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Triade ou Trinité - de la tri-unité vers l’unité

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 86-91)

L’ACTEUR – DE LA MACHINE À L’OBJET D’ART

1.3.2 Triade ou Trinité - de la tri-unité vers l’unité

« Je m'aperçois que depuis notre venue à la lumière nous rencontrons le

‘chiffre 3’.

Ce n'est pas un hasard.217 »

Une triade est un ensemble de trois unités liées entre elles par des rapports généralement étroits et complémentaires. Il pourrait s'agir d'agrégats de choses, d'idées, de personnes, etc., ou dans le cas des religions, de déités. C’est dans ce dernier cas qu’apparaît le concept de Trinité dans le christianisme, c’est-à-dire le Père, le Fils et le Saint-Esprit dont la relation entre eux est une forme dite consubstantielle, car les trois ne sont qu’un. Cependant ce n’est pas dans le christianisme que la notion de triade ou de trinité est apparue pour la première fois. En effet elle était déjà présente dans plusieurs mythologies anciennes, telle que les mythologies égyptienne, grecque et romaine, entre autres.

Depuis La République de Platon, la vision tripartite de l’âme Epithymia (ventre), Nous (tête) et Thymos (cœur), a connu plusieurs sortes de variations en Occident. Plus tard, le Traité de l’âme d’Aristote définit trois niveaux de l’âme, c’est-à-dire végétatif (nutrition et reproduction), passionnel (le concupiscible et l’irascible) et intellectuel (intelligence et volonté). Cependant il procède à cette division de l’âme pour mieux l’étudier et comprendre ses capacités car il n’existe pas de divisions réelles. Selon lui, il n’existe même pas de division entre âme et corps, ce qui ne coïncide pas avec la pensée de son Maître Platon. Aristote constate aussi que l’homme seul possède le niveau dit intellectuel,

215 Alain Porte, François Delsarte, une anthologie, op. cit.

216 Frank Waille, Corps, arts et spiritualité chez François Delsarte…, op. cit.

217 Jean-Louis Barrault, Saisir le présent, Paris, Robert Laffont, 1984, p. 176.

Le Corps qui pense, l’esprit qui danse – l’acteur dans sa quête de l’unité perdue  Leela Alaniz 

ce qui fait de lui le seul être vivant tripartite.

Cette caractéristique humaine se trouve également dans la pensée gurdjiévienne, où chaque centre ou fonction est appelée aussi cerveau. Gurdjieff se référait aux êtres vivants dans la nature comme unicérébraux, bicérébraux, ou encore tricérébraux218 pour décrire respectivement ceux qui vivent seulement avec le centre moteur ; ceux qui ont les deux centres moteur et émotionnel ; et finalement ceux qui ont les centres moteur, émotionnel et intellectuel. Selon lui, seul l’homme possède les cerveaux au nombre de trois, et il est donc le seul être capable d’avoir une relation avec les trois forces créatrices essentielles à la fois.

François Delsarte connaissait évidemment les grandes controverses entre religion et science qui ont eu lieu depuis l’Antiquité et spécialement celle de son époque, qui ne laissait pratiquement plus aucune place à la religion, la science ayant largement pris le dessus. Il était convaincu de pouvoir trouver les bases de son travail non à partir de la division de ces deux sources, mais plutôt à partir de leur combinaison. À l’opposé de Platon qui abandonne le chemin des arts pour suivre celui de la philosophie après sa rencontre avec Socrate, Delsarte prend la voie de l’art, tout en gardant à cœur de travailler dans le sillage de la science et de celui de la religion, sans laisser qu’elles ne s’opposent entre elles. En d’autres mots, il va s’appuyer fortement sur la foi, au point de se convertir au Christianisme, pour ériger sa méthode. Il avouait que la base de son enseignement est d’origine divine « en ce sens qu’elle procède de la méthode même du Christ »219, c’est-à-dire de la Trinité chrétienne, « laquelle prête à toute vérité, comme à toute proposition d'ordre métaphysique, l'appui d'une démonstration matérielle ou organique. »220 Or, son matériel organique c’est le corps de l’homme qu’il étudie de façon systématique. À partir de trois manifestations vie-âme-esprit, trois voies d’expression artistiques pourront voir le jour, celles-ci étant respectivement la voix, le mouvement et la parole. A leur tour, ces formes artistiques humaines (le chant, la danse et la poésie) permettent, pour Delsarte, de connecter l’homme au divin. C’est en fait toujours une relation d’aller-retour qui se tisse entre l’humain et le divin.221

218 Jean Vaysse, op. cit., p. 99.

219 François Delsarte, in Alain Porte, François Delsarte, une anthologie, op. cit., p. 25.

220 Idem.

221 Plus tard, la science aura un de ses grands théoriciens Albert Einstein (1879-1955) qui va mettre en rapprochement cette fameuse dualité en s’exprimant : « La science sans religion est boiteuse, la religion sans science est aveugle. »

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Quant à Gurdjieff, il tirait ses enseignements de sources religieuses, bien qu’il utilisât une méthode scientifique pour mener ses recherches par l’observation et l’expérimentation, c’est-à-dire à travers les fonctions du centre intellectuel. Il parlait ainsi à ses élèves à propos de la science et de la religion :

« Je raisonne ainsi: ‘Je suis un pauvre petit homme. II n'y a que cinquante ans que je suis en vie, et la religion, elle, existe depuis des milliers d'années. Des milliers d'hommes ont étudié les religions et moi je les nie.’

