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L E TERRITOIRE DE L ’É TAT A L ’ EPREUVE DU POUVOIR ETDUSAVOIR

SUR L’INTERET GENERAL

B. V ERS UNE R ÉPUBLIQUE RÉGIONALE ?

1. L E TERRITOIRE DE L ’É TAT A L ’ EPREUVE DU POUVOIR ETDUSAVOIR

Dans tous les changements observés depuis vingt ans en matière d’action publique locale, la thématique du possible retour de l’État s’apparente presque à une figure obligée dans les analyses universitaires. Lorsque des juristes et des historiens

observent par exemple la décentralisation en engageant des débats passionnés sur l’éventuel retour des préfets (Gleizal 1995), ils mobilisent naturellement dans un même forum des universitaires et des hauts fonctionnaires, sans différenciation réelle entre les analyses des uns et les plaidoyers des autres. Tout se passe ici comme si l’État favorisait ce dialogue avec le droit pour se rassurer, comme si l’emphase sur le registre de l’idéal était compatible avec le regard distancié du regard extérieur. Ce double jeu fait partie des débats : tout en reconnaissant que le discours du droit est constitutif du lien social, les intervenants acceptent de faire voir et de faire croire un retour qui demeure pourtant pour le moins discutable… En France, on retrouve ce même processus ambigu de discussion sur l’action publique dans de nombreux colloques et groupes de recherche placés sous le patronage de différents ministères et de la DATAR. Les débats sont certes de nature scientifique, mais la façon de poser les questions laisse toujours suggérer l’idée qu’il s’agit d’une analyse inscrite dans le contexte spécifiquement franco-français de l’action publique. La décentralisation et la déconcentration constituent en quelque sorte deux objets de recherche qui imposent une dialectique républicaine. Intellectuels et hommes politiques s’en accommodent en partant du principe que la culture française permet précisément de garder du recul au cours de ce subtil exercice de dialogue entre le savoir et le pouvoir. Le rapport du Commissariat Général au Plan sur le thème “ Cohésion sociale et territoires ” symbolise parfaitement cet état d’esprit qui permet certes d’aller assez loin dans les analyses, mais qui semble interdire en même temps toute remise en cause effective des référentiels républicains de l’uniformité et de la centralité (Delevoye 1998). Dans ce groupe de travail sur la territorialisation de l’action publique, des diagnostics très novateurs ont été réalisés sur le local comme

corps intermédiaire et sur la progression des pratiques subsidiaires en France. Pour

autant, les milieux gouvernementaux et la communauté scientifique ont ostensiblement ignoré les conclusions de ces travaux, comme si ces dernières contestaient trop frontalement le présupposé d’une exception française en matière d’administration publique. Sur un registre voisin, les revues de vulgarisation scientifique qui consacrent des numéros entiers à la question territoriale décrivent de plus en plus explicitement la forte différenciation contemporaine des dynamiques territoriales, mais elles les réinscrivent néanmoins, in fine, dans une problématique

publique nationale (Projet 1998, Pour 1998). À cet égard, la revue mensuelle

Pouvoirs Locaux illustre bien les contradictions du débat intellectuel sur le local en

France. Dans chaque numéro, composé pour moitié d’analyses universitaires et pour moitié de tribunes libres rédigées par des élus et des fonctionnaires, la liberté éditoriale de la revue n’empêche pas que les analyses véhiculent un esprit des lieux invariablement dominé par une culture commune d’essence républicaine.

Cette difficulté se répercute naturellement sur les conditions d’exercice du métier de chercheur. Suite à une série de travaux réalisés en commun avec Andy Smith, nous avons tenté de lister les difficultés théoriques et méthodologiques rencontrées dans l’exercice d’évaluation des politiques locales en France16. D’emblée, cet exercice d’introspection permet de souligner sur le plan historique que les débats concernant le devenir du système politique local souffrent d’un réel déficit en investissement de la part des intellectuels, déficit qui semble directement lié à la forte tradition d’analyse centrée soit sur le territoire national de l’État soit sur les mouvements sociaux dans une optique a-territoriale. Mais les difficultés proviennent aussi des caractéristiques propres à l’activité d’évaluation et d’expertise, avec des universitaires qui sont souvent en prise directe avec les rouages politiques de l’aide à la décision et des instances gouvernementales de pilotage des politiques publiques. Incontestablement, le rapport qui s’établit entre les élites du pouvoir et celles du savoir favorise une lecture de l’action publique doublement bornée sur le plan idéologique (avec la référence symbolique permanente à la puissance publique et au territoire national) et sur le plan pragmatique (avec l’impératif d’efficacité par grands secteurs d’intervention).

