• Aucun résultat trouvé

Tremblement de terre et tsunami de 2010 : dévoiler la vulnérabilité des institutions chiliennes vulnérabilité des institutions chiliennes

Gouverner et accompagner les catastrophes en contexte de néolibéralisme et démocratie

3.2 Tremblement de terre et tsunami de 2010 : dévoiler la vulnérabilité des institutions chiliennes vulnérabilité des institutions chiliennes

L’absence d’alerte au moment du tsunami montre à elle-même les problèmes de gestion de la catastrophe en 2010. Lors des premières heures de la période d’urgence, le gouvernement de Bachelet n’avait pas suffisamment d’informations pour savoir quelles parties de différentes zones avaient été touchées et comment. La nuit du 27 février, les communications ont été coupées mais également le réseau d'électricité, les routes et plusieurs aéroports ont été touchés. Le gouvernement refusa les aides internationales jusqu’à ce qu’il

obtienne un diagnostic, celui-ci sera fait quelques jours après la catastrophe470. La capacité

d’action limitée de l’État chilien selon Wilchez-Chaux constitue une des majeures

(2014-2018) a essayé de mener un processus de réforme constitutionnelle, la Constitution de 1980 reste une enclave autoritaire très présente.

469 GARRETON, Manuel Antonio (2009). “Problemas heredados y nuevos problemas de la democracia chilena. ¿Hacia un nuevo ciclo?” In Economía, Instituciones y Política en Chile, Serie de Estudios N°4 del Ministerio Secretaría General de la Presidencia. Sur le lien du site officiel de l’auteur

http://www.manuelantoniogarreton.cl/documentos/11_09/problemas_heredados.pdf (consulté en septembre 2017).

470 Transcription de l’interview à la Présidente Michelle Bachelet faite par Radio Cooperativa (Chili) publiée le 03 mars 2010 (archive personnel). Ainsi encore publié sur le site officiel de la radio chilienne sur le lien

https://www.cooperativa.cl/noticias/pais/sismos/catastrofe-en-chile/revise-la-transcripcion-de-la-entrevista-a-la-presidenta-bachelet-en/2010-03-03/181840.html (consulté en mars 2018) et sur l’Article de presse “Michelle Bachelet : Chile nunca rechazó ayuda del exterior” sur le site de presse péruvien sur le lien

https://rpp.pe/mundo/actualidad/michelle-bachelet-chile-nunca-rechazo-ayuda-del-exterior-noticia-246837

168

vulnérabilités pour faire face aux crises. Il parle de la « vulnérabilité institutionnelle »471 qui

correspond à l’obsolescence et la rigidité des institutions publiques.

Selon cette approche, les institutions devraient préparer les communautés face au risque, créer des Comités et des Centres d’opérations spécialisés en tant qu’instances de coordination réelles, avec du personnel de coordination et de secours préparé et entraîné, capable de consolider et actualiser les plans et les normes, etc. Mais dans la réalité latino-américaine, cette capacité serait restreinte par les problèmes de budget, de contrats, d’administrations des fonctionnaires qui finalement sont redondants dans leurs modes d’action qui sont pas en mesure de répondre ni au contexte politique ni au contexte social, ni au contexte économique.

La période d’urgence de la catastrophe du 27-F, montre cette vulnérabilité dans toute

son ampleur. La Présidente dans sa première interview officielle472 le 3 mars 2010, signale :

« - Journaliste : L’Amiral Edmundo Gonzalez a reconnu hier soir dans une interview, qu’on ne vous a pas bien informée, Madame la Présidente.

- Michelle Bachelet : C’était un véritable acte de courage de sa part de le reconnaître, car en effet ils furent peu clairs, peu précis. Car j’ai l’appelé un nombre infini de fois, en demandant s’il y avait des risques de tsunami, si on maintenait l’alerte, et quelle était la situation. Les gens de l’ONEMI restent en

permanence en relation avec l’opérateur du SHOA473, moi-même j’ai parlé avec le

Commandant du SHOA, avec l’Amiral Gonzalez plus tard, et la vérité est qu’il y a eu un problème de communication qui a fait que beaucoup de gens ne furent même pas au courant qu’il y avait un tsunami (...).

