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À LA SOUVERAINETÉ TERRITORIALE

2. L E POUVOIR INTERCOMMUNAL

TRANSFORME LES POLITIQUES PUBLIQUES

Ces dernières années, nous avons engagé des études sur la symbolique gestionnaire des maires ruraux, sur les modes locaux d’appropriation des fonds structurels de l’Union européenne et sur la progression des communautés d’agglomération. Sous des angles différents, ces travaux permettent tous d’entrevoir une évolution des systèmes politiques locaux dans l’accompagnement et dans l’orientation des projets collectifs engagés sur un territoire donné. Les leaders politiques locaux expriment en effet la même promptitude à capter les effets de

localité qui animent les différents milieux professionnels et les groupes de pression

qui sont implantés sur leur terre d’élection. Même si paradoxalement, l’émergence d’une culture de développement propre à un territoire (une région urbaine, un pays rural, une agglomération…) n’est jamais évidente à cerner en raison des données floues et fluctuantes qui caractérisent ce vivre ensemble territorialisé, il nous apparaît que la montée en puissance des villes et le développement de l’intercommunalité permettent de souligner la place structurante du pouvoir local dans ces transformations de l’action publique. On constate à chaque fois que ce sont les leaders politiques dirigeant ces territoires intermédiaires qui orientent de façon conséquente l’intérêt communautaire de la collectivité qu’ils administrent. Si l’attrait récent et rapide pour l’intercommunalité urbaine est souvent expliqué sur un plan technique ou fonctionnel (une rationalisation des interventions, des économies d’échelle, des dotations fiscales avantageuses), nos travaux nous incitent à souligner en premier lieu la nouvelle donne politique et électorale qui entraîne les leaders à s’investir sur ces territoires élargis. En d’autres termes, cette évolution ne provient pas principalement de l’initiative gouvernementale (d’autres réformes ont échoué dans le passé sur les mêmes orientations) mais c’est la nature du jeu politique local qui guide ici la stratégie des élus locaux pour faire des politiques. À la lumière de nos travaux récents sur la décentralisation, il nous semble possible d’avancer pour hypothèse que les élites du pouvoir local transforment

des politiques publiques. L’évolution, particulièrement visible à l’échelon

intercommunal depuis quelques années mais parfois perceptible à propos du pouvoir municipal, départemental ou régional depuis une vingtaine d’années, comporte trois dimensions propres : une prise décision toujours enserrée dans plusieurs temporalités d’action, des missions d’intervention aux finalités négociables et contingentes, et une dynamique communautariste affirmée sur des territoires intermédiaires.

L’hypothèse selon laquelle le pouvoir local modifie la façon de faire des politiques publiques trouve une première série d’explications dans les temporalités multiples qui orientent les prises de décision au sein des systèmes politiques locaux. Les élus interviennent simultanément sous la pression de trois horloges politiques différentes40. La première concerne la prépondérance du temps compté des échéances électorales. Les programmations publiques des collectivités locales semblent suspendues à une série de calendriers électifs qui précipitent ou immobilisent les projets en cours. La nouveauté provient moins de cette temporalité hachée (le bon fonctionnement des institutions locales a toujours été lié aux équilibres politiques sortis des urnes) que de l’accélération des alternances, de l’élargissement des champs de compétences et de la généralisation des financements croisés. Les élus locaux engagent leur collectivité dans des programmes publics en fonction de critères d’efficacité et d’opérationnalité perpétuellement inscrits sur le court terme de ces fenêtres d’opportunité électorales. La seconde horloge territoriale qui pèse sur la réalisation des politiques publiques concerne l’emprise du temps long qui structure les relations de pouvoir entre les élus, les fonctionnaires des collectivités locales et les interlocuteurs divers des pouvoirs publics. Le constat n’est pas nouveau en soi, mais il prend une dimension particulière dès lors que les élites territoriales investissent plus systématiquement le champ de l’action publique. Pour comprendre les négociations locales, il faut revenir sur la façon dont chaque configuration territoriale a formaté l’autonomie (et l’interdépendance) de ses programmes d’action et de coopération au gré de règles