Dans ce contexte, nous tirons comme expérience de nos travaux de recherche que la prise de distance avec le grand récit républicain sur l’intérêt général implique d’adopter trois précautions méthodologiques. Premièrement, il faut garder en mémoire que le diagnostic scientifique ne relève pas du registre du management public ou de l’audit privé. L’analyse n’est pas là pour diminuer l’incertitude mais pour

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Faure (A), Smith (A), mai 1994, “ L'évaluation objet de savoir et enjeu de pouvoir. Le cas des politiques publiques locales ”,

observer un processus d’apprentissage collectif. On reprendra ici volontiers à notre compte les plaidoyers de Marc Abélès pour une anthropologie des institutions (Abélès 1995) et d’Erhard Friedberg pour une sociologie des systèmes d’action concrets (Friedberg 1993). Les travaux sur la territorialisation des politiques publiques gagnent en lucidité et en précision chaque fois que leurs auteurs interprètent les données recueillies en questionnant le quotidien de l’institution au

ras des faits et sans être obnubilés par la question de la rationalité de l’organisation.

L’action publique paraît beaucoup moins standardisée et normalisée dès lors que l’on étudie la culture administrative non dans la globalité promue par les institutions mais dans le processus de diversité d’attribution de sens donné par chaque acteur. Deuxièmement, un travail spécifique de distanciation doit systématiquement être entrepris concernant le vocabulaire utilisé dans les commentaires sur les transformations de l’action publique locale. Il existe en effet dans le lexique contemporain des décideurs et des universitaires un impressionnant consensus sur les mots magiques qui expriment la modernité gestionnaire en mouvement. Tout comme le mot territoire, les notions de projet, de charte, de partenariat, de durable, de pays, de gouvernance, de citoyen ou de participation (la liste est beaucoup plus longue) véhiculent des valeurs, sous-tendent des images et imposent des représentations que les grandes administrations et la DATAR adoptent volontiers pour diffuser les normes des politiques publiques. Le travail de déconstruction des termes qui alimentent les débats sur la décentralisation demeure un exercice indispensable pour les universitaires, ne serait-ce que pour garder une certaine distance avec tous les lieux communs et les préjugés véhiculés par ces mots pour le moins polysémiques17. La nationalisation du langage du pouvoir, qui est présente jusque dans l’intitulé des lois de la République, ne doit pas faire oublier l’instrumentalisation qui préside ensuite à l’utilisation de ces mots valise. Troisièmement enfin, l’étude attentive des figures du discours des acteurs impliqués dans les sphères de décision des collectivités locales doit précisément permettre de relativiser la portée des analyses centrées sur les référentiels nationaux et sectoriels de l’action publique. Nous avons en effet pu observer comment les élus locaux

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avaient tendance à euphémiser les enjeux politiques en adoptant une rhétorique relativement standardisée sur la gestion du service public local, sur la promotion du développement local et sur la défense de l’intérêt général18. Derrière ces trois figures de style se profile vraisemblablement une transformation des conditions de la médiation politique. Aux référentiels clairement identifiables dans chaque filière administrative et professionnelle succède une série de rhétoriques consensuelles sur chaque territoire. Cette évolution mérite une attention particulière parce qu’elle masque un processus de dispersion idéologique et de désengagement de l’État. Ce type de médiatisation des intérêts locaux permet en effet de masquer des négociations où il n’y a plus ni lieu de médiation sectorielle unanimement reconnu, ni scène globale où sont clairement hiérarchisées les priorités de l’intervention publique. La rhétorique en apparence aseptisée des élus locaux sur le développement local est souvent perçue par les analystes comme une forme banale de démagogie électorale. Son usage reflète pourtant, aussi, une nouvelle culture de gouvernement qui confère à ses principaux leaders des marges décisionnelles de manœuvre tout à fait conséquentes.