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L ES NOUVELLES FORMES D ’ INSTITUTIONNALISATION

LEUR TERRITORILISATION

C. L ES NOUVELLES FORMES D ’ INSTITUTIONNALISATION

Depuis quelques années, un troisième courant intellectuel se dessine pour commenter la territorialisation de l’action publique dans le prolongement de la tradition d’analyse du CSO et de ses développements en management public. Dans la conclusion de sa thèse sur le pouvoir périphérique en 1976, Pierre Grémion a déjà évoqué l’éventualité de la fin du modèle républicain en constatant “ le recours

croissant de la part de tous les groupes sociaux à l’instrumentalité de l’État en même temps que se développe un doute sur la centralité de la Nation ” (Grémion 1976

p. 470). La réforme de décentralisation de 1983 et les réformes de l’administration territoriale qui ont suivi ont largement confirmé ce diagnostic. Pourtant, il faut attendre les années 90 pour que des sociologues revisitent frontalement les dogmes du pouvoir périphérique et de la régulation croisée. Trois auteurs se distinguent dans ce travail de relecture sur les nouveaux indices d’institutionnalisation qui caractérisent l’action publique locale.

Le premier est l’un des promoteurs du concept de système

politico-administratif local : Jean-Claude Thœnig constate que la modernisation silencieuse

de l’État territorial confine dorénavant ce dernier à encadrer des mécanismes hybrides d‘institutionnalisation de la négociation.

Le second complète le tableau dans une optique plus pragmatique sur la construction de l’ordre politique : Patrice Duran focalise son attention sur l’analyse des conséquences de l’action publique et l’importance croissante des territoires de

Enfin, un troisième auteur spécialise l’analyse sur les contours idéologiques des transformations en cours : Pierre Lascoumes étudie les changements de mentalité qui permettent la formulation d’un bien commun localisé, un construit

territorial qui provient des accords procéduraux réalisés à l’échelon local.

1. L’É

TAT TERRITORIAL ET

LES ARRANGEMENTS INSTITUTIONNALISES

Si les premières remises en cause du modèle de la régulation croisée n’apparaissent que dans les années 90, c’est sans doute parce que la décentralisation des années 80 est d’abord considérée comme un processus voulu et contrôlé par les élites nationales. Sur son versant politique, un collectif anonyme de chercheurs et de hauts fonctionnaires marque les esprits en publiant un ouvrage qui décrit la réforme comme le sacre des notables (Rondin 1985). Cette analyse, qui diagnostique le renforcement du compromis historique entre les élus locaux et les administrations déconcentrées de l’État, ne manque pas de susciter des inquiétudes sur le risque de féodalisation du système (Mény 1992) à partir du moment où le niveau national préfère le clientélisme départemental à la cohérence d’ensemble.

Pourtant, sur son versant administratif, la réforme ne paraît pas, dans un premier temps, bouleverser les modes d’intervention locale des administrations et des grands corps qui les structurent. Dans une note introductive pour la réédition en 1987 de son célèbre ouvrage sur L’ère des technocrates paru en 1973, Jean-Claude Thœnig souligne par exemple que les ingénieurs des Ponts et Chaussées résistent bien à la décentralisation, à la fois parce qu’ils sont pour partie à l’origine de la réforme et parce qu’ils diffusent une culture territoriale sans réelle concurrence technique (Thœnig 1973). Mais à la même époque, Michel Crozier ouvre la voie d’une lecture critique en constatant que les élites administratives ne parviennent plus à s’appuyer sur un grand dessein national pour imposer l’idée de l’État comme seul

représentant de l’intérêt général. Son ouvrage État modeste, État moderne (Crozier 1987) souligne notamment que la crise du modèle français ne sera enrayée que si ses élites parviennent à réintroduire les administrés au cœur des dispositifs d’évaluation des résultats de l’action publique.

Dans les années 90, les chercheurs du CSO étudient cette facette du problème en s’intéressant aux mutations qui apparaissent dans les administrations locales des collectivités territoriales. Jean-Claude Thœnig constate par exemple que l’avènement d’une période de forte turbulence et d’instabilité pour les communes oblige les maires à se focaliser sur l’agenda systémique local, c’est-à-dire sur la définition des problèmes et des controverses qu’il peut traduire dans le débat public en mesures concrètes d’intervention. L’auteur estime qu’il s’agit d’une modernisation

silencieuse caractérisée par “ l’art et la manière des élus locaux pour intégrer la politique, le territoire et la production de biens et de services ” (Thœnig 1994, p. 15),

la décentralisation coïncidant avec “ un transfert d’une fonction de régulation, l’État

abandonnant aux collectivités locales la charge d’une prétention à mobiliser un tissu social différencié sous la houlette de la raison de l’intérêt général ” (p. 21).