40

Balme (R), Faure (A), septembre 1999, “ Les politiques locales changent-elles la politique? ”, in Balme (R), Faure (A), Mabileau (A) dir ., Les nouvelles politiques locales. Dynamiques de l'action publique, Paris, Presses de Sciences Po, p. 15-35

d’échange et de transaction lentement codifiées par ses élites. La mémoire de ces arrangements personnalisés pèse considérablement sur la mise sur agenda des problèmes locaux. Enfin, la troisième horloge est plus inattendue : il s’agit du temps

projeté par les principaux leaders locaux sur des objectifs de recomposition ou de

transformation territoriale. Partout en Europe, les années 80 et 90 ont été le théâtre de bouleversements concernant la délimitation spatiale des interventions publiques à l’échelon des agglomérations urbaines et des régions, mais aussi à l’échelon d’espaces sectoriels variés (les quartiers en crise, les espaces ruraux fragilisés, les sites en reconversion industrielle, les zones de montagne, les bassins de vie…). Chaque processus d’institutionnalisation de ces territoires situés entre le niveau communal et le niveau régional donne l’occasion d’une invocation insistante du futur (pour reprendre l’expression de Marc Abélès à propos des débats du Parlement européen). Ce travail politique d’invocation a la particularité de faire référence à des projets territoriaux dont l’échéance est toujours reportée et la finalité en permanence renégociée. Au final, la perception qu’ont les élus locaux des enjeux de politiques publiques semble étroitement conditionnée par ces trois temporalités. La charge imbriquée du temps compté des échéances électorales, du temps long des arrangements institutionnalisées et du temps projeté des recompositions territoriales oriente de façon singulière les règles du jeu de l’action publique dans chaque contexte territorial.

La deuxième empreinte du pouvoir local sur les politiques publiques concerne l’influence des élus locaux dans la délimitation des frontières de l’intervention publique. Cette hypothèse, proposée notamment au débat lors d’une réflexion collective sur la place du principe de subsidiarité dans le système politique français41 puis prolongée dans un groupe de travail de l’Institut de la Décentralisation42, peut se décomposer en trois propositions. Tout d’abord, il semble aujourd’hui que les initiatives des collectivités locales mettent en scène des expérimentations dans

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Faure (A) dir., 1997, Territoires et subsidiarité. L'action publique locale à la lumière d'un principe controversé, Paris, L'Harmattan, 306 p. (collection Logiques Politiques)

42

Faure (A), mai 1999, Territorialisation de l'action publique et subsidiarité. La fin annoncée du 'jardin à la française', Boulogne, Institut de la Décentralisation, 40 p. (Les Cahiers de l'Institut de la Décentralisation, n° 2)

lesquelles l’autorité publique module en permanence la nature et la portée de ses interventions vis-à-vis des individus et des groupes destinataires. Au fil des politiques publiques territorialisées, on assiste concrètement à un assouplissement des principes de la négociation permettant de déterminer la limite qui sépare, dans chaque domaine d’activité, les enjeux publics des enjeux privés. Ensuite, ce travail sur la frontière public-privé se double d’une activité croissante de discussion concernant le bon niveau territorial de diagnostic et de mise en œuvre des programmes d’action. La coopération intercommunale réoriente incontestablement les arbitrages dans la mesure où les communautés de communes et d’agglomération fixent, de leur plein gré, les compétences qu’elles enlèvent aux communes, mais aussi celles qu’elles captent ou délèguent dans les faits à des échelons institutionnels de niveau territorial supérieur. Enfin, les élus locaux revendiquent publiquement une place accrue dans la délimitation des valeurs qui encadrent la symbolique politique de l’intérêt général. La communication qui accompagne la mise en place des politiques publiques permet souvent à ces derniers d’affirmer une vision du monde en décalage (voire en opposition) avec celle des sphères classiques de médiation publique. Nous avons vu plus haut que la production des référentiels de l’action publique quittait progressivement les scènes professionnalisées des grandes administrations pour se diffuser dans une multitude de forums régionalisés. Avec la mise en place de compétences de plus en plus étendues, les leaders des grandes collectivités locales occupent une position stratégique pour inventer des référentiels de proximité (Lefebvre 2001) qui réinterprètent à l’infini la justesse et la portée des référentiels sectoriels. Cet élan pragmatiste, que Paul Alliès identifie avec circonspection comme une forme démagogique de proximité de courtoisie (Alliès 2001), doit être pris au sérieux. C’est une façon territorialisée de faire de la politique qui transforme en profondeur l’équilibre des formes négociées du compromis social. En donnant la primeur aux solutions bricolées et particularisées, les élites des collectivités territoriales mettent progressivement en pratique des formes d’intervention à la fois incertaines et contingentes. À la différence des années 80, il semble aujourd’hui que l’affirmation de cette subsidiarité rampante ne soit plus seulement un cas d’école sur quelques

territoires puissants ou en conflit ouvert avec l’État, mais bien un nouveau rapport politique à la notion générique d’intérêt général.

