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Au terme de ces premières pistes d’analyse sur la montée en puissance de territoires politiques dits “ intermédiaires ” (en référence aux territoires classiques de la commune, du département et de la région), on reviendra encore une fois sur la complémentarité des savoirs qu’il paraît utile de mobiliser pour prendre toute la mesure des évolutions en cours. De notre point de vue, l’étude de l’action publique locale gagne particulièrement à engager des confrontations interdisciplinaires avec les recherches consacrées aux représentations des dynamiques collectives locales. Que la perspective soit sociologique, géographique ou économique, les travaux qui s’intéressent à l’esprit des lieux ou à l’esprit des compromis locaux montrent en effet l’importance des visions du monde qui accompagnent les processus de localisation des mouvements d’idée. Si les logiques politiques et institutionnelles traditionnelles paraissent souvent secondaires dans ces analyses, nos travaux nous incitent à insister sur les passerelles qu’il est pourtant nécessaire d’envisager avec les sciences du politique, sur deux registres en miroir.

D’un côté, on soulignera volontiers que l’étude de l’action publique peut difficilement faire l’économie d’une perspective ethnologique centrée sur la façon dont les élus entrent en politique et pensent la politique à l’échelon local. Les entretiens individualisés que nous avons réalisés au cours de nos enquêtes de terrain ont toujours éclairé de façon décisive notre compréhension des éléments fondateurs qui impriment la vision du monde que les élus locaux donnent aux enjeux

collectifs débattus dans les arènes publiques. Il ne s’agit pas seulement d’identifier les critères d’éligibilité qui marquent les étapes permettant aux individus d’accéder au pouvoir puis de s’y maintenir. Les travaux sur l’hérédité élective, sur l’identité socioprofessionnelle, sur l’activité partisane et sur les réseaux relationnels qui balisent les carrières politiques permettent aussi de prendre la mesure de la culture démocratique qui se diffuse sur l’ensemble du système politique. Le retour sur l’itinéraire des élus locaux de premier plan donne en effet des informations essentielles sur les formes de l’activité politique en général. Au-delà d’une simple sociologie politique, l’approche ethnologique révèle les données symboliques qui façonnent la cité dans ses dimensions politiques. Un peu à l’image des travaux qui s’attachent à montrer comment des personnalités politiques ont marqué de leur empreinte le style politique des gouvernements nationaux, il nous semble que l’étude historique et personnalisée du parcours et de l’environnement des leaders politiques locaux offre des clés explicatives essentielles sur les conditions contemporaines du passage des enjeux collectifs à des programmes publics. Au fil de nos recherches, nous avons pu mesurer par exemple combien la logique d’action du décideur politique placé à la tête d’un fief pouvait s’éloigner de la rationalité technocratique, des stratégies planifiées et des programmations concertées. De même a-t-on pu observer sur de nombreux dossiers dits sensibles (l’occupation des sols, la culture, le développement économique…) comment leurs décisions dépassaient les ajustements marginaux au sein du système politique local pour orienter de façon conséquente les règles du jeu politique en général. Que ce soit pour bloquer, pour affronter, pour traduire, pour relayer ou pour contourner des demandes, les leaders locaux pèsent d’un poids singulier sur les choix de société. Les élites du territoire sont situées à un point de cristallisation des représentations de l’intérêt général et des intérêts particuliers. Bien que de nombreux travaux universitaires contemporains relèguent les scènes politiques locales à un théâtre d’ombres détaché des principales orientations socioéconomiques et financières qui structurent les priorités collectives, nos propres recherches nous incitent à souligner que leur position de médiation dans les controverses publiques leur confère une fonction structurante d’incarnation et d’énonciation du bien commun. Cette hypothèse ne signifie en aucun cas qu’ils détiennent une vision argumentée,

cohérente ou juste des intérêts collectifs incarnés par le politique. Il s’agit seulement du constat qu’ils sont dorénavant placés au cœur des transactions symboliques de la représentation politique. Le pouvoir local transforme les politiques publiques au sens où le travail idéologique sur les frontières de l’intérêt général place dorénavant la parole des leaders territoriaux au centre du processus cognitif de formulation des référentiels de l’action publique.