Je me demande: ‘Est-il possible qu'ils aient tous été des idiots et qu'il n'y ait que moi d’intelligent?’ C'est la même chose avec la science. Elle aussi existe depuis très longtemps. Supposons que je la nie. De nouveau la même question surgit : ‘Se peut-il qu’à moi seul je sois plus intelligent que la multitude d'hommes qui, depuis tant de temps, ont étudié la science?’

Si je suis un homme normal et que je raisonne impartialement, je comprends que je peux bien être plus intelligent qu'un ou deux hommes, mais pas plus intelligent que des milliers, que des millions d'hommes. Je le répète, je ne suis qu'un petit homme. Puis-je critiquer la religion et la science? Alors, que puis-je faire? Je commence à penser qu'il y a peut-être du vrai dans ‘l'une et l'autre’. II est impossible que tous se soient trompés »222.

Chez Delsarte, l’art est le troisième sommet nécessaire pour former la trinité de base de sa recherche qui comprend la science – la religion – l’art, à laquelle il va consacrer toute sa vie.

Finalement, le mot trinité nous renvoie immédiatement à la notion de Trinité catholique, qui a été par ailleurs rejetée non seulement par le rationalisme, mais aussi par d’autres religions monothéistes et même par certains chrétiens, comme par la branche chrétienne de l’unitarisme.

La conception de trinité delsartienne directement inspirée de la Trinité catholique, s’inscrit bien dans une vision néoplatonicienne, dans la mesure où Delsarte croyait au principe d'unité systématisante, c’est-à-dire que toute multiplicité prédit une unité qui lui assure sa structure. La division en trois est orientée vers la recherche de l’unité. Sa notion de trinité, fondamentale comme base de toutes ses recherches, était orientée sur les trois axes de l’homme : corps (vie), émotion (âme) et pensée (esprit).

Nous pourrions trouver alors une identité entre cette vision tripartie de l’homme et

222 G. I. Gurdjieff, Gurdjieff parle à ses élèves, op. cit., p. 259.

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la pensée gurdjiévienne, car nous y trouvons le concept trinitaire des centres : moteur, émotionnel et intellectuel, très proche de celui de Delsarte, vie, âme, esprit223.

Si pour Delsarte la réussite de cette unité générerait la naissance d’un vrai artiste, dont l’œuvre d’art serait le « résultat d’une émotion qui passe par la pensée et se fixe dans une forme »224 ; pour Gurdjieff le résultat souhaité était l’évolution de l’homme en vrai homme, c’est-à-dire l’homme qui n’est pas endormi, qui a sa conscience éveillée et qui peut se libérer de ses automatismes moteurs, émotionnels et intellectuels, permettant ainsi la libre connexion entre ses centres. Le vrai artiste selon Delsarte, doit également faire l’expérience d’un libre flux dans la trinité vie-âme-esprit qui le constitue, puisque pour lui, la vérité d’une œuvre d’art est directement liée à la vérité organique de l’artiste.

En définitive, Delsarte voyait en l’homme lui-même l’accomplissement d’un chef-d’œuvre225.

François Delsarte et Gurdjieff recherchaient des fins apparemment différentes, le premier étant un artiste qui souhaitait unir l’art, la science et la religion, comme a écrit Alain Porte226; tandis que Gurdjieff considérait l’art non comme un but en soi, mais comme un moyen de conserver et de transmettre une certaine connaissance objective (à travers par exemple les danses sacrées) pour assurer l’évolution de l’humanité.

Malheureusement, selon Gurdjieff cette fonction de l’art a disparu depuis plusieurs siècles227. Cette divergence n’est qu’apparente car ils souhaitaient que l’art permette d’accéder à la connaissance, dans le cas de Gurdjieff, et à la vérité, dans le cas de Delsarte228 deux termes qui font référence à une même intuition de spiritualité.

Delsarte croyait et travaillait son art comme quelqu’un construirait un télescope

223 Il n’existe pas de repères qui puissent montrer une influence des recherches de François Delsarte sur celles de Gurdjieff, car ce dernier a épuisé ses investigations dans le Moyen et l’Extrême Orient; cependant il y a des convergences en ce qui concerne ses recherches sur les mouvements du corps associés à l’émotion et à la pensée, afin d’aboutir à une unité harmonique de l’homme.