(…) l’un des sujets que certains experts signalaient quand moi je demandais « Bon, et il y a un tsunami ou il n’y a pas de tsunami ? », on me disait « Les tsunamis sont immédiatement après , pas quelques heures plus tard ». Et je veux dire que malgré cela, quand j’ai parlé à la presse, j’ai dit « Bien qu’on nous ait informé qu’il n’y a pas de risque de tsunami - il s’était déjà passé une heure ou une heure et demie

471 WILCHES-CHAUX, Gustavo (1993). La vulnerabilidad global. Texte en ligne sur le site officiel de La Red sur le lien http://www.desenredando.org/public/libros/1993/ldnsn/html/cap2.htm (consulté en janvier 2017) 472 Traduction de l’interview à la Présidente Michelle Bachelet faite par Radio Cooperativa (Chili) publiée le 3 mars 2010 (archive personnelle). Encore consultable sur le site officiel de la radio chilienne sur le lien

https://www.cooperativa.cl/noticias/pais/sismos/catastrofe-en-chile/revise-la-transcripcion-de-la-entrevista-a-la-presidenta-bachelet-en/2010-03-03/181840.html (consulté en mars 2018)

169 depuis le tremblement de terre - je veux dire aux gens qui sont dans des zones côtières que s’il y a des répliques fortes, partez dans les collines », parce que j’ai senti que mon obligation était d’essayer de protéger la population dans la mesure du possible ».

Comme le souligna Bachelet, le manque de certitude de la part des experts engendra une ambiance de confusion extrême qui déboucha à une suite de décisions peu claires et

quelquefois même ambiguës, mais surtout causa de la mort de 125 personnes474. La plupart de

ces morts résultent de l’absence d’alerte ou bien dans certains cas parce que ces personnes sont retournées dans des zones de risque, car certaines autorités leur ont demandé de ne pas évacuer et/ou de rentrer dans leurs foyers. Cette énorme erreur de gestion aurait pu causer plus de morts, du fait que la côte chilienne de la zone centrale est bien peuplée et représente le coeur de la production économique nationale. La nuit du 27 février marquait aussi la fin de la période des grandes vacances de l’été chilien. Plusieurs familles assistaient à des fêtes locales (carnavals, festivals, etc.) et se trouvaient en séjour sur la côte de l’océan. Heureusement dans les localités qui habitaient historiquement ces territoires, le savoir local a été mobilisé plus que les ordres institutionnels pour adopter les conduites adéquates face à la catastrophe. Dans la plupart des entretiens et de focus groupes que nous avons réalisé dans le cadre de cette thèse, les sinistrés parlent de leurs stratégies pour se sauver du tsunami. C’est notamment les cas des familles liées à la pêche artisanale comme celles de la ville de Constitution :

« V1 : Ah non ! Ce jour si on n’avait pas été préparés, ma fille, on serait tous morts !

V2 : Nous nous sommes sauvés tous seuls. Seuls, nous nous sommes sauvés… personne ne nous a aidé.

V3 : C’est que, regarde, ici dans ce secteur il y a beaucoup de pêcheurs. Ici tous ils savent... (…)

V4 : Et il n’y avait que les marins de garde, et les marins de garde, ils se sont échappés là-haut.

V5 : Non ! Non ! Le Capitaine de Port a fait la passation de relais qui a eu lieu ce jour là, c’est pourquoi ils faisaient la fête, et le Capitaine de Port avaient toutes ses affaires emballées là….

474 Nombre de morts à cause du tsunami (ne considère pas les personnes disparues ni le morts à cause du tremblement de terre), sur le rapport de 2013 de l’Unité de Statistiques du Service Médico-légal du Chili “El terremoto/tsunami en Chile. Una mirada a las estadísticas médico-legales”, p. 8

170

V6 : Oui ! Les marins passaient tous en courant et [ont laissé] les gens tout seuls... V5: Les marins sont passés en courant d’ici vers le haut, certains sont passés ici vers le haut et d’autres par le bord du fleuve vers le haut. Les gens de l’île leur criaient [les appelaient à l’aide]475

V6 : Ici les gens se sont sauvés car ils savaient ce qu’il allait se passer.

V 5 : Oui ! Là-haut dans la colline, haut, j’ai vu une camionnette des marins, ils étaient là les deux “petits chauves”476, ils étaient plus apeurés que nous-mêmes, qui étions là [sur la colline]. »477.

Concernant les responsabilités de l’Armée dans cette tragédie, il n’existe pas vraiment de remise en question sauf de la part des sinistrés et certains médias, en revanche sur le rôle de l’ONEMI et le gouvernement, on en trouve plus d’informations. Entre les rares registres sur le rôle de l’Armée et des institutions civiles, se trouve une étude réalisée par le Centre de

Recherche Journalistique du Chili (CIPER par ses sigles en espagnol) en 2012478. A partir des

documents officiels et des témoignages pendant le processus juridique qui a lieu dès 2010 et que CIPER a regroupés on sait que le soir du 27-F, l’action a impliqué divers acteurs. À travers leur travail, on peut déterminer au moins 12 erreurs et négligences des services impliqués dans les alertes aux tsunamis et la gestion d’urgence :

1. Quelques minutes après le tremblement, le chef de l’ONEMI de la région du Bio-Bio

(près de l’épicentre) a alerté la Centrale d’Alerte Préventive CAT de l’ONEMI, qu’il y avait un grand risque de tsunami selon l’échelle de Mercalli. Le fonctionnaire à Santiago qui a reçu cet appel n’a pas considéré que le tremblement était si grave (il était à 800 km de l’épicentre et à plus de 200 km de l‘océan).

