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Des héritages confidentiels

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 168-171)

L’ACTEUR – DIFFÉRENTES APPROCHES DE LA RELATION CORPS-ÉMOTION-ESPRIT

2.3.1 Des héritages confidentiels

Selon Craig, l’art doit être « l'antithèse du Chaos »473 et ne permet en aucun cas le moindre accident. Il s'exprime clairement sur la nécessité de parvenir à l'Unité dans De l’Art du théâtre, en rappelant qu’elle est la seule issue pour s’approcher d’une qualité artistique, et en affirmant que « sans elle nous retombons dans le chaos »474. Il craint donc que le manque d’unité de l’homme finisse par provoquer le Chaos qui « n’est autre chose qu'une avalanche d'accidents »475 et qu’elle soit un obstacle à ce qu’il puisse lui-même espérer être une œuvre d’art… C’est ainsi que Craig examine d’autres arts, et y décèle l’exigence d’une « pensée unique » fondamentale afin de diriger la création d’une œuvre d'art476.

Craig a probablement constaté que le système delsartien était à l’opposé du chaos, car l’analyse que ce dernier faisait de l’homme était à la fois artistique, scientifique et spirituelle. Il a étudié ses hypothèses sous forme pratique jusqu’à l’obtention de résultats concrets.

Chez Delsarte la rigueur du travail de l’acteur était toujours associée à l’ouverture de nouvelles possibilités. La trinité était le « criterium infaillible »477, son guide dans les

« sciences d’application dont elle [était] à la fois la lumière et l’énigme »478. Delsarte cherchait des lois pour exprimer une passion avec le « geste adéquat, l'attitude adéquate,

472 Idem, p. 8.

473 E. G. Craig, De l’Art du théâtre, op. cit., p. 80.

474 Idem, p. 109.

475 Ibid.

476 Ibid.

477 François Delsarte, in Alain Porte, François Delsarte, une anthologie, op. cit., p. 28.

478 Idem, p. 28.

Le Corps qui pense, l’esprit qui danse – l’acteur dans sa quête de l’unité perdue  Leela Alaniz 

l'expression adéquate du visage, en bref, la juste et puissante représentation physique d'une pensée passionnée »479. Son objet d’étude était l’homme, dont le corps harmonieux devait présenter de parfaites connexions et causalités, puisque une pensée engendre un mouvement, qui à son tour provoque une émotion, qui produit une pensée, qui à son tour cause une autre émotion, qui va déclencher une autre pensée, et ainsi de suite…

Selon son élève américain James Steele MacKaye, « Delsarte prend le matériau brut et porte à son plus haut développement ses pouvoirs intellectuels, émotionnels et matériels »480. Delsarte se tient par conséquent, loin d’un travail chaotique ; bien au contraire, il étudie minutieusement toutes les parties de « l’objet de l’art », i.e. de l’homme, avec l’absolue conviction de la nécessité d’une l’harmonie de toutes ses parties. Ainsi, les lois de son système s’appliquaient naturellement aux manifestations de toutes les parties du corps ou de l’« instrument », comme il préférait l’appeler. Selon lui, ces lois de l’expression devaient devenir graduellement « intelligibles, pénétrer[er] peu à peu […]

votre nature vitale et ainsi une manifestation de l'émotion, scientifique et absolument juste, deviendra[it] spontanée »481.

Si Craig, d’une part, est conscient de la nécessité absolue de l’équilibre entre les trois principaux éléments de l’homme/acteur482 , à savoir le corps, l’émotion et la pensée – éléments profondément étudiés par Delsarte – ce premier avait trop de méfiance à l’égard de l’être humain, pour pouvoir être employé comme « matière théâtrale » 483. Selon Franco Ruffini, Craig avait été acteur et connaissait les faiblesses des êtres humains qui s’adonnent à cet art. Cependant il aimait le théâtre et c’est là qu’il va diriger son regard. Il va donc considérer le spectacle comme un « grand corps composé de trois corps partiels ».

Il va transposer la trinité delsartienne vie-âme-esprit ou sensation-sentiment-pensée à la scène théâtrale, ce pour parvenir à la trinité : acteur-mouvement-drame/texte484.