224 François Delsarte, in Alain Porte, François Delsarte, une anthologie, op. cit., p. 31.

225 Alain Porte, François Delsarte, une anthologie, op. cit., p. 233.

226 Alain Porte est l’auteur de la première anthologie de textes de François Delsarte publiés pour la première fois dans leur langue d’origine, François Delsarte, une anthologie, op. cit. Il fut le premier francophone à entreprendre une recherche systématique des manuscrits de Delsarte et de ses élèves, en France, au Québec et aux États-Unis d’Amérique (New Hampshire et Louisiane). Source : « François Delsarte ou le chant des signes », in Franck Waille Éd., op. cit.

227 G. I. Gurdjieff, Gurdjieff parle à ses élèves, op.cit., p. 51.

228 Selon Delsarte l’artiste « doit instruire ceux à qu’il il s’adresse et ne les intéresser que par la vérité. Donc, il doit supérioriser les autres comme il s’est supériorisé lui-même et ne les convaincre qu’en vue de la possession du seul vrai bien. » François Delsarte, in Alain Porte, François Delsarte, une anthologie, op. cit., p. 185.

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pour permettre à ceux qui l’entourent de regarder et de percevoir des perspectives vagues et profondes qui ne pourraient être dévoilées sans l’aide de ce même appareil. Henry Miller utilise l’image de la lentille que les artistes, les philosophes et les savants passent selon lui, leur temps à polir, en vue de parvenir à une vision parfaite qui permettra, un jour aux hommes de voir « l’extraordinaire beauté de ce monde. »229 Il disait d’ailleurs que ce n’est pas le télescope qui importe, ce n’est pas l’art en soi qui importe, mais la révélation de ce qui est invisible aux yeux, impossible de saisir sans l’aide de l’art ou du télescope.

Voici comment Delsarte se réfère à l’art :

« Celui qui sait aimer l'art, aime quelque chose qui se situe au-delà de l'art.

L'art lui-même n'est pas ce que vous devriez aimer dans l'art. Aussi élevé par son origine et magnifique qu’il puisse être, l’art n'est pas une fin en soi.

Il ne devrait pas, et n'est pas à nos yeux, autre chose qu'un moyen, un moyen sublime sans doute, mais un moyen seulement. Toute autre manière de regarder l'art le rabaisse et le dégrade car c'est dans l'objet, et non dans les effets que l'on doit chercher les secrets de sa grandeur.230 »

Delsarte et Gurdjieff étaient conscients de la fragmentation de l’homme et du besoin de trouver un axe intérieur qui pourrait lui redonner son unité. Tous deux cherchaient à travers l’observation de soi le discernement détaillé du fonctionnement des principales fonctions humaines et leurs corrélations : celles du corps, de l’émotion et de l’esprit, afin de trouver un alignement entre ces centres. Ils voulaient par ce biais s’éloigner de la mécanicité et des actions accidentelles qui engendrent des imitations constantes.

Les deux principaux fondements du travail de Delsarte sont le principe de la trinité et la théorie des correspondances universelles.

Le principe de trinité se réfère aux différentes qualités des mouvements corporels, des pensées et des émotions et leur interdépendance. Le deuxième fondement, la théorie des correspondances universelles se réfère aux causalités entre pensée, action et émotion, c’est-à-dire que toute émotion cause une action et une pensée et ce rapport se vérifie pour

229 « A mon sens voyez-vous, les artistes, les savants, les philosophes semblent très affairés à polir des lentilles. Tout cela n’est que vastes préparatifs en vue d’un évènement qui ne se produit jamais. Un jour la lentille sera parfaite; et ce jour-là nous percevrons tous clairement la stupéfiante, l’extraordinaire beauté de ce monde. » Henry Miller cité in Gilles Deleuze Spinoza, philosophie pratique, Paris, Les Éditions de minuit, 2003, p. 24.

230 François Delsarte, Extrait d'une conférence prononcée dans le cadre des soirées littéraires de l’Athénée (entre 1860 et 1865), cite in Exposition François Delsarte 1811 -1871: sources-pensée, Ollioules, Théâtre national de la danse et de l’image (TNDI) de Châteauvallon, 1991, p. 69. Cité par Ted Shawn, op. cit., p. 59.

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chaque élément vis-à-vis des autres éléments. Il est curieux de noter que dès le XVIIème siècle, Spinoza avait pressenti l’existence d’un « parallélisme » entre le corps et l’âme à travers lequel il refusait toute supériorité de l’un sur l’autre et qui admettait des correspondances entre ces éléments : « ce qui est action dans l’âme est aussi nécessairement action dans le corps, ce qui est passion dans le corps est aussi nécessairement passion dans l’âme. » 231 Cette pensée rompait avec la Morale de son temps qui instaurait une supériorité de l’âme sur le corps, et un rapport inverse ou négatif entre eux, « quand le corps agissait, l’âme pâtissait, et l’âme pâtissait lorsque le corps agissait »232.

La théorie des correspondances universelles trouve également un parallèle dans la littérature alchimique et hermétique la Table d’Émeraude, en particulier avec l’énoncé : ce qui est en bas, est comme ce qui est en haut ; et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. Ces deux principaux fondements seront analysés en vue de trouver une approche de la quête de l’unité.

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