2. De plus, quelques minutes après le tremblement de terre, le Pacific Tsunami Warning

Center de Hawaï (chargé des alertes internationales du Pacifique), a essayé d’informer

475 La ville côtière de Constitution a déploré la plus grande quantité de morts, du fait qu’il y avait un carnaval dans la petite île Orrego juste en face de la ville. Des dizaines de personnes logeaient dans des tentes très précaires et ont essayé lors de l’arrivée du tsunami de se sauver en montant dans des arbres qui n’ont pas toujours résisté à la force de la mer. Jusqu’à nos jours, l’île ne fête plus la fin de l’été mais chaque 27 février se constitue comme un lieu de mémoire de la tragédie.

476 Le mot “pelado” ou “peladito” (petit chauve) désigne de manière péjorative les militaires 477 Groupe focal aux dirigeants et sinistrés de Constitution, réalisé en 27 juillet de 2013

478 Article “Tsunami paso a paso: los escandalosos errores y omisiones del SHOA y la Onemi” sur le site officiel du Centre de Recherche Journalistique du Chili, CIPER sur le lien https://ciperchile.cl/2012/01/18/tsunami-paso-a-paso-los-escandalosos-errores-y-omisiones-del-shoa-y-la-onemi/ (consulté en juin 2018)

171 le Chili du danger car il s’agissait d’un séisme de magnitude 8,8 sur l’échelle de Richter, mais le signal fut coupé à cause des problèmes de télécommunications. Les

téléphones satellitaires de l’ONEMI n’avaient jamais été utilisés479.

3. 15 minutes après le tremblement de terre, le service chilien CAT a envoyé

l’information sur un séisme de 7 sur l’échelle de Richter sans danger de tsunami. Comme les communications n’ont pas fonctionné, il n’a pas pu communiquer avec les bureaux de l’ONEMI dans des zones proches de l’épicentre où les vagues avaient déjà commencé à arriver.

4. Le Centre d’alertes de Hawaï a continué d’essayer de faire passer l’alerte au Chili

étant donné que le SHOA ne répondait pas. Quand enfin ils ont pu contacter le service chilien, le fonctionnaire chilien qui a répondu à l’appel ne parlait pas anglais. Le Centre d’alertes de Hawaï a dû aller chercher un fonctionnaire cubain qui parlait espagnol et qui travaillait au centre pour faire comprendre la gravité de la situation au services au Chili.

5. Une fois la situation d’urgence comprise, le SHOA a envoyé l’alerte aux différents

services de l’ONEMI et de l’Armée. Ils n’ont pas confirmé lesquels avaient effectivement reçu l’information. La recherche de CIPER souligne que seulement 8 des 70 organismes ont pu recevoir réellement cette alerte.

6. Tandis que le SHOA alertait de l’arrivée imminente du tsunami, l’ONEMI insistait

que l’épicentre se trouvait à l’intérieur des terres et pas dans l’Océan et que par

conséquent il n’y avait pas d’alerte de tsunami480.

7. L’utilisation de concepts clés pour déterminer les risques, était très différente selon

chaque institution. La Directrice de l’ONEMI a demandé au SHOA d’envoyer les informations par écrit. La personne en charge du Centre d’Alertes Précoces CAT (Centro de Alerta Temprana CAT), ce soir-là, a décidé de ne pas transmettre l’alerte du SHOA car pour elle le concept d’« alerte » n’impliquait pas une « alarme »

479 Les téléphones satellitaires n’avaient jamais été utilisés avant la catastrophe, on en ignorait jusqu’à l’existence 480 Jusqu’à nos jours les deux institutions contestent ce point.

172 (concept pour une situation plus grave à l’ONEMI). S’elle l’avait considéré comme une « alarme », on aurait pu confirmer la présence de vagues dangereuses.

8. Presque une heure après le tremblement de terre, un Commandant du SHOA demanda

s’il était possible d’annuler l’alerte du tsunami. Comme personne ne répondit, il décida d’annuler et d’envoyer un message en allant dans ce sens.

9. L’océanographe chargé de l’Unité de tsunami du SHOA, était une femme civile qui

après avoir révisé les données et l’annulation de l’alerte, a demandé à son supérieur d’envoyer une alarme de tsunami mais son opinion n’a pas été considérée ni consultée par le Commandant.

