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L ES SINGULARITÉS ET LE GÉNÉRAL

Au terme de ce troisième tour d’horizon, on retiendra d’abord les vertus que procure l’approche diachronique dans l’analyse des épaisseurs territoriales qui orientent l’action publique contemporaine. Les travaux mettent en évidence la densité historique des influences, des itinéraires et des identités qui confèrent à chaque système local un style et des pratiques politiques différents. Ce souci explicatif du temps long permet d’abord de retrouver les pièces du puzzle, c’est-à-dire les hérédités enfouies et les innombrables réseaux qui s’emboîtent pour permettre aux collectivités locales de faire système sur des repères collectifs souvent singuliers et rarement linéaires. Si l’on ne fait pas de la politique de la même façon en Bretagne et à Marseille, c’est à la fois parce que les règles d’éligibilité ne sont pas les mêmes et parce que le temps a dessiné sur chaque territoire des configurations et des imbrications différentes. De même le regard ethno-socio-historique apporte-t-il un recul salutaire sur les étranges concordes qui lient et relient les électeurs aux candidats et aux élus. Les études comparatives montrent ainsi pourquoi la participation à des élections locales ne signifie pas la même chose en milieu rural et dans les villes, dans un bastion communiste et sur une terre radicale, en 1977 et en 1983…

Toutefois, on ressort de ces travaux avec un sentiment d’inachevé. Les approches sur les modèles locaux de la représentation et de l’hérédité politiques ne perdent-elles pas une part de leur richesse en limitant l’analyse des singularités territoriales à des enjeux symboliques ? Ces singularités constituent peut-être, aussi,

des critères explicatifs sur la vision du monde des individus, sur leur appréhension quotidienne de la chose publique et de l’action collective dans son ensemble. N’est-il pas possible d’envisager les scènes politiques locales comme des espaces de formatage des priorités de la décision publique ? L’hypothèse peut de prime abord paraître quelque peu décalée au regard de la spécialisation et de l’internationalisation croissantes des interventions publiques depuis un demi-siècle. En science politique, ce sont d’abord les scènes de controverses sectorielles et nationales qui servent à expliquer les processus d’institutionnalisation et de domination. L’Association Internationale de Science Politique illustre parfaitement cette orientation avec son dernier congrès consacré à l’avènement du “ troisième millénaire des corporatismes ” (Québec - août 2000). Lors de la leçon inaugurale, le Professeur Lowy pourfendit dans un même élan la mondialisation, qui signe pour lui l’avènement d’un nouveau système féodal des marchands, et le retour du local, qui exprime, toujours de son point de vue, une orientation résolument conservatrice de l’action politique. Point de salut pour la démocratie hors de l’État ? Pour le moins, le diagnostic appelle des débats à l’heure où les métropoles ou les régions participent de plain pied à la formulation des agendas politiques. À cet égard, l’entrée par les enjeux de représentation et d’hérédité en politique permet utilement de déconstruire l’objet “ État ” dans la diversité des configurations sociales qui formatent la relation entre le singulier et le général. Mais si la posture anthropologique favorise une mise à distance des enjeux politiques focalisés sur les institutions, elle ne doit pas négliger l’influence croissance des États locaux et des multiples territorialités qui pèsent au quotidien sur la représentation que se font les individus de la chose publique et des identités collectives.

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Au terme de ces trois premiers chapitres, nous avons tenté d’ordonner les enjeux politiques locaux tels qu’ils étaient décrits dans les sciences sociales sur trois registres : la place de l’État dans la territorialisation croissante des politiques publiques, les différents modes de gouvernabilité expérimentés par les collectivités locales, et enfin les ressorts symboliques de conquête du pouvoir local. Ce travail de relecture nous a permis à chaque fois de souligner les acquis théoriques qui

apparaissaient comme les plus significatifs pour évaluer la singularité politique des interactions entre les pouvoirs locaux et l’action publique. Mais dans le même temps, ce tour d’horizon a permis d’entrevoir certaines limites sur lesquelles ces approches spécialisées butaient pour étudier l’objet politique dans toutes ses dimensions locales et territorialisées. Dans chaque tradition scientifique en effet, les contributions les plus récentes oscillent toujours entre deux postures : d’un côté elles reconnaissent l’ampleur des transformations en cours, et de l’autre elles constatent que le diagnostic pâtit d’un cadre cognitif restreint et contraint par le point de vue adopté. On retrouve ce balancement dans les trois courants :

- l’approche par les politiques publiques appréhende frontalement la part croissante des enjeux territoriaux dans l’action publique avec la transformation de l’intérêt général en bien commun localisé, mais les chercheurs soulignent leur embarras pour intégrer pleinement dans l’analyse les enjeux de politique politicienne, reconnaissant implicitement leur difficulté méthodologique à se défaire d’une tradition d’analyse qui confère immanquablement à l’État une place structurante dans la hiérarchisation des priorités publiques ;

- les travaux spécialisés sur le fonctionnement des collectivités locales enrichissent les analyses de réflexions originales sur les enjeux réticulaires de gouvernance qui transforment les scènes urbaines et régionales, mais cette orientation plus sensible aux régulations socio-économiques parvient mal à prendre la mesure des nouvelles interactions qui se dessinent avec les gouvernements locaux, par manque d’outils d’analyse pour étudier comment les ressources symboliques du pouvoir local transforment les champs de controverse du développement territorial ;

- enfin, les spécialistes des rituels électoraux et de l’imaginaire politique des sociétés locales décrivent de façon subtile l’alchimie des règles archaïques et modernes qui caractérisent aujourd’hui le fonctionnement du métier politique à l’échelon local, mais les analyses paraissent relativement démunies pour étudier comment ces singularités territoriales pèsent plus

globalement sur la vision qu’ont les individus de la politique et des pouvoirs publics.

IV. LES EFFETS DE LOCALITE