La troisième empreinte des leaders politiques locaux sur les politiques publiques concerne la dimension du travail politique engagé sur des territoires infra-nationaux que nous qualifierons de potentiellement communautariste. Il s’agit d’étudier dans quelle mesure une mise sur agenda des problèmes est orientée par des groupes de pression qui tirent d’abord leur légitimité de la communauté d’intérêts qu’ils expriment à la fois sur une thématique précise et sur un territoire donné. Les niveaux traditionnels du département et de la commune ne semblent que marginalement concernés par cette évolution, en raison de l’étroite imbrication historique qui relie toujours leurs élites aux sphères administratives déconcentrées de l’État. En revanche, le débat se pose différemment pour les niveaux plus récents de la région et de l’intercommunalité. La montée en puissance des conseils régionaux dans les années 90 et l’élection en 1998 de majorités politiques soutenues par des élus d’extrême droite ont par exemple suscité de nombreuses controverses centrées sur les dangers populistes et xénophobes des revendications identitaires portées par des mouvements traditionalistes au sein de chaque institution régionale (Monnet Galice 1999, Mauvais Temps 1999). Cette controverse salutaire centrée sur les dérives potentielles du régionalisme ne doit pas masquer une autre évolution, beaucoup plus structurante de notre point de vue, concernant la formation sur chaque scène régionale de référentiels d’action publique qui sont conçus à la fois sur des bases professionnalisées et sur des bases territoriales. Pour reprendre le schéma d’analyse des politiques publiques de Pierre Muller, le cœur de la médiation ne serait plus le RGS (rapport global-sectoriel) mais le RTS (rapport territorial-sectoriel).

Nous souhaitons en quelque sorte tester une explication, plus communautariste qu’identitariste, consacrant l’importance du processus de cristallisation des intérêts, des idées et des valeurs à l’échelle des nouveaux territoires intermédiaires que sont les agglomérations urbaines, et dans une moindre mesure les pays ruraux ou périurbains. Dans le second cas, les analyses les plus récentes soulignent surtout les problèmes d’identité et de cohérence institutionnelle

qui sont rencontrés par ces intercommunalités chaque fois que leur périmètre chevauche simultanément des espaces ruraux et des agglomérations (Jean 1999, Vanier 2000, Marcelpoil Faure 2001). Dans le premier cas en revanche, plusieurs travaux commencent à décrire le processus original d’affirmation du pouvoir d’agglomération (Le Saout 2000a, Le Saout 2000b, Baraize Négrier 2001, Négrier 2001). Ces analyses permettent de rendre compte de réelles transformations dans la formation et dans l’organisation du jeu politique. Les leaders de ces territoires urbains ont en effet tendance à structurer une centralité partagée avec l’ensemble des communes tout en affûtant un imaginaire territorial spécifiquement lié à la stratégie de développement et de rayonnement de la collectivité43. La professionnalisation gestionnaire est en quelque sorte mise au service d’un travail de promotion identitaire sur les atouts culturels et socio-économiques de l’agglomération. Les élites intercommunales produisent de nouvelles représentations du territoire qui sont certes dépendantes des échanges accrus de ressources liés aux politiques locales, mais qui sont aussi étroitement imbriquées dans les configurations territoriales lentement formatées par le temps long de chaque société locale. Leur légitimité politique provient d’une combinaison entre la représentation du territoire, l’articulation des intérêts communaux et la médiation avec d’autres niveaux d’action publique. Ce travail d’hybridation offre aux élites politiques locales (élus, experts et hauts fonctionnaires) une position unique pour inventer un intérêt

communautaire propre à leur collectivité. Les grands élus saisissent cette évolution

sous l’angle de l’autonomie politique qu’elle procure et des équations électorales et partisanes qui accompagnent cette nouvelle forme de compétition politique locale. Ainsi peut-on avancer pour hypothèse que le pouvoir intercommunal change les

politiques publiques, au sens où il permet à quelques leaders intercommunaux

(surtout en milieu urbain mais parfois aussi en milieu périurbain et en milieu rural) d’orienter directement et légitimement le contenu des forums régionaux, nationaux et européens de la contractualisation tout en confortant la légitimité de leur pouvoir de représentation et de médiation vis à vis de la population sur un territoire donné.

43

Faure (A), Négrier (E), 2001 “ La nouvelle donne communautaire ”, in Faure (A), Négrier (E), La politique culturelle des

L’approche par le leadership permet ici de souligner le lien qui s’établit entre la trajectoire du leader et ses fonctions d’entrepreneur44.

44

Faure (A), 2001, “ Dynamiques intercommunales, leadership et territoire. Le pouvoir local change-t-il les politiques publiques ? ”,

REPRÉSENTATION(S) POLITIQUE(S)