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Synthèse et comparaison 73

2.   CHAPITRE 2 : L’apport de l’oralité dans l’évolution des médias

2.5.   Synthèse et comparaison 73

Ainsi, dans l’espace de communication familiale, le concept d’« Image-parole » de Francis Ramirez prend tout son sens. Tout au long de son évolution historique, la famille a constamment eu recours à des objets ou images conçus pour porter une parcelle de sa mémoire. Elle a élaboré des traditions et des fêtes pour mettre en valeur ces objets et raviver par la même occasion, le récit mémoriel qu’ils sous-tendent. C’est la parole commune qui recrée le récit, c’est par elle que passent tous les affects. Et grâce à la parole, cette réminiscence du passé commun de la famille est en quelque sorte garante du tissu social. En faisant le lien entre l’objet, « symbole d’action présent et immédiat » et « l’histoire du passé réel », la parole fait émerger « l’expression d’un passé imaginaire » et elle fait jaillir un mythe qui assure la cohésion sociale. De l’histoire de la famille ainsi embellie, naît, chez chacun des membres de la famille ou du clan, un fort sentiment d’appartenance au groupe et un besoin de communier en lui pour exister. Du moins, c’est ce que pensent la majorité des anthropologues dont Joël Candau :

« Le concept de transmission est au centre de toute approche

anthropologique de la mémoire. Sans transmission, à quoi peut bien servir la mémoire? Louis-Jean Clavet résume les enjeux de la transmission sociale en quatre questions : que conserver ? comment conserver ? pour qui conserver ? comment transmettre ? On peut ajouter la question : pourquoi transmettre ? Si mémoriser sert à transmettre, est-ce le contenu transmis qui prime ou le lien social que noue la transmission ? Musées, éducation, art ne sont-ils pas finalement des mises en scène de la transmission visant moins à transmettre une mémoire qu’à faire entrer dans les mémoires la croyance du corps social en sa propre perpétuation, la foi dans des racines communes et un destin partagé ? (…) Cette volonté d’adhésion à un système garantissant la perpétuation de la lignée se nourrit d’une mémoire domestique de longue durée utilisant des supports très divers : les papiers

de famille, bien sûr les lieux et le paysage qui entourent la propriété mais aussi les multiples relais des souvenirs intimes : objets réputés anciens, arbres plantés à l’occasion de la naissance de tel ou tel ancêtre, langes du siècle dernier rangés pieusement dans les armoires, films et photographies de famille, sépultures, itinéraires, etc. Tous ces signes mémoratifs servent moins à véhiculer des informations ou à rappeler des événements qu’à affirmer le caractère durable du lien familial. »138

Il ne fait maintenant aucun doute que le film de famille s’insère dans cette lignée de stimulateurs de mémoire familiale qui ont fait ou font toujours appel à la parole pour raviver la mémoire latente du groupe filial et ce, malgré leurs nombreuses dissemblances en ce qui concerne leur mode de représentation et de réception respectif.

Effectivement, la nature de l’image chez les plus récents stimulateurs de mémoire, la photographie et le film de famille entre autres, n’est pas du même ordre que celle des figures pariétales. Les premières manifestations graphiques, qui sont, malgré tout, le produit d’une tentative d’immortalisation du passé, portent en elles un caractère beaucoup plus sacré et mythique que les photographies et films dont l’image est pratiquement un duplicata d’un instant de réalité. Ainsi, les images produites par le biais de la technologie analogique photographique ou cinématographique produisent des images qui restent généralement du côté profane et réaliste de la représentation. D’autant plus que les images filmiques reproduisent l’effet du mouvement, de la durée et du son synchrone.

D’une part, c’est leur rapport à la réalité qui distingue les stimulateurs de mémoire analogiques des anciens. Les groupes filiaux, issus de sociétés archaïques ou traditionnelles semblent aborder l’image en tant que représentation symbolique ou fictive de la réalité. Par exemple, les masques ou les peintures pariétales sont perçus comme des incarnations assez floues des figures mythologiques ou des véritables aïeuls ayant marqué l’histoire de la tribu. Loin de présenter une quelconque similitude physique avec les êtres personnifiés, le masque, la sculpture ou tout autre objet visuel du même ordre, proposent principalement la reconstitution spirituelle d’un ancêtre ou l’élaboration d’un monde mythologique qui laisse beaucoup de place à l’imaginaire.