Deux ans plus tard, dans une contribution cosignée avec Patrice Duran, Jean-Claude Thœnig s’engage dans un important travail de synthèse sur ces nouveaux enjeux. À l’occasion d’un congrès de l’association française de science politique, les deux auteurs titrent symboliquement leur communication sur l’avènement d’une

gestion publique territoriale résultant du passage de la régulation croisée à l’institutionnalisation de l’action collective (Duran Thœnig 1996). Une reprise de cette

communication dans un ouvrage collectif affiche même explicitement la notion d’État

territorial (Duran Thœnig 1998). Les deux sociologues présentent une série de

constats qui enchaînent des diagnostics et des propositions plus théoriques :

- ce n’est plus l’État mais le territoire qui constitue le lieu principal de définition des problèmes ;

- l’action publique de production encadrée par l’État (avec la fourniture de services) fait place à un jeu pluraliste et instable de construction (avec la mise en cohérence des interventions publiques) ;

- cette perte de centralité de l’État entraîne une dissociation du couple formé entre les élus locaux et les services déconcentrés de l’État ;

- enfin, les responsables publics raisonnent dorénavant moins sur les objectifs que sur les conséquences des programmes qu’ils impulsent. Les deux auteurs résument ces transformations sur l’idée d’une

institutionnalisation de la négociation : une coopération obligée s’instaure entre les

acteurs pour nommer ce qui est digne de valeur et pour jouer collectif le moment venu. Ils estiment que cette forme permanente d’arrangement institutionnalisé sonne le glas de la logique géométrique et cartographique des découpages territoriaux anciens. Et l’État, par l’intermédiaire du préfet, n’est plus qu’un acteur politique parmi d’autres dont la seule spécificité provient de sa capacité à institutionnaliser les négociations pour permettre “ une intégration de l’action publique sur le territoire ”. La territorialisation de l’action publique fait donc écho à un univers dépourvu de grand horloger, simplement rythmé par les incertitudes non structurées (pour reprendre les termes des auteurs) qui s’y expriment et les nouveaux enjeux de gouvernabilité qui en découlent.

2. L’

INTERET COLLECTIF SITUE

ET L

ACTION PUBLIQUE CONJOINTE

Sur le plan théorique, Patrice Duran prolonge cette analyse en appelant de ses vœux le développement d’une sociologie de l’action collective. Il s’agit de mettre en évidence la figure de l’autorité “ telle qu’elle s’incarne dans des dispositifs

institutionnels ” (Duran 1999, p. 24). Pour penser l’action publique, il faut accepter le

“ principe de réalité d’un pouvoir politique moins défini par ses fonctions et ses

structures que par ses actes ” (p. 34) car “ la démocratie n’est pas seulement une exigence éthique, elle est aussi affaire de bonne gestion ”. L’auteur insiste sur

conduite visant à l’efficacité, se dotent ensuite de moyens en conséquence, et les mobilisent enfin dans un contexte donné. Cette grille de lecture pragmatique affirme un situationisme prononcé : l’étude de la construction de l’ordre politique passe par une réflexion sur des problèmes qui sont toujours situés sur un territoire. L’approche par les politiques publiques a permis de se détacher des modèles explicatifs centrés sur la sacralisation du politique. Il faut dorénavant aller plus loin en s’intéressant aux procédures concrètes qui, loin des accents mystiques de l’État et de l’intérêt général, sécularisent les principes de légitimité. Les valeurs ne suffisant pas par elles-mêmes à fonder l’action, l’auteur insiste sur le fait que “ Fondée à l’origine sur un a priori des

valeurs, la légitimité politique doit maintenant intégrer l’a posteriori de leurs conséquences ” (p. 95).

Cette posture d’analyse débouche sur deux apports directement centrés sur la question territoriale. D’une part Patrice Duran souligne la différence qui sépare les territoires institutionnalisés, différenciés et stables, des territoires dits de gestion, qui sont plus ouverts et indéterminés. “ Le principe de territorialité participe à la

constitution d’un espace politique légitime marqué par la stabilité de ses institutions et de ses limites de même qu’il vise à définir aujourd’hui un espace dynamique de gestion des problèmes publics caractérisé à l’inverse par la diversité des situations, la contingence des solutions et la variabilité de son emprise géographique ” (p. 79).

