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Une transition choisie et anticipée

Chapitre 1 – Forme d’agencement des temporalités sociales en situation de retraite et

2. Vers une interprétation des modes d’agencements des temporalités sociales à la

2.2 Les modalités de transition travail-retraite

2.2.1 Une transition choisie et anticipée

Certains retraités ont été en mesure d’anticiper leur départ à la retraite. Ils ont pensé de façon autonome des stratégies pour planifier leur fin de carrière, choisir l’âge auquel ils partiraient, soit environ soixante ans, ainsi que les diverses temporalités sociales qu’ils pourraient mettre en place à la retraite.

Le passage de la vie professionnelle à la retraite peut apparaitre le plus souvent comme une situation difficile en raison de la prégnance sur la période allant de 1976 à 1995 des préretraites et de la retraite dite couperet, à la fois en France et au Québec dans une moins grande importance et de ses répercussions d’ordre idéologique encore à l’heure actuelle

112 (Guillemard, 2002, Lesemann, D’amours, 2006). Or, à partir de l’enquête Histoire de vie de l’Institut National de la Statistique et des Études Économiques réalisée en 2003, Crenner (2004) souligne que pour seulement 9 % des retraités le départ à la retraite correspond à une « mauvaise période », tandis que pour 40 % d’entre eux, ce départ s’insère dans une « bonne période » de leur vie (Crenner, 2004). De plus, le passage est jugé moins traumatisant s’il a été préparé (Brown, Lo, 1999). Dans ce même ordre d’idées, en plus de la typologie des modes de vie à la retraite, Paillat (1989)38 expose des modalités de transition. Le passage vers la retraite épanouissante, soit le développement des loisirs et l’apparition d’un sentiment de satisfaction, s’accorde avec la mise en place d’une transition anticipée.

Afin de comprendre la transition identitaire au moment du passage à la retraite, Caradec (2008) mentionne deux mécanismes : la désocialisation professionnelle anticipée et la croyance dans la crise au moment de la retraite. Concernant certains de nos retraités qui anticipent leur passage, seule la première dimension contribue à expliquer la transition emploi – retraite. De fait, la préparation de la retraite se fait dans une première étape de mise à distance de l’activité professionnelle en fin de carrière. Caradec (2008) note que cette désocialisation est marquée par plusieurs motifs :

« Cette « désocialisation professionnelle anticipée » s’exprime à travers des formules qui reviennent fréquemment pour évoquer les derniers temps de l’activité professionnelle : « A la fin, j’en avais un petit peu marre » ou « J’avais levé un peu le pied ». Cette démobilisation se trouve justifiée par des motifs très divers : la fatigue physique, la lassitude par rapport à une activité vécue désormais comme une routine sans plaisir, l’introduction de nouvelles méthodes de travail, l’intensification du rythme de travail ou encore l’impression d’une dégradation des relations avec les partenaires, les clients ou les collègues. Les futurs retraités semblent ainsi trouver dans leur contexte professionnel de bonnes raisons de se convaincre du bien fondé de leur cessation d’activité » (Caradec, 2008, p. 164).

A cet égard, Françoise (fr) insiste sur sa sensation de fatigue liée à ces multiples déplacements professionnels avant sa retraite : Les trois dernières années, j’étais extrêmement fatiguée par les déplacements parce que j’étais ce qu’on appelait il y a quelques années les professeurs ‘‘turbos’’, maintenant on les appelle les professeurs ‘‘TGV’’. Chantal (fr) nous dévoile aussi sa démobilisation dans la correction des copies d’élèves : Il y a les copies que je ne regrette vraiment pas, la dernière année, les dissert’ d’histoire c'est vraiment pénible, je ne

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Paillat (1989) distingue quatre types de passages : le passage à la retraite effondrement, le passage à la retraite repliement, le passage à la retraite réanimation et le passage à la retraite épanouissement.

113 pouvais plus les corriger. Pour Ghislaine, le départ à la retraite a été également choisi de façon autonome.

Ah non, j’ai décidé, je n’avais pas tous mes trimestres donc j’aurais pu continuer, simplement j’en avais marre et j’ai eu les moyens de m’arrêter car mon mari…, et c'est vrai qu’à soixante ans j’ai décidé de m’arrêter, j’avais trente-sept ans d’enseignement, j’en avais assez, je pense que je m’énervais trop par rapport à ce que j’apportais, j’enseignais au collège et au lycée, les ados, c'était la période la plus dure, ils sont là ils n’ont pas le choix, c'est de la scolarité obligatoire, j’étais dans le quartier, mais il y avait de plus en plus de violence, il y a une certaine crispation par rapport à l’autorité, ce n'étaient pas les élèves qui n’étaient pas difficiles, c'est que je n’étais pas reconnue dans les manières de faire, j’avais les moyens de m’arrêter, donc je l’ai fait (Ghislaine, fr).

