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Un travail philologique en profondeur : corps, corporéité, gestes, gestes professionnels

C’est bien par et avec son corps que le petit d’homme se découvre et découvre le monde (Pennac, 2012). En grandissant, et passé le cap de l’école maternelle, l’Ecole semble lui inculquer la priorité à donner aux connaissances, le corps retrouvant son droit d’exister pendant les cours dits de gymnastique ou d’activité sportive et en dehors des temps scolaires. C’est dire combien la dichotomie entre le corps et l’esprit est tenace dans nos dispositifs d’Education comme si le corps pouvait s’absenter du langage et du processus

des différents types d’apprentissage. L’enfant devenu grand, adulte, continuera à donner la priorité à ce qui est attendu de lui. Seuls les rôles de l’environnement familial, amical, et sa propre détermination, peuvent influer et contrebalancer cette pression sociale.

Se pencher sur le corps à l’ouvrage dans les métiers à vocation relationnelle m’a fait utiliser le terme corporéité envisageant l’ensemble du fonctionnement corporel d’un point de vue relationnel où le sujet se laisse affecter par autrui et son environnement. Ce sont « les gestes qui font partie de la langue du corps » (Gebauer &Wulf, 2004, p. 225) qui m’ont permis d’approcher « l’axe corporel » de l’activité de formateur, relayés ou accompagnés par le langage verbal lors des entretiens qui ont été menés.

Je ne reviendrai pas sur les notions de position, de posture, d’attitude et de mouvements du corps si ce n’est pour rappeler qu’elles influent sur les gestes et reflètent deux dimensions de l’être humain : l’une est sociale et s’acquiert au cours de processus mimétiques que l’enfant puis l’adulte développent au contact de leurs différents environnements. L’autre marque la singularité du sujet dans la manière qu’il a de s’approprier puis de s’émanciper d’un modèle pour proposer son propre style d’expression.

Cette recherche a pris acte d’une filiation des gestes, au cours de l’évolution humaine, formant des « chaînes d’action » qui elles-mêmes « produisent de nouvelles formes de technologie et de culture» capables d’inventer « de nouvelles formes gestuelles comme téléphoner, prendre des photos, filmer, conduire une voiture, voler, écrire à l’ordinateur et surfer sur Internet » (Gebauer &Wulf, 2004, p. 96). Après avoir reprécisé ce que j’entendais par gestes professionnels les résultats de cette recherche ont mis en évidence l’originalité du geste professionnel de l’offre de présence capable d’accueillir différents gestes professionnels plus particulièrement usités dans le milieu de l’enseignement et de la formation et de se mettre en mouvement. Cette gestuelle professionnelle de formateurs constitue une activité inédite de communication qui a pu être étudiée pour elle-même ou associée au discours verbal du sujet. Elle se définit à partir d’actions qui, pour se réaliser, comportent très souvent plusieurs gestes constituant ce que j’ai appelé un registre de gestes. Le discours accompagnant une situation d’intervention a du mal parfois à suivre tous les gestes qui se succèdent dans l’action du fait que les gestes sont pris dans le mouvement de cette action contrairement aux gestes de métier qui requièrent une très grande précision pour être opérationnels dans l’instant.

Comme Christian Alin, je dirai que les gestes professionnels « introduisent une action ou des actions dans une catégorie ou une classe d’action… Ils sont constitués d’actions, de gestes techniques, d’actes appartenant au quotidien de l’exercice expert d’un métier… Ils appartiennent en tant que discours à un référentiel issu de l’histoire, de l’histoire sémiotique d’un métier » (Alin, 2010, p. 54). Parmi les douze gestes professionnels qu’il recense certains se retrouvent chez les formateurs exerçant dans le champ du

Travail social et traduisent une action comme celle d’écouter, de parler, de regarder, de solliciter. Ils ont été répertoriés à partir de l’analyse finale de tous mes résultats.

