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L ES JURISTES ET LE QUADRILLAGE ETATIQUE

DANS LA TRADITION FRANÇAISE

2. L ES JURISTES ET LE QUADRILLAGE ETATIQUE

Historiquement, la place du territoire dans la montée en puissance de l’État se mesure aussi à la façon dont les juristes ont interprété le passage progressif de l’espace aux frontières en traduisant les enjeux politiques en impératifs juridiques. De façon très schématique, on peut dire que la doctrine juridique s’est affûtée progressivement sur le double registre du quadrillage administratif de l’espace et de la production nationale d’une esthétique républicaine.

Le sentiment initial de confusion entre les enjeux d’espaces et de frontières trouve, dans le droit français, un dénouement tout à fait original à la Révolution française. Paul Alliès s’est intéressé aux trois écoles qui ont schématiquement caractérisé la doctrine territoriale de la discipline en appréhendant respectivement le territoire comme objet, comme sujet et comme fonction de l’État (Alliès 1980). Ces débats ont pour principal centre de gravité la question de la puissance de l’État. Dans le premier cas, le territoire délimite la souveraineté, dans le second cas, il fixe les compétences (c’est-à-dire le mode d’existence de l’État dans l’espace), et dans le troisième cas il codifie le pouvoir de coordination et de contrôle exercé par les administrations. Pour les juristes -majoritaires- qui ont adopté ce troisième point de vue, le territoire est un espace double puisqu’il est constitué d’une part des multiples sphères territorialisées sur lesquelles existent des compétences, et d’autre part des portions d’espace sur lesquels sont réalisés des actes. Paul Alliès montre que “ l’idée que ces deux espaces coïncident est une illusion (…) une idée dangereuse ” (p.19). C’est en effet le moyen, pour l’administration, d’installer la durée au cœur de l’organisation sociale et de l’État en surdimensionnant la fonction symbolique de la

loi. “ À la loi de maintenir les sujets en état de soumission, à la bureaucratie d’établir

un rapport mythique avec les sujets ” (p.22). Le livre montre de façon éclairante “ par quels procédés et par quelles voies, fixés par le pouvoir (État et appareils), la notion très mobile d’espace se fige en territoire ” (p. 23). Cette lecture marxiste insiste donc

sur la force du lien administratif dans la formation de l’État. Incontestablement, ce lien a profondément et durablement verrouillé la doctrine juridique du territoire sur le cas français.

La meilleure illustration provient naturellement des débats sur la décentralisation : les juristes ont toujours conçu cette question en termes de rénovation de l’État (un “ mode d’être de l’État ” pour reprendre l’expression de Maurice Hauriou…). C’est à l’aune de cette conception unitaire (pour ne pas dire autoritaire) de l’État qu’il faut donc entrer dans le débat juridique sur l’existence des territoires. La discipline juridique possède certes aujourd’hui une pluralité de lecture sur les doctrines de l’État de droit : on trouve d’une part la progression des conceptions plus substantielles intégrant des principes et des valeurs définissant des droits fondamentaux et d’autre part de nouvelles doctrines discutées par des philosophes et des politistes (Chevallier 1998). Mais il est symptomatique de constater que la question territoriale reste, en France, singulièrement bridée sur son versant juridique consacrant l’idée en trompe l’œil d’un cadre “ naturel ” reliant le territoire et l’État. Une équipe de juristes lyonnais a récemment publié un ouvrage consacré à la diversité des manifestations juridiques territorialisées (Gaillard 1998). D’où il ressort que, passée la période révolutionnaire, les changements ne sont guère à trouver du côté des administrations locales et de la fonction publique territoriale, domaine qui reste apparemment marqué par des incohérences et des archaïsmes entièrement inscrits dans le modèle administratif national. De même, une approche historique sur les services publics locaux ne permet pas de montrer, en France, une conception territoriale différenciée ou traversée d’influences multiples. Les collectivités locales utilisent par exemple un modèle de la concession (là où le système britannique pense en agences) dans lequel la délibération publique est obligatoire et le contrôle strictement réalisé par des comptables d’État (Bezançon 1998).

Enfin, une dernière posture pour discuter de la juridicité du territoire consiste à étudier comment le droit représente le territoire, c’est-à-dire comment il le donne à voir, de façon théâtrale, dans un spectacle où sont mis en scène des rôles sociaux. Jacques Caillosse s’engage dans cette voie en montrant que l’institutionnalisation du territoire débouche, irrémédiablement, sur un territoire fantasmé qui suggère un véritable imaginaire juridique (Caillosse 1998, 1999, 2000). C’est une forme romanesque comme une autre, à la manière d’un grand récit expliquant les fonctionnalités du territoire à partir de textes existants depuis des temps immémoriaux. Le droit est conventionnel et arbitraire, il est le produit d’une sorte d’esthétique de la raison pour donner au territoire des formes (les communes, les circonscriptions…) et une substance institutionnelle (des administrations, des compétences…). Dans cette perspective, le territoire est assimilable à une matrice fondamentale de la juridicité. Le marquage par le droit n’est pas qu’une banale affaire de technique politique, c’est une production de territoire fortement marquée, en France, par le rapport initial de consubstantialité entre le juridique et le politique. Comme Paul Alliès, Jacques Caillosse souligne ainsi la place du droit dans la formation des rapports sociaux, et il note, au passage, que la culture souvent nationaliste ou patriote du juriste, a indiscutablement amplifié la fiction égalitaire de la pensée jacobine. Mais il estime que le droit ne constitue pour autant pour le territoire qu’un point de repère, une règle de distinction. Une fois produit, le droit devient d’une extrême complexité pour ceux qui veulent l’interpréter et il échappe en permanence à ses auteurs et aux rapports de domination écrits à l’avance. Même si les juristes sont parfois le bras armé d’intérêts ciblés, le droit est en permanence réinterprété. Le travail de qualification juridique de la réalité s’inscrit toujours dans un contexte politique précis. Il s’agit donc d’une littérature qui peut changer de sens chaque fois qu’un recours devant un juge est possible.

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On retiendra de ce trop rapide détour par l’histoire que la notion de territoire a accompagné en France la structuration de l’État nation à partir d’une imbrication serrée entre le politique et l’administratif. L’espace a trouvé ses frontières et a découvert les vertus de la continuité territoriale dans le bonheur des traités. Avec la

Révolution française, la bourgeoisie a consacré cet espace de souveraineté en réorganisant les espaces intérieurs du pouvoir aux échelons de la commune et du département. Le monde rural a ensuite lentement cédé à ce nouveau langage de la modernité publique tout en intégrant les identités locales dans les municipalités. Dans cette évolution de deux siècles, il semble que les juristes aient joué un rôle décisif pour inventer une esthétique républicaine qui a fait du lien administratif l’essence de l’État tout en dessinant les contours institutionnels naturels du territoire. C’est cet imaginaire juridique qui constitue sans doute les fondations territoriales du

jardin à la française, dans une imbrication du politique et de l’administratif

I. LES POLITIQUES PUBLIQUES