des événements qui touchent davantage le quotidien, le domestique.

D'ailleurs, pour donner une idée de la situation actuelle de la mémoire familiale, Candau et son équipe de recherche ont effectué un sondage141, en 1995, auprès de 81 étudiants qui a démontré que la profondeur de leur mémoire se limitait à un peu moins

139 CANDAU, Joël, Anthropologie de la mémoire, Presses universitaires de France, Collection encyclopédique Que sais-je ?, Paris, France, 1996, 127 pages, op.cit., p.110.

140 CANDAU, ibid, op.cit., p.52 141 CANDAU, ibid, op.cit., p.51

de trois générations. Et seulement 10% d’entre eux pouvaient mentionner 4 générations. Et sur le continent américain, cette amnésie des générations précédentes est encore plus vraie. En effet, même les plus nantis d’entre eux, depuis longtemps coupés de leurs liens avec les grandes puissances royales européennes, ont beaucoup plus de difficulté à remonter la lignée généalogique jusqu’aux ancêtres issus de la noblesse.

C’est donc dire que le cadre familial dans lequel le film de famille est le plus souvent utilisé favorise une mémoire plus tangible, on pourrait dire une mémoire du quotidien qui rejoint des générations qui se côtoient. On entend d’ailleurs souvent dire par les archivistes des cinémathèques que leur banque de films de famille est majoritairement constituée de dons effectués par les héritiers du (de la) récent(e) défunt(e). Ne reconnaissant déjà plus les personnes représentées sur ces vieilles pellicules, ou encore n’ayant pas ce qu’il faut pour les projeter, ils désirent s’en débarrasser, sans quoi, ces vieilles reliques se transformeraient en ramasse poussière. Pire, on retrouve certains de ces films dans des ventes de garage. Ils sont vendus comme le reste des affaires jugées désuètes de la succession. C’est d’ailleurs le cas de plusieurs des films recueillis comme corpus d’analyse pour la présente étude.

Malheureusement, ces films, coupés de la mémoire familiale nécessaire à la résurrection mythologique du passé, ne sont plus guère bons que pour les archives nationales et les recherches anthropologiques générales (utilité non négligeable tout de même). Ils ne sont alors que de simples témoins des us et coutumes d’un groupe filial issu d’une certaine échelle sociale. Dorénavant, l’accès au récit que ces bouts de films sous-tendent est bloqué. Et nul besoin de mentionner qu’un amas de séquences dans lesquels un public général ne reconnaît ni les personnages, ni les lieux, ni la ligne conductrice, perd presque tout de son attrait. En résumé, du point de vue cinématographique, ces films de famille ne sont pas viables pour le grand public, ils ne représentent rien de plus que des images fragmentées d’un quotidien ordinaire et banal. Loin d’être une embûche pour la présente recherche, ce constat appuie notre argumentation et nous tenterons d’en découvrir les subtilités dans le chapitre 4.

Même si les événements filmés sont assurément perçus, du point de vue de la famille, comme des instants précieux et uniques puisqu’ils façonnent en quelque sorte le patrimoine mémoriel commun de ses membres, il n’en reste pas moins que, du regard

extérieur (ou anthropologique) « c’est dans la vie quotidienne que s’ancre la mémoire » 142 de ce groupe, nous dit Candau. Nous ne sommes pas en présence de mémoires épiques qui peuplaient davantage les annales des grandes lignées ayant influencé le sort de la planète et de ses habitants. Les moments filmés touchent tout au plus trois, ou en très peu d’occasions, quatre générations de membres d’une même famille. Donc, par comparaison, les épisodes marquant le passage de la vie, les regroupements et les fêtes familiales des familles du 20e siècle, se rattachent davantage à une mémoire du quotidien, une mémoire du tangible.

Non seulement la mémoire familiale est une chose du quotidien, mais plus que ça, elle est un processus qui appartient au présent car comme la mémoire est incomplète, elle nécessite les enjeux du présent pour devenir souvenir.

« Toute évocation du passé quel que soit son éloignement, « baigne dans une même durée » (…) L’acte mémoriel a une dimension téléologique. On pourrait dire que se souvenir consiste à configurer présentement un événement passé dans le cadre d’une stratégie pour le futur, que ce futur soit immédiat ou plus lointain.(…) Se souvenir permet de tenir ensemble ces trois dimensions temporelles, comme l’avait bien noté Kant pour qui la faculté mémorative et la faculté de prévoir servent « à nouer en une expérience cohérente ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore au moyen de ce qui est présent ». Le rappel du passé est un défi lancé à l’avenir consistant à mettre en balance aujourd’hui ce qui a été fait avec ce qui pourrait être fait. »143

N’est-ce pas justement le même processus que le film de famille engendre ? Les membres de la famille filment, aujourd’hui, des moments de la vie de famille dans un but futur de projection en présence de ces mêmes membres de la famille. Ceux-là mêmes qui, plus vieux, visionneront le film et seront immergés dans ce passé devenu présent. Et c’est alors qu’ils ausculteront les images du passé afin de réaffirmer dans ce nouveau présent et un nouveau futur leurs liens et leur identité.

142 CANDAU, ibid, op.cit., p.52 143 CANDAU, ibid. op.cit., p.30, 31