• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 – Forme d’agencement des temporalités sociales en situation de retraite et

2. Vers une interprétation des modes d’agencements des temporalités sociales à la

2.1 Agencement temporel pendant la vie professionnelle

2.1.2 Polarisation du travail

Les enquêtés, dont le travail polarisait toutes les autres temporalités sociales, ont tous eu des emplois avec d’importantes responsabilités, impliquant des déplacements, auxquels ils consacraient beaucoup de temps. Leurs professions ont pris le dessus sur leur vie familiale et parfois même sur leur vie de couple. Leur emploi a accaparé la plus grande partie de leur temps, le week-end ne faisant pas exception à cette frénésie productive et créative professionnelle, tant et si bien qu’à la retraite, les temps morts ne sont ni pensables, ni acceptables. Au vu de leur poste professionnel, le travail était prépondérant et dominait toutes les autres temporalités sociales. Celui-ci a été le pivot des autres temps sociaux tout au long de la vie professionnelle. Il structurait l’organisation temporelle de la semaine, bien évidemment, mais également du week-end des enquêtés. Il était courant de partir en mission à tout moment pour Pierre, ou de travailler le week-end pour Raymond (fr) et Michel (fr). Gérard nous confie également l’emprise de ce temps de travail :

J’étais parfois pris par le travail et je ne faisais que cela, quand vous êtes à un moment donné de votre vie patron d’une petite et moyenne entreprise, vous vous donnez entièrement à l’entreprise, mais elle vous prend tout votre temps. Après quand j’ai vendu ma boîte et que je suis devenu salarié de cette entreprise, cela n’a pas non plus été simple. Le travail continuait à me prendre beaucoup de temps et encore plus pendant les périodes de rush. Je me débrouillais pour tout concentrer sur mon lieu de travail et ne rien emmener à la maison, afin de faire une coupure, quand même (Gérard, fr).

108 Pendant cette vie professionnelle, peu de temps était consacré à d’autres temporalités sociales. Revenons à l’organisation concrète du temps pendant la vie professionnelle et prenons l’exemple de Michel qui nous révèle cette prépondérance du travail indexant toutes les autres temporalités sociales.

A une époque en tant que patron de la gestion de la banque H., je bossais tous les week- ends, je partais à 8 h 30 de mon bureau, j’étais responsable de la clientèle, de la stratégie, de la politique de gestion, donc c’est un ‘‘truc’’ qui est lourd, donc c’est vraiment une responsabilité, alors il y avait des émoluments en conséquence, il y avait des primes, etc., mais c’est pesant, c’est pesant […] Même certains détails, des ‘‘trucs’’ de tous les jours, je me levais à 7 heures tous les jours tous les matins, je me couchais à point d’heure quand j’étais patron de la gestion […] Quand vous rentrez chez vous à 21 h tous les jours, j’avais des périodes où j’avais trop de boulot. Alors évidemment, si vous êtes poinçonneur à la RATP, cela n’existe plus, et puis vous rentrez chez vous à 18 h tous les jours, ce n’est pas la même chose. […] A partir du moment où vous avez un certain nombre de diplômes, vous êtes obligé de rentrer dans une sorte d’engrenage, et vous ne pouvez pas, vous ne pouvez pas vous contenter d’un poste plus ou moins subalterne, c’est la vie vous ne faites pas Sciences Po, droit, polytechnique ou autre, pour être derrière un guichet par exemple à compter les billets. Cela vous mange une vie, cela vous mange votre vie » (Michel, fr).

Nous percevons donc que le temps professionnel est déterminant dans l’organisation temporelle de Michel, mais que celui-ci le dote d’une identité, « patron de la gestion », d’un réseau social... Cette identité professionnelle a fortement marqué ces retraités. Cette question de l’identité au travail a été étudiée par Sainsaulieu (1977) sous l’angle des relations de travail en intégrant l’analyse de la dimension culturelle du travail. Il interprète les identités professionnelles comme des effets culturels de l’organisation et des relations de travail où s’expérimente « l’affrontement des désirs de reconnaissances dans un contexte d’accès inégal au pouvoir » (Sainsaulieu, 1977). Sainsaulieu relève trois indicateurs de la dimension identitaire :

1. Le champ d’investissement de l’acteur ou son accès au pouvoir 2. La norme du comportement relationnel

109 A partir de ces indicateurs, Sainsaulieu (1977) distingue quatre types d’identités au travail: 1. L’identité fusionnelle : La fusion reste un processus mis en place par les travailleurs qui ont un pouvoir de négociation limité à titre individuel. L’individu disparaît presque totalement au profit du groupe afin de mettre en œuvre des stratégies de lutte collective. Ce groupe présente des relations conflictuelles avec la hiérarchie car il possède ses propres normes, valeurs et son identité collective qui lui redonne une certaine marge de manœuvre dans le jeu social.

2. L’identité de retrait : L’identité ne se crée pas dans le travail, mais à l’extérieur puisque les principaux investissements sont à l’extérieur, ce groupe de carriéristes valorise une forte mobilité externe.

3. L’identité de négociation : Ces groupes ponctuels ont un rapport assez fort à un métier. Détenteurs de compétences, ils peuvent les mettre en jeu pour obtenir ce qu’ils désirent. L’individualité y est forte, les groupes se forment dans un but précis et se dissolvent dès gain de cause, sorte d’opportunisme collectif.

4. L’identité affinitaire : Les relations avec les collègues et les hiérarchies sont privilégiées dans ce groupe. L’implication dans le métier est forte, les individus jouent la carte de l’uniformité, de l’adhésion à la culture interne pour adopter des stratégies individuelles.