Un réel problème de régulation se fait jour pour concilier la flexibilité des ajustements de gestion à la rigidité des dispositifs institutionnels existants. D’autre part, l’auteur fait l’hypothèse qu’aujourd’hui, la demande sociale est moins préformée par des normes techniques et des catégories administratives. L’action publique résulte d’une coproduction qui dépasse le cadre d’une seule organisation, qui n’est pas contenue dans les méthodes traditionnelles de débat et qui doit s’adapter aux turbulences croissantes de son environnement. L’administration joue ici un rôle décisif d’intermédiation pour déterminer la valeur de l’activité des gouvernants. Elle calibre cette action publique conjointe en participant à la formulation des buts collectifs, en énonçant une définition opératoire et en engageant des négociations avec les groupes sociaux concernés.

3. L

E BIEN COMMUN COMME CONSTRUIT TERRITORIAL

Un troisième courant d’analyse se dessine avec les travaux qui cherchent à savoir dans quelle mesure l’approche procédurale participe aux changements de l’action publique. Dans un article publié en 1996, Pierre Lascoumes et Jérôme Valluy se demandent par exemple si les APC (entendez les activités publiques

conventionnelles) constituent un nouvel instrument de politique publique

(Lascoumes Valluy 1996). Cette réflexion, centrée sur l’étude des contrats, conventions, partenariats et autres chartes, débouche sur l’idée que ces actes publics ne correspondent guère, malgré un diagnostic répandu, à des formes alternatives d’action publique. Les auteurs dressent une typologie des APC qui relativise l’importance des critères orientés sur une rationalisation et une pragmatisation de la décision publique. Il s’agit plutôt de “ l’expression de

changement de mentalité dans les administrations publiques se traduisant par une mise en valeur, une mise en visibilité et une évolution des pratiques elles-mêmes ”

(p. 554). La rationalité managériale des conventions possède donc des contours idéologiques qui ne règlent pas les problèmes de représentation et de légitimation de l’action publique. Jérôme Valluy confirme ce diagnostic à l’étude de l’application d’une politique environnementale en Rhône-Alpes. Où il est montré que la généralisation des APC révèle une coalition de projet orienté sur deux formes d’action publique : d’une part des délibérations confinées aux premiers cercles de la coalition et d’autre part des controverses ponctuelles avec de nombreux acteurs (Valluy 1996). Dans la mesure où les rapports sociaux ne sont pas pacifiés et les conflits de valeurs et d’intérêts restent très nombreux, l’auteur souligne en conclusion le problème des improvisations que l’appareil étatique ne parvient plus à inscrire sur le long terme.

Deux ans plus tard, en écho à cette inquiétude, Pierre Lascoumes signe avec Jean-Pierre Le Bourhis une contribution sur les nouvelles permanences que dessinent les accords procéduraux à l’échelon local (Lascoumes Le Bourhis 1998). Au terme de deux études de cas (une règle anti-pollution et l’aménagement d’une

rivière), ils défendent l’idée que les politiques procédurales favorisent la construction, par étapes, d’un bien commun localisé. Appuyée sur une démarche éthnométhodologique, leur grille d’analyse propose de considérer l’expression

localisée de l’intérêt général comme le produit d’un tournoi qui consacre, sur une

scène commune, un réseau d’échange hermétique aux interventions extérieures. On retrouve le pouvoir périphérique à une nuance de taille : l’issue du tournoi doit s’entendre comme un processus d’apprentissage permettant un changement de la relation entre les acteurs impliqués. “ La requalification se traduit par un changement

des éléments qui opérationnalisent le bien commun (…) afin de passer du conflit à une scène d’échange administratif ” (p. 59). Les deux auteurs identifient ce

processus comme un construit territorial : “ le mode procédural incite chaque

territoire, secteur par secteur, à se doter de politiques fondées sur des valeurs spécifiques, sans référence à des objectifs communs ” et il favorise l’ouverture “ de nouveaux espaces pour l’arbitraire et l’inégalité de traitement ” (p. 66). L’État ne

dispose plus, pour faire face à la concurrence des pouvoirs locaux, que d’une légalité verticale.