La trinité delsartienne appliquée au mouvement comprenait ces trois éléments : la statique, la dynamique et la sémiotique485 qui correspondent au trinôme vie-âme-esprit, Ruffini remarque que Craig fait une création analogue de ce trinôme, qui deviendra :

479 Ibid., p. 30.

480 James Steele MacKaye, in Alain Porte, François Delsarte, une anthologie, op. cit., p. 31.

481 Idem, p. 30.

482 E. G. Craig, De l’Art du théâtre, op. cit., p. 80.

483 Idem.

484 Franco Ruffini, « Il Delsarte segreto di Gordon Craig », art. cit., p. 74.

485 François Delsarte, in Alain Porte, François Delsarte, une anthologie, op. cit., p. 129.

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décor-mouvement-voix486.

Ruffini déclare à ce propos qu’à la lecture de Delsarte et de son organisation trinitaire, pour Craig : « Tout est devenu clair. La scène n'est pas le décor ; l’acteur et le texte dramatique sont les organismes partiels de l’organisme spectacle. Une fois purifié, le mouvement y jaillit et devient mouvement divin: [chaque élément devient] respectivement Scène, Action, Voix. Le spectacle devient l’Art du Théâtre.487 »

Craig fait donc la division trinitaire du spectacle théâtral où la présence de l’acteur sera aussi importante que celle du décor et celle du texte dramatique, pour parvenir à l’unité de l’Art du théâtre.

L’acteur ne sera pas important en tant que personne humaine, mais en tant que pur mouvement puisque le geste « est l'âme du jeu »488. Le décor ne sera plus une imitation de la réalité, mais sera remplacé par des décors mobiles, incluant la lumière et les costumes, dont les lignes et les couleurs « sont l'existence même du décor »489. Et le texte dramatique sera, selon lui, « le corps de la pièce ».

En un mot, c’est bien le mouvement, présent entre toutes ces parties, dont le rythme

« est l’essence de la danse »490 et l’origine du théâtre, qui permettra finalement la naissance de l’Art du Théâtre. Mais pour cela il faut une seule pensée pour orchestrer l’harmonie des instruments, pensée qui sera celle du « régisseur. »

Ce que Delsarte cherchait chez l’homme, en d’autres mots l’unité de sa trinité, Craig s'en est inspiré et l'a transposé sur la scène. Du point de vue du théâtre en tant que spectacle, la proposition trinitaire de Craig était révolutionnaire. Cependant, du point de

486 Idem, p. 75. Voici le texte à ce que Ruffini s’en réfère : « voici de quels éléments l'artiste du théâtre futur composera ses chefs-d'œuvre : avec le mouvement, le décor, la voix. N'est-ce pas tout simple?

J'entends par mouvement, le geste et la danse qui sont la prose et la poésie du mouvement.

J'entends par décor, tout ce que l'on voit, aussi bien les costumes, les éclairages, que les décors proprement dits.

J'entends par voix, les paroles dites ou chantées en opposition aux paroles écrites; car les paroles écrites pour être lues et celles écrites pour être parlées sont de deux ordres entièrement distincts.

487 Idem. « Tutto gli divenne chiaro. La Scena non è l’Apparato scenico, Attore e Dramma sono gli organismi parziali dell’organismo spettacolo. Una volta adeguatamente purificati, il movimento che vi fluisce diventa divino movimento : rispectivamente Scena, Azione, Voce. Lo spettacolo diventa Arte del Teatro. »

488 E. G. Craig, De l’Art du Théâtre, op. cit., p. 138. « L'art du théâtre n'est ni le jeu des acteurs, ni la pièce, ni la mise en scène, ni la danse ; il est formé des éléments qui les composent : du geste qui est l’âme du jeu ; des mots qui sont le corps de la pièce; des lignes et des couleurs qui sont l'existence même du décor; du rythme qui est l'essence de la danse. »

489 Idem.

490 Ibid.

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vue de l’acteur, la proposition était plus difficile à comprendre et à saisir à cause du manque de balises et de propositions claires sur le travail à suivre. Mais parvenir à cette trinité chez l’acteur n’est pas, bien entendu, le but principal de Craig, même s’il était conscient du besoin de développer des techniques permettant de créer un entraînement personnel de l’acteur. Malheureusement, ses indications sur le sujet, même pleines de belles visions, sont souvent confuses ou paradoxales.

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