10.Quand les vagues avaient déjà touché les îles de l’Archipel de Juan Fernandez,

l’ONEMI informa que la hauteur des vagues n’était que de 20 cm.

11.Même si de puissantes vagues ont été observées par l’expert de la base de l’Armée

dans la région de l’épicentre avant l’arrivée des vagues encore plus destructives, le SHOA assure que cette information était postérieure et donc qu’il n’a pas agi.

12.Au milieu des problèmes de communications et d’expertise, l’Intendente (Préfet) de la

région du Bio-Bio consulta un Contre-Amiral de l’Armée qui l’informa ainsi que les

pompiers et la police, que l’alerte de tsunami était annulée. L’Intendente décida de

passer à la radio et de transmettre ceci à la population.

Concernant cette chaîne d’erreurs, la sociologue chilienne du Centre Interdisciplinaire

de Gestion des Désastres Naturels CIGIDEN Magdalena Gil-Ureta481 soutient que l’État

chilien a construit toute une capacité face au désastre aux débuts du XXème siècle. Mais vers la fin du XXème et les débuts du XXIème siècle, cette capacité n’a pas connu vraiment de développement majeur ce qui a déclenché un problème systémique dans toutes les institutions chargées de la gestion des catastrophes :

« (…) je crois qu’il y a des responsabilités personnelles de gens ineptes, particulièrement de l’Armée. Selon mon opinion le chef de l’Armée, ainsi que

173

Carmen Fernández - Directrice de l’ONEMI – ont réagi de façon épouvantable, mais surtout je crois que c’était une question systémique, c’est à dire une mauvaise préparation du système (…).

Je trouve que c’est incroyable, ce n’est pas possible que la personne qui réponde au téléphone ne parle pas l’anglais, ce n’est pas possible que dans une institution militarisée, la seule experte scientifique soit une femme que personne ne prenne en compte, c’est à dire… on devrait avoir une femme bien sûr, dans un monde idéal mais au moins qu’elle soit une femme… femme ou homme, ce doit être une personne que l’on écoute, c’est la seule personne qui sait sur le sujet là-bas et personne ne l’écoute ! (…) Aussi il faut considérer que le vocabulaire utilisé par l’ONEMI et le langage du Ministère de l’Intérieur, ne sont pas pareils, le langage du SHOA et celui de l’ONEMI non plus. Certains ont utilisé lse mot « alertes », d’autres « alarmes », car en plus ce sont des mots similaires ! Alors, chaque fois il faut interpréter ce à quoi ils font référence (…).

(…) Il y a eu un système vraiment au-dessous de ce qui doit être exigé de l’État chilien face à une urgence comme celle-là. Bien au-dessous de tout, un déni complet et absolu qu’il pourrait arriver une catastrophe comme celle de 1960, ils ont pensé qu’au maximum tous les tremblements de terre allaient être comme celui de 1985… (...) c’est que face à celui de 2007, [elle fait référence au rôle de la

Concertation] ils n’ont pas agi avec succès non plus482 (...) ».

Cet enchaînement d’erreurs et négligences montre les problèmes structurels dans le domaine des risques et de catastrophes au Chili qu’on pourrait assimiler aux vulnérabilités institutionnelles décrites par Wilches-Chaux, mais dans ce travail, on développe également l’idée que ces vulnérabilités se croisent avec un héritage du passé encore très présent. Une partie de ces vulnérabilités institutionnelles est directement liée à la tension qui existe encore entre le monde militaire, les civils et les politiques où se croisent les savoirs mobilisés et légitimés ou non (comme on le verra plus loin). Le contexte de désastre oblige le pouvoir politique à faire recours aux forces armées, de plus l’expertise en matière de catastrophes se trouve entre les mains des militaires et de civils spécialistes mais non reconnus (comme le montre notamment le point 9 plus haut). Aussi, à propos des savoirs mobilisés, le retour à la démocratie a impliqué un nouveau contexte d’action pour la technocratie et pour les sciences

174 sociales, où même si les localités démontrent qu’elles disposent d’un savoir pour agir face à la catastrophe, ce savoir est historiquement négligé tant par les institutions de l’État que par les acteurs technocratiques et scientifiques. Le savoir local, qui pourrait faire partie de la gestion des risques des territoires, n’est pas présent, ni dans les stratégies des différents services

publics locaux ni au niveau national, en plus il est encore très peu étudié483.

Les événements du tremblement de terre et du tsunami, ont ainsi dévoilé les tensions héritées d’une démocratie imparfaite qui réapparaissent au même temps que la mémoire traumatique de la dictature et qu’un contexte néolibéral.

3.3 La démocratie incomplète, mémoire traumatique et vulnérabilité