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La tradition orale 32

1.   CHAPITRE 1 : Cadre de référence 21

1.2.   La tradition orale 32

Comme le constate Pascal Boyer, professeur et chercheur, directeur de la chaire de recherche sur « Henry Luce and Individual and Collective Memory » à l’Université de Washington à St. Louis, il est extrêmement ardu de circonscrire définitivement le concept de tradition orale car il repose sur des phénomènes non tangibles issus du « fonctionnement mental humain »62 tels que les « modes de communication et de

mémorisation, sur lesquels nos connaissances sont surtout conjecturales. »63 De plus, ce concept peut-être lu et étudié en tant que produit communicationnel ou il peut être abordé en tant que processus de transmission d’information. « Dans l’une et l’autre

entreprise, il faut noter qu’ethnologues et historiens ont largement privilégié l’étude des « produits » par rapport à celle des « processus », aboutissant aujourd’hui à une situation paradoxale : alors qu’on dispose d’hypothèses nombreuses, riches et variées quant au contenu et à l’organisation des traditions orales (sous forme de contes,

proverbes, dictons, chansons, paraboles, légendes et histoires de familles et de villages),

il n’existe que fort peu de travaux sur le phénomène même de la transmission orale ». 64

Justement, il semble que les historiens et ethnologues conviennent, malgré quelques nuances, que la tradition orale représente « la somme des données qu’une

société juge essentielles, retient et codifie principalement sous forme orale, afin d’en faciliter la mémorisation, et dont elle assure la diffusion aux générations présentes et à venir ».65

Pour la présente recherche, c’est davantage le processus, le contexte social, spatial et temporel de la tradition orale qui nous intéresse. Il faut entendre par « processus », le moment (temps privilégié dans la journée, dans l’année), l’environnement (lieux, personnes présentes), la façon (gestes, costumes, objets utilisés) et les raisons (sauvegardes de l’histoire, des souvenirs, de la culture et des techniques de travail de

62 Extrait d’article tiré de l’Encyclopédie Universalis sous la rubrique ORALE (TRADITION) rédigé par Pascal Boyer, http://www.universalis.fr/imprim.php?nref=N131491, 7 pages, op.cit. p.1, 7 pages : consulté le 16 novembre 2006.

63 BOYER, ibid, op.cit., p.1 64 BOYER, ibid, op.cit., p.1

65 NDIAYE, A. Raphaël, La Tradition Orale : de la collecte à la numérisation , International Federation of Library Associations and Institutions, 65th Concil and General Conference, Bangkok, Thailand, August 20 – Auguste 28, 1999, 23 pages, tiré du site internet : http://www.ifla.org/IV/ifla65/65rn-f.htm : consulté

l’institution sociale) qui réunissent les membres des sociétés orales et qui les poussent à codifier leurs mémoires collectives en divers produits oraux.

Alors, afin que les termes utilisés soient clairs, voici comment la tradition orale sera sous-entendue dans le texte : de par sa racine latine, traditio, le mot tradition du verbe tradere signifie « remettre », « transmettre »66. L’oralité quant à elle, selon le dictionnaire Le Petit Robert, se définit par ce qui « se fait, se transmet par la parole »67, par opposition à l’écrit.

Walter J. Ong dénote dans son ouvrage Orality and Literacy68 que l’oralité comporte deux niveaux, l’oralité primaire et secondaire : « I style the orality of a culture

totally untouched by any knowledge of writing or print, ‘primary orality’. It is primary by contrast with the ‘secondary orality’ of present-day high-technology culture, in which a new orality is sustained by telephone, radio, television, and other electronic devices that depend for their existence and functioning on writing and print. »69

Et quand nous mentionnerons la tradition orale, c’est à la première forme d’oralité que nous renverrons la majorité du temps. L’oralité primaire définit un monde dans lequel il n’existe pas de système de communication à distance. La communication se fait par la voix, la parole (ou la langue vernaculaire) et la gestuelle qui l’accompagne inévitablement. En fait, le monde oral primaire requiert la présence de l’orateur à distance audible et visible du récepteur sans intermédiaire écrit, graphique ou technologique. La matière même de cette communication est le son. Tout comme le son qui disparaît aussitôt qu’il est extériorisé, la communication orale est immédiate, « elle se fait ici et maintenant », ce qui a pour effet de souder davantage le lien entre les membres de la communauté qui l’emploie : « Primary orality fosters personality

structures that in certain ways are common among literates. Oral communication unites people in groups. »70 C’est aussi la langue, l’accent, les expressions singulières qui, comme des empreintes digitales, vont accentuer ce sentiment d’appartenance au groupe.

66 CUISENIER, Jean, La tradition populaire, collection encyclopédique : Que sais-je ?, Presses Universitaires de France, Paris, France, 1995, 126 pages.

67 ROBERT, Paul, Nouvelle édition du Petit Robert, texte remanié et amplifié sous la direction Josette Rey-Debove et Alain Rey, Dictionnaires Le Robert, Paris, 1996, 2551 pages, op.cit., p.1541.