Les enjeux de ces gestes ne sont pas toujours conscients ni intentionnels de la part des sujets. Il y a le plus souvent combinaison de gestes à visée opérationnelle et d’autres plus improvisés qui participent d’une recherche de sens, se construisant au fil de l’intervention. Ce sont les confrontations aux films et la situation d’entretien qui ont fait prendre conscience aux formateurs de l’usage de gestes comme accompagnant, appuyant leur discours destiné à autrui. Le but opératoire du geste a été saisi a posteriori

lors d’un retour réflexif sur l’activité de communication menée par le formateur. Pour rappel je dirai que les gestes professionnels se nourrissent des gestes appris socialement lors de l’éducation ou de la vie tout court et que chacun a été amené à s’approprier en y mettant sa touche personnelle, pratiquant l’art de la

mimesis.

User de gestes dans le champ professionnel qui est le sien puis les revisiter dans l’approche réflexive c’est accepter cette incursion de la dimension du sensible dans l’action et renoncer à tout vouloir maîtriser par le verbal (Schön, 1993). Le geste professionnel surgit de la réflexion en action du praticien qui en prend conscience. L’offre de présence, ce geste a introduit la notion de geste tourné vers un destinataire. Il donne à voir cette dimension du don, à travers l’action d’offrir, de proposer mais aussi de ce que l’on offre et à qui l’on offre. N’est-il pas « cet instant infinitésimal où le cadeau cesse d’appartenir au premier pour commencer d’être au second, la notion de présent dénote alors, comme celle plus religieuse d’offrande, à la fois la manifestation de l’objet comme cadeau, son élévation symbolique et l’effet de présence que la transition d’un individu à un autre opère… C’est héler les autres » (Guérin, 2011, pp. 49-50). C’est bien ce mouvement du geste vers autrui qui a retenu toute mon attention, dans un contexte professionnel , comme une aventure humaine qui loin d’exclure une forme de rationalité essaie d’ «ouvrir le sens de l’action», en lui proposant de se laisser déstabiliser par l’imprévu, à partir de ce qui s’invente dans le cours de l’action. « C’est dans l’action essentiellement que l’on peut savoir ce que signifie rendre présent » (Oliveira, 1990, p. 30). Dans le cas de l’offre de présence il s’agit de se rendre présent à autrui pour rentrer en relation avec lui. Il y a intention et initiative de la part du sujet, un souhait qui s’exprime et qui mobilise tout son être, son corps, sa pensée, ses affects et qui trouve le chemin de sa réalisation par des gestes. C’est la différence que j’ai établie avec deux autres expressions, « être présent et en ma présence » qui signifient plus une forme de permanence dans le moment présent vécu de l’action. De plus être présent physiquement ne veut pas dire pour autant être présent à ce qui se passe alors que l’offre de présence s’accomplit dans le mouvement de l’activité tourné vers l’auditoire et révèle un travail de construction que le chercheur a repéré comme aidant le formateur à entrer dans l’espace de l’autre exprimant son intention d’être reconnu par lui (Ricoeur, 1994). Il est bien un geste professionnel et vivant qui se déroule dans un cadre et un

contexte donnés. Ainsi la notion de geste professionnel prend un autre relief et se laisse apostropher à partir de soi pour « mieux repérer ses propres fonctionnements, ses propres cheminements de pensée, ses propres courts-circuits, ses propres cadres mais toujours dans une intersubjectivité » (Jorro, 1998, p. 134) avec autrui et l’environnement. En ce sens les résultats des différents entretiens l’ont montré, « le geste peut alors être perçu comme un moment de la biographie de l’homme (Jorro, 1998, p. 131).

Le geste professionnel s’invente dans le mouvement à partir du « lien entre le pôle singulier du sujet et le pôle plus général qui met l’accent sur l’actualisation des compétences professionnelles … Il devient un plein dans l’éphémère de la relation à l’autre» (Jorro, 1998, p. 136) mais n’en demeure pas moins une trace à percevoir et à accueillir. La pratique professionnelle des formateurs peut s’honorer de gestes professionnels qui s’inventent pour répondre au plus juste aux intentions des formateurs et des attentes qu’il perçoit chez les formés (Gacogne, 2013, pp. 103-120). « Les manières de s’engager dans les gestes, la façon de les ressentir, de les percevoir tout cela rentre dans une phénoménologie de l’activité » (Pillon, 2012, p. 10), celle de l’offre de présence capable également de se dire.