Cette anticipation de l’arrivée à la retraite a permis à ces retraités de mener une action de distanciation vis-à-vis de leur travail (Caradec, 2008), comme nous venons de le constater avec les citations de nos enquêtés, ce qui a entrainé par suite un désengagement progressif de la sphère professionnelle. A ce titre, Françoise (fr) a peu à peu arrêté ses activités professionnelles dans les trois établissements dans lesquels elle travaillait.

Certains retraités ont donc décidé de prendre leur retraite et on projeté leur âge de départ aux alentours de soixante ans. Il est tout à fait compréhensible d’expliquer cette volonté d’aspirer à un départ à soixante ans en raison des contextes nationaux.

En France, les études sur les aspirations de départ à la retraite le montrent bien étant donné que l’âge de soixante ans concentre la majorité des intentions et des décisions de départ en retraite en France (Aubert, Barthélémy et al., 2011). Cette volonté est ancrée depuis les années 1980 dans une spirale franco-française associée aux mouvements des préretraites favorisant un départ à la retraite à 55 ans, aux cloisonnements des temporalités sociales sur le parcours de vie et ainsi qu’à la croyance par les futurs et nouveaux retraités d’être des « voleurs de l’emploi » des jeunes (Laroque, 1983), impulsée par l’injonction sociétale française du « bon retraité » consommateur de loisirs. Dès lors, bon nombre de retraités veulent partir le plus tôt possible (Aubert, Barthélémy et al., 2011) et, en raison de la restriction des préretraites, se reportent sur l’âge de la retraite de soixante ans en France. Il nous faut préciser que les entretiens ont été réalisés avant que le déplacement de l’âge de la retraite à 62 ans soit voté et mis en exercice depuis le 1er juillet 2011. De ce fait, nous ne pouvons pas avancer nos propos concernant cette nouvelle réalité. Dans un futur proche, est-

114 ce que les retraités auront comme référent et âge idéal de départ à la retraite, l’âge de 62 ans ? Ou est-ce qu’ils seront encore focalisés sur l’ancienne borne d’âge de 60 ans ? En tous les cas, certains retraités de notre enquête se référaient à cet âge seuil de 60 ans qui était la norme légale lors de notre enquête : Je l’ai prise juste à soixante ans ma retraite, mais j’aurais pu aller jusqu’à soixante-cinq ans, donc j’ai beaucoup hésité de savoir si je continuais, si je prenais ma retraite, parce que moi j’aimais bien ce que je faisais, je me suis dit après tout, j’ai plein de trucs que je pourrais faire si je prenais ma retraite (Chantal, fr).

Les personnes cumulant un emploi et une retraite indiquent également leur refus de voler des emplois et laissent entendre que cette période de cumul n’est qu’une phase transitoire en vue d’une cessation totale de leur activité dans un avenir proche : Cela ne va pas durer encore trop longtemps, je me laisse un peu vivre, je ne recherche plus de contrats, cela c'est certain, mais je continue ceux entamés (Lydie, fr).

D’autre part, les québécois ont aussi vécu cette période de retraite anticipée portée non pas par les politiques publiques, mais par les entreprises (Lesemann, D’amours, 2006). Cette situation a changé à partir des années 2000, lorsque le taux d’emploi des travailleurs âgés s’est relevé. Nous sommes à l’heure actuelle dans un double regard : départ hâtif et continuité de l’activité professionnelle. Effectivement, lorsque les retraités québécois choisissent leur moment de départ à la retraite, ils partent en moyenne du marché du travail à 58,7 ans (RRQ, 2010). Une étude plus récente de l’Institut de la Statistique du Québec (ISQ) indique que les retraités québécois prennent une retraite hâtive par rapport à leurs pairs des autres provinces canadiennes. Ces sorties précoces s’expliquent par plusieurs facteurs dont un haut niveau d’étude et un travail à temps plein. Plus le niveau d’étude est élevé, plus le revenu du travailleur augmente. Au Québec, plus le revenu est élevé, plus cette situation permet à l’individu de cotiser à un régime de retraite qui favorise dès lors un départ plus hâtif que si la personne n’a pas de régime de retraite ou une cotisation faible (ISQ, 2011). Néanmoins, le Québec est aussi dans une optique de retraite progressive et d’incitation à rester en poste (CRHA, 2011) à la fois pour des raisons culturelles, démographiques et a fortiori économiques. En effet, d’une part, le Québec se situerait plus dans un décloisonnement du parcours de vie, sans pression de mesures d’âge qui seraient instituées par des politiques publiques, néanmoins en laissant libre cours au choix individuel. D’autre part, la réduction des naissances, la hausse de l’espérance de vie et l’arrivée des baby-boomers à la retraite a annoncé une pénurie de main d’œuvre, qu’il ne faut pas voir forcément comme généralisée, mais comme s’exprimant de manière différenciée en partie selon les secteurs ainsi que selon

115 les caractéristiques de ceux qui quittent ou demeurent en emploi (Lesemann, D’amours, 2006, Thibault, 2012).