68 ONG, Walter J., Orality end Literacy, Routledge, London (Angleterre) et New York (É-U), 1982, 204 pages.

69 ONG, ibid, op.cit., p.11 70 ONG, ibid, op.cit., p.68

L’oralité secondaire quant à elle comporte un intermédiaire entre l’émetteur et le récepteur qui va transporter le message oral d’un endroit à un autre ou d’un espace- temps à un autre (dans le cas où il serait enregistré). On parle en fait de médiatisation de l’oralité par le biais de la radio, du téléphone, et l’on peut inclure sur cette liste, la télévision et le cinéma sonore, même si ces deux derniers médiums requièrent aussi le registre visuel (le film de famille est donc l’un de ces médias). En d’autres termes, ce sont des médias qui nous mettent en présence d’une espèce de « virtualisation » de l’oralité primaire. Mais attention de ne pas confondre cette « virtualisation » avec la « transcription » de celle-ci en un autre type de média, comme l’écriture, par exemple.

Il faut noter aussi que comme Walter J. Ong, nous observerons la tradition orale en tant que système de communication se situant à l’opposé de la tradition écrite, comme l’antagoniste de la littérature fonctionnant en l’absence de la personne qui crée le message :

« Writing makes ‘words’ appear similar to things because we think of words as the visible marks signaling words to decoders : we can see and touch such inscribed ‘words’ in texts and books. Written words are residue. Oral tradition as no such residue or deposit. When an often-told oral story is not actually being told, all that exists of it is the potential in certain human beings to tell it. » 71

Même si nous sommes conscients que dans notre monde contemporain, l’oralité primaire côtoie quotidiennement la littérature, ces deux systèmes de communications détiennent des particularités 72qui sont vraiment l’antithèse les unes des autres, surtout quand on compare les sociétés à fortes tendances orales aux sociétés plus littéraires :

- Natures diverses : la nature première de l’oralité réside dans le son et non dans une

quantité de marques visibles ou de signes qui renvoient aux mots (écriture). L’oralité est évanescente et constitue une forme de communication dynamique. Elle est engendrée par des êtres vivants et comme elle n’est pas un médium mais « Le langage », si elle n’est pas enregistrée grâce aux médias, aux techniques

71 ONG, ibid, op.cit., p.11

72 Certaines caractéristiques inspirées de celles émises par Ong dans Orality and Literacy, chapitre 3 :

mnémoniques ou transcrite sur papier, elle n’a aucune chance d’être perpétuée.

- Paramètres temps et espaces qui s’opposent : en contexte d’oralité primaire,

l’immédiateté est inéluctable. Il y a immédiateté de l’émission, de la réception et de la rétro-action. L’énonciation est donc explicite et déictique. Nous savons qui parle puisque nous sommes en sa présence. Nous nous parlons et nous nous entendons ici et maintenant. Cependant, dans les sociétés littéraires, l’écriture sert la communication à distance temporelle et spatiale. Elle favorise donc une énonciation implicite et réflexive, c’est-à-dire que l’énonciateur du document écrit est fictif. D’emblée, les signes (les mots alphabétisés) présents sur le papier ne renvoient pas directement à l’énonciateur physique du texte.

- Plus près de la vie et de l’environnement humain : la culture orale base son savoir

sur des concepts et des mots qui proviennent du monde qui l’entoure, contrairement à l’écriture qui crée une distance par rapport aux expériences vécues. À l’intérieur du contexte d’oralité primaire, les mots acquièrent leur signification seulement au contact du monde concret et s’adaptent aux besoins des interlocuteurs. Ainsi, les champs lexicaux ne sont jamais complètement scellés comme chez les sociétés littéraires où l’on a établi des définitions strictes pour nommer autant le concret que l’invisible.

- Formes d’enregistrements mémorielles distinctes : contrairement à l’écriture qui

fait figure d’aide-mémoire tangible et qui peut soutenir de longues réflexions ou des séries d’assertions complexes, la mémoire orale seule, ne peut soutenir des démarches analytiques trop longues. Elle nécessite un interlocuteur afin de soutenir le développement de la pensée. Le raisonnement analytique est donc davantage lié à la communication qu’aux formules mnémoniques réalisées dans un dessein de récitations répétées. Néanmoins, la redondance dans ce contexte d’oralité est spontanée et naturelle (on l’utilise pour s’aider à passer d’une idée à l’autre) et elle permet au locuteur de bien se faire comprendre.

- Traditionaliste plutôt qu’évolutive: comme les techniques mnémoniques

demandent un certain conformisme au niveau de la répétition des formules, les mémoires orales, répétées depuis des siècles, encouragent un certain conservatisme culturel et social. L’originalité de l’élocution est donc due à la performance du narrateur plutôt qu’au contenu de l’élocution. Le bagage oral ancestral est alors étoffé plutôt que supplanté. L’écriture est aussi conservatrice à sa façon car le texte gèle les codes. Toutefois, elle libère l’esprit de la répétition. Il est donc plus facile pour une collectivité littéraire de faire des changements sociétaires radicaux.

- Le savoir est concret plutôt qu’abstrait : pour un membre d’une société orale, la

personne qui sait représente le savoir, il est le sage qui détient la connaissance. L’écriture quant à elle, sépare le savant du savoir. Ce qui laisse davantage de place à une certaine objectivité (dans le sens d’un désengagement personnel ou distancié).

Ainsi, comme nous ferons constamment référence à une transmission des mémoires sociales et familiales orales fondamentales pour la continuité de l’humanité, les communautés ou sociétés orales traditionnelles feront objet de point d’ancrage pour la comparaison de l’institution qui régit notre sujet, la famille, avec le processus de transmission orale que nous croyons indissociable de la finalité même du film de famille.