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S TRUCTURES ELEMENTAIRES ET IDENTITES

ET LEUR APOLITISME TROMPEUR

A. L’ ESPRIT DES LIEUX ET LA SOCIALISATION DU LOCAL

2. S TRUCTURES ELEMENTAIRES ET IDENTITES

La géographie française, qui compte certains des pères fondateurs de la discipline, n’emploie le terme de territoire que depuis une vingtaine d’années. Pour autant, un rapide retour historique sur les mots clés de la discipline permet de trouver des proximités éclairantes1. À la fin du 19ème siècle, le géographe Wilhem Humboldt défend le concept de milieu pour décrire les phénomènes en les resituant dans l’ambiance particulière de leur apparition. Au début du 20ème siècle, c’est la

région qui s’affirme comme un concept majeur pour décrire la configuration

particulière qui articule le naturel et l’humain avec les contributions de Paul Vidal de la Blache et Raoul Blanchard. Délibérément construite en opposition avec les formes territoriales classiques de la province et du département, la région Clémentel est une tentative d’approche conceptuelle pour découper le territoire dans une meilleure harmonie avec les activités économiques (Veitl 1992). Enfin, dans les années 50 aux États-Unis (puis dix ans plus tard en Europe), le concept d’espace marque un tournant radical de la discipline pour l’extraire des particularismes locaux et l’ancrer dans la catégorie des sciences exactes et quantifiées, les sciences de la géométrie euclidienne. Durant ces trois périodes, le terme de territoire n’est utilisé que comme concept importé du droit ou de l’éthologie. Il faut attendre les années 80 pour que la notion de territoire s’insère dans les traditions du milieu, de la région et de l’espace comme un concept rassembleur. La transition est notamment amorcée par les travaux qui considèrent la région comme un espace vécu et cherchent à combiner les approches euclidienne et spatiale. On peut noter ici que l’Europe du Sud se saisit

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Ce paragraphe s’inspire de l’analyse proposée par Bernard Debarbieux lors d’un séminaire organisé au CEPEL Montpellier le 23 mars 2001 sur la géographie et le territoire.

du concept pour s’émanciper d’un certain dogmatisme spatial tandis que les américains lui préfèrent le terme anglosaxon de place (notamment parce que le terme territory est très lié, sur le plan sémantique nord américain, au contexte administratif et juridique). De fait, la montée en puissance du territoire permet à toute une génération de géographes de revenir sur l’étude des effets de contexte déjà approchés avec le milieu et la région, mais ce renouveau conceptuel permet aussi d’établir des passerelles dynamiques avec la sociologie et avec l’économie

Guy Di Méo fait partie de cette génération de géographes sensible aux ouvertures théoriques envisageables avec la sociologie et l’économie. Dans l’introduction de son ouvrage de synthèse intitulé “ Géographie sociale et territoires ”, il souligne d’emblée que la notion de territoire souffre de son enfermement “ à

l’intérieur de frontières trop étroites, restrictives : celles du pouvoir, de ses institutions et de ses appareils ”, alors que “ les citoyens ordinaires (…) vivent l’espace au rythme de territorialités bien différentes, à la fois moins tangibles et plus éphémères ” (Di Méo 1999, p. 5). L’interpénétration croissante entre les rapports

sociaux et spatiaux rend le territoire “ à la fois plus vécu, plus extensif et plus étendu,

moins circonscrit, moins borné et moins clos, donc plus incertain mais en définitive moins imposé par les institutions ou par le langage que par le lieu ” (p. 6). Le décor

est planté : l’auteur souhaite que l’on prenne au sérieux le territoire dans sa fonction croissante de médiation dans les relations interpersonnelles et dans les rapports spatiaux entre les hommes. L’analyse débute par un plaidoyer pour passer de

l’espace au territoire. Cette formule, qu’il emprunte à une recherche grenobloise

symbolisant ce virage des années 80 (Gumuchian 1982), est identique à celle proposée par l’historien Daniel Nordman sur le 18ème siècle, mais ici s’arrête la comparaison ! Le positionnement théorique et méthodologique des tenants de la

géographie sociale se singularise par rapport aux classiques de la discipline

géographique par l’importance centrale qu’ils accordent simultanément aux espaces sociaux (produits, perçus, représentés…), aux espaces concrets (de contrôle, des cartes, des paysages…) et aux espaces économiques (des entreprises, des districts, des réseaux métropolitains…). Cette volonté de situer le territoire comme le creuset des médiations majeures de l’acteur social s’appuie sur une approche qui privilégie les démarches hypothético-déductives. Guy Di Méo reprend l’acception large du

territoire proposée par Claude Raffestin en tant que réordination de l’espace : “ Loin

de se clore, comme son homologue politique, le territoire de la géographie reste résolument ouvert, prêt à épouser toutes les combinaisons spatiales que tissent les collectivités humaines dans les limites de l’étendue terrestre, comme dans celles de l’expérience individuelle ” (p. 39).

Pour cet auteur, ce sont les structures élémentaires de la territorialité qui définissent un cadre dans lequel l’individu concilie trois représentations de la réalité : la proximité (la maison, le quartier…), les lieux intermédiaires (la ville, la région…), et enfin l’immensité. Pour discuter de la nature politique de ce rapport au monde, Guy Di Méo insiste sur deux dimensions. D’une part, il faut prendre en compte l’idéologie territoriale qui constitue “ la pièce essentielle de l’édifice territorial (peut-être même

sa poutre maîtresse), le cœur de sa superstructure ” (p. 238). Essentiellement

produite par les collectivités locales et “ composée d’images et de discours,

l’idéologie territoriale se tend vers l’action. (…) Le pouvoir politique dirige l’action sociale de l’espace (…) Il constitue un segment essentiel de la production/reproduction du monde réel ” (p. 246). D’autre part, l’auteur montre qu’à

chaque forme de pouvoir correspond une configuration spatiale. Il y a certes les mailles serrées du pouvoir pur (les circonscriptions administratives) mais aussi les jeux d’influence du monde économique, et bien sûr les constructions territoriales ambiguës de l’autorité. Si l’État-nation demeure le prototype du pouvoir politique (avec, dans la lignée des travaux de Bertrand Badie, le territoire comme fondation de l’ordre politique moderne – Badie1995), ce modèle traverse actuellement une crise profonde. De nouvelles territorialités géographiques se dessinent à la fois sur le versant des représentations (l’imaginaire des cités anciennes, les pratiques du temps hors-travail…) et sur celui des instances politiques (les intercommunalités, les pays, les régions…). En définitive, l’auteur propose d’envisager la formation

socio-spatiale du territoire à l’articulation de deux traditions d’analyse (l’éthologie et l’État),

comme une structure arborescente avec des racines (l’infrastructure) et des feuilles (la superstructure), mais avec des rapports sociaux et des territorialités organisés en rhizome.