« La main d’œuvre active de l’ensemble des pays industrialisés avance en âge, cumulant ainsi le double impact de la baisse des taux de natalité et de l’allongement de l’espérance de vie. Au Canada par exemple, le nombre de travailleurs âgés entre 45 et 64 ans, atteindra 41% de la force de travail en 2011 par rapport à 29 % en 1991. (Ressources humaines et Développement social Canada, 2005). Par extension, ce vieillissement de la population active laisse présager d’importantes pénuries de main-d’œuvre et de compétences en raison des nombreux départs à la retraite des travailleurs d’expérience (Martel, Caron-Malenfant, Vézina, & Bélanger, 2007) » (Lagacé et al., 2010, p. 92).

En somme, certains retraités québécois sont déterminés à partir de façon choisie aux alentours de 60 ans, sans que cet âge soit une borne légale pour eux.

Il nous faut souligner un cas particulier, celui de Patrick (qc), qui peut devenir de plus en plus fréquent dans les prochaines années en raison des vagues continues d’immigration choisies en provenance de la France et d’autres pays, suscitées en partie par le vieillissement démographique. Ainsi, en 2011, 3236 français ont obtenu un visa de résident permanent au Québec (Ministère de l’Immigration et des Communautés Culturelles, 2012)39

. Dans le cas de Patrick, d’origine française, au même titre que sa femme, il immigre au Québec à l’âge de 24 ans pour des raisons professionnelles. Nous pouvons faire l’hypothèse que Patrick, malgré une intégration au Québec depuis près de quarante ans, a conservé des codes culturels et des valeurs françaises.

Ce choix de départ à la retraite anticipé est un processus dans lequel plusieurs dimensions peuvent être prises en considération. Debrand et Sirven (2009) en dénombrent trois principales : contextuelle (poids de l’environnement familial et des conditions de travail), institutionnelle (le rôle des systèmes de la protection sociale et le niveau des pensions), individuelle (caractéristiques sociodémographiques et influence de la santé). Robichaud et al. (2000) en proposent quatre dont certaines se recoupent avec celles exposées par Debrand et Sirven (2009) : matérielle (revenu, patrimoine...), psychologique (préparation mentale,

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Il faut noter que le Québec est une province qui s’est bâtie sur l’immigration française et anglaise. Par suite, sa croissance démographique s’est accrue grâce à une immigration pluriethnique et pluriculturelle, compensant la dénatalité avérée. L’immigration est reconnue comme un élément important de la stratégie de développement économique et une politique de gestion des arrivées et d’intégration de la population immigrée est mise en place (Taschereau, 1988).

116 discussion sur la retraite...), relationnelle (présence de la famille, d’amis...), occupationnelle (activités).

Certes, la France et le Québec n’ont pas institutionnalisé les mêmes systèmes de protection sociale et dès lors la dimension institutionnelle diffère en fonction des deux zones géographiques. Cependant, les retraités évaluent l’arrêt de l’activité professionnelle, à partir d’un arbitrage entre le gain de temps libre pour soi et leur niveau de pension, soit une caractéristique de la dimension individuelle ou matérielle. La programmation financière de la retraite est calculée en comparant le montant du revenu et celui de la future pension de retraite, tout en jugeant de la liberté temporelle gagnée à la retraite (Schellenberg, Ostrovsky, 2008). Patrick (qc) nous relate cette expertise :

J’ai planifié ma retraite, des deux côtés, côté financier et côté activité. Du côté financier, au niveau des revenus, j’ai tenu compte de cela, et enfin de compte les revenus de la retraite, même s’ils étaient moindres que mon revenu de travail compensaient pour les inconvénients que j’avais au travail que je n’avais plus à la retraite, c'était très déterminé, alors je suis parti (Patrick).

A côté de cette vérification financière, s’ajoute une réflexion en termes d’activité, soit la dimension occupationnelle, dans le but d’élaborer des esquisses de leur emploi du temps futur.