Le cadre théorique proposé par Sainsaulieu privilégie la constitution d’une identité professionnelle par l’expérience des relations de pouvoir ; or, les individus appartiennent à des espaces identitaires variés au sein desquels ils se considèrent comme suffisamment reconnus et valorisés. Cette typologie des identités au travail a été poursuivie dans les années 1980 par les analyses de Dubar (1991), généralisant celle de Sainsaulieu avec la notion d’identité sociale. Nous tirons de cette typologie et de ses suites, l’idée du caractère socialisateur du travail, mais également la prégnance de l’identité professionnelle pour un individu possédant un haut niveau de compétences.

Cette identité est la production de deux mécanismes. Il s'agit de l'identité pour soi et de l'identité pour autrui. Une identité pour soi car elle apparait comme une image de soi, un sentiment d’appartenance ou d’exclusion à un groupe. Une identité pour autrui car elle est à la fois imposée et inculquée au travers des attributions d’étiquettes acceptée, intériorisée, et développée par un sentiment d’appartenance.

110 Caradec (2004) reprend et enrichit la notion de construction identitaire de Dubar. Selon ce sociologue, il faut « appréhender le vieillissement comme la continuation du processus de construction de l’identité sociale qui court tout au long de l’existence » (Caradec, 1998, p. 131). Nous nous arrêtons sur le concept d’identité qu’il énonce dans son ouvrage Vieillir après la retraite. Caradec (2004) étudie le vieillissement, comme une expérience, à partir de la théorie de la construction identitaire. « Dans le prolongement de cette approche de l’individu soucieuse de penser les transformations de soi, nous proposons de concevoir l’identité – ou la construction identitaire – comme le processus réflexif, pragmatique et dialogique à travers lequel l’individu définit qui il est » (Caradec, 2004, p. 11). Le concept d’identité est donc un processus ternaire. D’une part, le processus réflexif signifie que l’individu raconte ce qu’il est, qui il est à lui-même afin de mieux se découvrir et s’apprendre. Il ne faut pas imaginer l’acteur coupé du monde. Il est en relation constante avec autrui et le monde social qui jouent un rôle crucial dans sa construction. D’autre part le processus pragmatique est fondé sur des actions et des engagements passés et présents. Enfin, le processus dialogique avec autrui permet une stabilité et une reformulation de l’identité de l’acteur en lien avec l’image de lui-même que lui renvoie autrui.

Ces retraités ont eu une carrière professionnelle qui les ont dotés d’une forte identité professionnelle en lien avec un statut social, des responsabilités, des relations économiques, un réseau social, des émoluments (voiture de fonction, primes, remboursements de frais, téléphone professionnel…) et surtout en raison du poids temporel important du travail.

Précisons pour finir sur cette sous –partie que malgré la prégnance du temps de travail lors de cette vie professionnelle, les enquêtés québécois ont pu amorcer leur entrée dans le bénévolat avant la retraite, ce que n’ont pas fait les enquêtés français. Les retraités québécois ont bien souvent commencé ce bénévolat pendant leur jeunesse et ont pu parfois le poursuivre au cours de leur vie professionnelle, sans que cette activité devienne chronophage, en raison de l’importance du temps pivot. Des explications objectives liées au parcours de vie et à son institutionnalisation permettent de comprendre ces différences. En effet, la France a été et est encore marquée par un cloisonnement entre les diverses temporalités sociales sur le parcours de vie. Dès lors, les retraités français interviewés ont vécu les deux premières étapes de leur cycle de vie ternaire de façon compartimentée fortement appuyée par des mesures d’âge ; plus précisément, la jeunesse était dévolue au temps de formation et la vie active au temps de travail. Tandis que nous avons affaire à une toute autre structuration au Québec qui est celle du décloisonnement des temporalités sociales et de leur imbrication ; à ce titre, le temps de

111 formation pouvant se coupler à d’autres temporalités sociales, comme celles du travail ou du bénévolat. Simone illustre cette répartition des temporalités sociales sur son parcours de vie :

J’ai toujours été impliquée et mes parents l’étaient aussi, alors mes parents faisaient quand on était jeunes de l’activité bénévole comme cela, des levées de fonds pour la campagne de la croix rouge, il y avait des campagnes de financement, à l’école c'était la même chose, les religieuses nous impliquaient dans les organisations, cela fonctionnait bien et cela faisait partie de, j’ai toujours beaucoup cru à cet aspect là de soutien aux autres, ou d’aide aux autres tout en nous apportant quelque chose qu’on ne trouve pas ailleurs, ce qui fait que lorsque les enfants ont grandi, il y avait plus que les activités scolaires, il y avait le para scolaire, les activités en dehors de l’école, pour avoir un autre milieu social, pour avoir d’autres centres d’intérêts, pour élargir les horizons, c'est comme si cela faisait partie de moi quand j’en parle et quand j’y pense. Et cela va de soi à la retraite (Simone, qc).

La citation de Simone dégage l’idée selon laquelle elle a commencé dès son plus jeune âge à pratiquer le bénévolat et a, en fonction de la dominance du travail sur son parcours de vie, réussi à libérer des marges de temps pour réaliser cette activité.

Ainsi, deux formes d’agencement des temporalités sociales pendant la vie professionnelle ont été appréhendées, l’une cloisonnant travail et hors travail, et l’autre dont le travail polarise toutes les autres temporalités sociales. Dans la sous-partie suivante, nous allons aborder les deux modalités de transition entre le travail et la retraite qui sont apparues : choisie ou subie.