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L ES ACTEURS USAGERS ET LA LOCALISATION DE L ’ ACTION

ET LEUR APOLITISME TROMPEUR

B. L’ ESPRIT DES COMPROMIS ET LA TERRITORIALISATION DU SOCIAL

2. L ES ACTEURS USAGERS ET LA LOCALISATION DE L ’ ACTION

Partant du constat que l’organisation se banalise, au sens où sa généralisation tend à en relativiser le rôle régulateur, Erhard Friedberg ouvre une nouvelle voie au sein de la sociologie des organisations en engageant une analyse centrée sur les

ordres locaux (Friedberg 1993). Cette posture lui permet de s’émanciper des grilles

de lecture trop systématiquement orientées sur les cultures politiques nationales. Pour lui, les situations locales ne sont pas surdéterminées, mais elles révèlent au contraire l’autonomie des acteurs en action et le rôle structurant que joue chaque

ordre local dans la régulation sociale. Cette approche, qui s’inspire sur le plan

méthodologique des travaux de Marc Maurice, tend à ouvrir une brèche dans le double modèle de référence du phénomène bureaucratique (1961) et de L’acteur et

le système (1977). C’est l’idée qu’à l’organisation succèdent des systèmes d’action concrets. Ces systèmes, qui sont issus d’une connaissance descriptive locale, ne

révèlent pas des modèles stabilisés mais mettent simplement en évidence la contingence des décisions et l’importance des règles locales. L’approche exprime une posture modeste centrée sur l’explication endogène des spécificités et des

différences, se tenant ainsi à distance des montées en généralité et des analyses qui donnent aux mécanismes de représentation une place structurante. Erhard Friedberg revendique donc une connaissance clinique, fine et inductive de l’action collective qui délaisse la question de l’État à la philosophie politique et tempère les explications orientées sur la place de la politique dans la construction et dans le maintien des cadres collectifs. D’une certaine façon, l’auteur cherche moins à observer des ordres locaux en référence à un niveau global qu’à expliquer le fonctionnement de multiples ordres partiels qui mobilisent les individus en tant qu’acteurs-usagers. Ce cadre d’analyse possède donc la double particularité d’inscrire l’approche organisationnelle dans un cadre de connaissance localisé et de limiter la dimension politique des jeux d’acteurs aux productions sociales empiriquement observables.

On retrouve cette démarche dans les travaux d’Olivier Borraz consacrés au gouvernement des villes. Dans une comparaison franco-suisse, l’auteur montre par exemple que la prise en compte des intérêts locaux par les municipalités n’est guère corrélable avec l’importance des représentants qui accèdent aux lieux de la décision mais qu’elle dépend du degré d’homogénéité sociale qui structure chaque système local (Borraz 1994). Sur un autre registre, Philippe Warin reprend cette posture dans sa réflexion sur la place des destinataires des politiques publiques. Il fait en effet l’hypothèse que c’est la réception des programmes publics par les usagers qui crée le rapport des individus au collectif (Warin 1999). Cette analyse explore la possibilité d’un fonctionnement de l’action publique qui serait caractérisé par l’individualisme

modéré des usagers, individualisme qui exprime, dans la mise en œuvre des

politiques publiques, “ une libre volonté (celle du destinataire et/ou celle du

prestataire) pour apaiser les concurrences et conflits d’intérêts ” (Warin HDR, p. 43).

On retrouve aussi cette grille de lecture, qui conteste la vision de l’action publique “ irrémédiablement enfouie dans les jeux de pouvoir du système politique ” (p. 46), dans les travaux de François Dubet sur la notion d’expérience sociale (Dubet 1994). Les individus orientent et singularisent leur action en combinant des principes et des rationalités hétérogènes. Dans le droit fil des analyses d’Alain Touraine sur la théorie

de l’action (Touraine 1965), l’auteur montre que l’acteur possède une autonomie

d’Alain Touraine, il estime que cette intelligibilité du monde se révèle de plus en plus aléatoire. Le temps n’est plus à “ l’image ancienne des mouvements sociaux

capables de lier autour d’un principe unique un sujet individuel et un sujet ‘historique’ ”. L’expérience sociale se bricole, modestement, à l’épreuve des faits, au

fil des pratiques effectives et au rythme de chaque moment intellectuel.

La question locale devient ou redevient centrale pour la sociologie. Dans une réflexion de synthèse sur ce thème, Alain Bourdin souligne que les essais théoriques sur la notion de localité demeurent souvent parasités par les débats centrés sur les entités locales. Pour éviter les obstacles que cette posture entraîne en termes d’universalisme, d’idéologisme et d’approche trop systématiquement bottom up, l’auteur propose une théorisation de la localisation. Dans cette perspective, le lieu est pris comme un contexte d’action : “ Ce qui différencie peut-être le plus la

localisation de l’inscription de l’action dans un contexte sectoriel, organisationnel ou ‘groupal’, c’est la diversité des modalités et des significations qu’elle peut prendre et qui sont sans cesse confrontées, en interaction, en composition ” (Bourdin 2000, p.

174). Alors que les sciences sociales renforcent souvent la perception spontanée de la localité sur un sentiment d’appartenance, le lieu est ici appréhendé comme un choix et comme un problème, comme un cadre possible pour l’action dans un contexte donné. Par rapport aux modèles hiérarchiques, communautaires ou pyramidaux, Alain Bourdin souligne que la localisation exprime un modèle pluriel centré, comme dans l’analyse d’Erhard Friedberg, sur l’apprentissage dans la construction de l’action. Cet angle de lecture fait aussi écho aux réflexions de Jean-Daniel Reynaud sur les règles du jeu de la vie sociale qui conduisent à des “ communautés improbables appuyées sur peu de relations et des échanges

difficiles, sans communauté de vie, réunies autour de quelques principes en apparence étrangement abstraits ” (Reynaud 1993, p. 84). Pour cet auteur, les communautés pertinentes de l’action collective se forment sur une multitude de

petits systèmes qui s’influencent mutuellement mais qui sont loin de former un ensemble stable et cohérent. Alain Bourdin va plus loin sur un point : il estime que ce local surmoderne produit des références, dérivées ou spécifiques, qui dessinent les contours du bien commun.

On retrouve dans cette analyse des parentés avec les travaux de Patrice Duran sur la territorialisation de l’action publique : pour les deux auteurs, ce sont aujourd’hui les “ milieux localisés ” qui élaborent “ les bons compromis territoriaux ” à partir d’un “ rapport au monde dans lequel les médiations tiennent la première

place ” (Bourdin 2000, p. 229). Ce processus de production de sens, résolument

réflexif, fait aussi référence de façon explicite aux travaux de Pierre Muller sur la formation des référentiels. Cependant, lorsque ce dernier étudie la production des valeurs, des algorithmes, des normes et des images de l’action publique (Muller 1990), il définit un modèle cognitif clairement inscrit dans le cadre politique et administratif de mise en œuvre des politiques publiques. Alain Bourdin déplace résolument la perspective en étudiant une nouvelle localité qui se développe parallèlement à l’État et à la politique. La production de sens générée par la localisation ne s’inscrit pas nécessairement dans des logiques sociales en interaction avec des logiques politiques. Selon sa belle formule, il s’agit plutôt de

systèmes de ressources généreux qui dessinent les contours d’un pragmatisme du vivre ensemble reposant sur des territoires locaux partiels, transitoires et flous.