138 CANDAU, Joël, Anthropologie de la mémoire, Presses universitaires de France, Collection encyclopédique Que sais-je ?, Paris, France, 1996, 127 pages, op.cit., p.110.

Cette caractéristique résulte généralement de représentations très peu généreuses en informations et en détails visuels. C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle ce type de représentation nécessite l’apport de la parole qui fait le lien entre le mythe et le spectateur et qui lui permet aussi de rester vivante et actuelle.

Tandis que la photo ou le film de famille impose davantage, entre le spectateur et la représentation, un rapport d’individualité qui est dû à cette espèce de « clonage » bidimensionnel de personnes ou de fragments de la vie passée. La représentation des individus que permettent les médias analogiques est beaucoup plus physique et tangible : on peut voir une personne telle qu’elle est ou a été réellement en la regardant sur une photographie ou dans un film de famille. Son aspect extérieur et sa gestuelle y sont immortalisés et ne pourront être altérés par l’imagination des gens qui l’invoqueront. Nous pourrions en dire autant des paysages ou des objets photographiés.

D’autre part, le contexte historique de chacune des représentations mises en cause ici, joue aussi un rôle déterminant au niveau du contexte de réception. Il est évident que l’image familiale contemporaine, issue d’un monde surmédiatisé, n’a pas la même portée que celle provenant de l’époque préhistorique ou des sociétés traditionnelles. Étant donné que l’image est une création de l’homme et que l’homme est en quelque sorte le produit de son époque et de la société de laquelle il est issu, cette image ou objet stimulateur de mémoire ne peut faire autrement que d’en transporter les valeurs, les idéologies et les coutumes. Et comme tout ce bagage socio-historique est généralement fomenté par le groupe filial qui fera ensuite figure d’auditoire, il est évident qu’il influencera le contexte de réception.

En d’autres mots, si l’on comparait le contexte de réception d’un masque africain à celui d’une photographie d’une famille québécoise des années 50, on se rendrait probablement compte que les observations, commentaires et élocutions concernant l’objet et le souvenir ne porteraient pas sur les mêmes sujets. Probablement que les discussions concernant le film de la famille des années 50 devaient davantage être constituées de préoccupations concernant l’époque : une société de plus en plus industrialisée dont l’économie s’améliore et dont la classe moyenne détient beaucoup

plus de loisirs, et donc plus de temps en famille pour faire des activités récréatives et des voyages. Une société dont les préoccupations se situent du côté du quotidien, du concret, du matérialisme, etc… Tandis que la réunion autour du masque chez les sociétés orales se manifeste (au présent car il en reste encore plusieurs) par des danses ou des incantations implorant les ancêtres ou les Dieux. En d’autres termes, bien qu’ayant des tracas liés aux travaux du jour comme n’importe quelle société, le soir, ou lorsque vient le temps des fêtes sacrées, le contexte de réception des stimulateurs de mémoire des sociétés orales se transforme en un exutoire qui tend vers l’immatériel et le symbolisme.

Ainsi, le contexte, l’ambiance, et les commentaires qui fusent à l’intérieur des espaces de réception de chacun des stimulateurs de mémoire varient selon une multitude de facteurs même si ceux-ci tendent vers un seul et même dessein : la réminiscence d’un passé garant de l’identité du groupe social. Malgré toutes les particularités techniques, culturelles ou historiques qui différencient les divers stimulateurs de mémoire, l’aspect symbolique et mythique est une constante tout de même généralisée chez chacun d’eux. Elle se présente simplement sous différentes formes. En effet, le côté mythique est loin d’être évacué des nouvelles technologies reproductrices d’images familiales. Car en fait, c’est grâce à la succession des images prises ici et là dans la vie de la famille, que va renaître, dans le film de famille, cette forme mythologique et symbolique du passé caractéristique des supports mémoriels ancestraux, et ce, malgré son caractère analogique ou mouvant. Le flou syntagmatique subsiste même s’il n’est pas à l’intérieur de la monstration, mais entre chacune des photographies de l’album, entre chacune des séquences du film de famille. En fait, il réside dans l’imaginaire de chacun des membres de la famille et à travers le partage oral de chacune des perceptions individuelles du souvenir stimulées par le support visuel. On aura peut-être perdu le côté spirituel du rituel unificateur, mais comme le conclue Joël Candeau, tout ces stimulateurs de mémoire ne sont-ils pas de simples prétextes à la réaffirmation du « caractère durable

du lien familial »139.

3. CHAPITRE 3 : Rôle de l’oralité dans la constitution de la