Pour être validée, cette hypothèse implique parallèlement un questionnement renouvelé sur les mouvements d’idées qui alimentent la vision du monde des leaders territoriaux. Nous avons évoqué à plusieurs reprises les résultats de recherche qui indiquaient les limites actuelles du grand récit républicain sur la production des normes et des valeurs fondant les priorités de l’intervention publique. Il existe dans cette lignée une multitude de travaux qui s’accordent à souligner que le modèle du corporatisme à la française traverse une période de crise que l’on retrouve, sous d’autres formes, dans la plupart des systèmes politiques occidentaux. Les autorités publiques sont simultanément confrontées à une fragmentation croissante des problèmes et à des dynamiques territoriales infra et supra nationales de plus en plus complexes (Leca 1996). Dans une synthèse sur les formes émergentes de recomposition de l’action publique, Guy Saez souligne avec force la dissociation qui s’opère entre, d’un côté, “ le monde qui a en charge la politique des

problèmes ”, et, de l’autre, “ le monde des valeurs qui a en charge la gestion des identités et des formes d’appartenance ” (Saez 1999). Le second volet possède, de

notre point de vue, une importance que les sciences du politique n’ont pas suffisamment explorée jusqu’à présent dans leurs travaux. Il faut dire que les réflexions centrées sur les enjeux de représentation concentrent traditionnellement les analyses sur les notions de légitimité, de souveraineté et de domination. Notre incursion dans l’étude des objets apolitiques de la question locale nous incite à souligner à nouveau tout le bénéfice qu’il pourrait y avoir à élargir la thématique canonique de la représentation politique à une acception élargie des représentations collectives qui innervent les structures élémentaires de la territorialité. Même si cette ouverture sur d’autres grilles de lecture regorge d’écueils, de chausses trappes et de quiproquos sur le plan scientifique, nous avons acquis la conviction que ces éclairages devraient permettre de mieux comprendre comment le travail de

représentation des phénomènes sociaux localisés interagit de plus en plus directement sur la vision du monde des élites politiques locales. Lorsque des sociologues, des géographes ou des économistes étudient la façon dont les acteurs construisent une intelligibilité localisée du monde (sous des formes aussi variées que les particularismes langagiers, la toponymie des lieux, la création artistique ou les stratégies entrepreneuriales), ils nous renseignent sur les nouveaux référentiels qui s’invitent insidieusement mais massivement dans les sphères décentralisées de la décision publique. Notre projet d’élargir la question des représentations à des modes expressifs fort éloignés, en principe, des logiques institutionnelles et idéologiques de l’agir politique procède en définitive d’une intuition de recherche qui reste à étayer : les territoires politiques intermédiaires tels que les agglomérations sont en passe de s’affirmer comme des sociétés auto-référentielles, au sens habermassien d’une organisation de “ l’affrontement pour la construction des

matrices cognitives de référence qui vont encadrer le sens de l’action des groupes et des individus ” (Muller 2000).

Une telle hypothèse ouvre un débat complexe sur la place du territoire dans la construction du sens, débat qui fut notamment ouvert de belle façon dans un séminaire grenoblois de l’IREP sur les systèmes sociaux à la fin des années 70. Yves Barel évoquait alors les paradoxes de la modernité en soulignant que le territoire devait être considéré comme un anti-code, le code désignant pour lui

“ toute mise en ordre de l’action et de la pensée prétendant s’abstrairede particularités spatiales et temporelles, au moins partiellement ”. Il précisait que

“ l’analyse des sociétés locales ouvre une dimension tout à fait centrale dans

l’analyse sociale contemporaine. Il y a vraiment deux façons de se comporter socialement, techniquement, humainement : en codifiant, c’est-à-dire en agissant frontalement et en créant de la transparence ; ou bien en rusant, c’est-à-dire en maîtrisant les choses ou les gens de façon oblique et biaisée, sans vouloir ou sans pouvoir le dire, sans s’en rendre compte quelquefois, sans le voir. L’invisible et l’indicible sont toujours en train de rôder à côté, autour, au dessus, au dessous des codes et des algorithmes. Ils sont aussi, je le souligne au passage, l’ingrédient presque obligé de toute stratégie paradoxale efficace. Or les sociétés locales sont le lieu où cet invisible et cet indicible peuvent, si l’on me permet l’expression, le mieux