« Les loisirs, le travail rémunéré ou non, les hobbies, les cours variés et les activités sportives représentent un atout précieux. Ces stratégies d’ordre occupationnel s’incarnent incontestablement dans un style de vie qui inspire soit la satisfaction, soit l’insatisfaction. En somme, plus l’individu parvient à vivre selon les buts qu’il s’est fixés, plus forte sont ses chances d’éprouver une satisfaction » (Robichaud et al., 2000, p. 85).

Patrick (qc), qui a planifié sa retraite également en terme occupationnel, complète :

En fait quand je suis parti à la retraite, je n’avais pas d’idée préconçue, quand j’ai décidé de partir, j’ai cherché ce que j’allais faire, je me suis donné le temps de planifier un peu ce que j’allais faire. A côté du financier, c'est vrai il y avait le côté personnel, le côté développement personnel pour garder la tête qui travaille, et physiquement, être sûr qu’on est en forme physique, tout cela il faut y penser, et ne pas se retrouver à la maison en train de regarder la télévision sept jours par semaine (Patrick).

117 Chantal (fr) nous présente également son regard sur la préparation de sa retraite :

Je me suis dit après tout, j’ai plein de truc que je pourrais faire si je prenais ma retraite, et je m’étais déjà renseignée sur le bénévolat, sur comment faire, j’avais déjà pris contact avec Lire et Faire Lire pour savoir l’année où j’avais fait ma demande de retraite, avant d’être en retraite j’avais déjà organisé pas mal de choses, j’avais organisé l’année d’avant ma retraite (Chantal).

Ces considérations peuvent aussi être discutées et réfléchies avec le conjoint lorsque les retraités sont mariés ou en couples. Certes le choix final revient à l’enquêté de prendre ou non sa retraite, cependant les questions financières sont véritablement pensées au sein même de la sphère conjugale et familiale (Debrand, Sirven, 2009). Patrick (qc) note : Lorsque j’ai pensé prendre ma retraite, j’en ai discuté avec ma femme, c'était important que si je partais cela soit réfléchi et que d’un point de vue financier, cela aille. Je pouvais m’arrêter financièrement, c'était faisable, donc je suis parti.

Dans cette préparation, l’individu essaye de se projeter pour essayer de maîtriser le cours de l’avenir. Cette projection prend appui sur le caractère institutionnel du parcours de vie, même si nous assistons à la désinstitutionnalisation du parcours de vie. Effectivement, l’emploi n’est pas toujours à vie dans une même entreprise, néanmoins la vision d’avenir et l’échéance de la retraite sont encore pour ces retraités fondées sur un parcours sécurisé : c'est- à-dire une chronologisation qui permet d’acquérir cette vision d’avenir.

« Une plus grande autonomie par rapport au temps, et particulièrement au temps de travail, conduit à une plus grande adaptation aux contraintes temporelles et une plus grande ouverture aux changements, associée à une culture du temps faite de prévision, de stratégie et de calculs ; […] il en résulte des conceptions du temps en termes de maîtrise, voire de conquête » (Pronovost, 1996, p. 110).

Cette situation d’être porteur ou non d’un projet d’avenir se reflète dans l’anticipation de la transition emploi – retraite. Un projet « permet de s’organiser, de faire le point sur ce qui a été fait et sur ce qui reste à faire, d’avoir le sentiment de progresser, de savoir où l’on va et comment (dans quel ordre) on va pouvoir procéder etc » (Lahire, 2001, p. 241). Même lorsque

118 les projets « ne sont pas suivis à la lettre, ils introduisent un autre rapport aux activités ordinaires et, notamment à l’avenir » (Ibid., p. 241). Le projet est une volonté de viser un futur dans lequel l’acteur se voit en action en organisant son quotidien par tous les moyens à sa disposition. L’individu ayant été autonome dans l’organisation de son temps aura plus de facilité à réadapter cette autonomie à la retraite.

Pronovost (1996) développe ce rapport aux projets ou plus précisément à l’horizon temporel lorsqu’il énonce, selon lui, les quatre caractéristiques centrales du temps dans les sociétés occidentales contemporaines :

- Le temps, ressource rare, a acquis de la valeur et de la légitimité. - Le temps est mesuré et est perçu dans sa dimension quantitative.

- Pour tenter de maitriser le temps, les individus instaurent des stratégies temporelles. - L’horizon temporel est appréhendé à partir de la création de projets, de la

représentation et de l’attitude des individus vis-à-vis de leur avenir.

Ainsi, afin de déterminer l’horizon temporel, l’individu doit développer un projet d’avenir dans lequel il y a la présence d’une stratégie basée sur la rareté du temps et sur l’aménagement quantifiable. Après avoir montré que certains retraités choisissaient leur date de départ à la retraite et préparaient ce nouveau temps de vie, nous allons prendre en considération ceux qui la subissent.