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PARTIE I LE CONTEXTE HISTORIQUE DES DEUX REFORMES

3.2 Transformations du système éducatif et discours sur l’enseignement des

La réforme des « mathématiques modernes » mise en place en 1969/70 est précédée d’un discours long et complexe de plusieurs décennies (d’Enfert & Kahn 2010, 2011). Ce qu’on a vu au niveau international est vrai pour la France aussi : la modernisation de l’enseignement des mathématiques est motivée par des ambitions diverses, souvent connexes, mais pas toujours cohérentes. Les études historiques soulignent le rôle, d’une part, d’une volonté politique : un processus de démocratisation du système éducatif en lien avec le développement économique et social du pays, ce qui amène entre autres à un renforcement de l’importance des mathématiques dans l’éducation, et lui accorde le statut des « humanités modernes » remplaçant le latin. D’autre part, on insiste sur le rôle du développement des mathématiques, et d’une volonté des mathématiciens de moderniser le contenu du programme, le rapprocher de l’état contemporain de la science. Enfin, on souligne l’influence des recherches psychologiques de Piaget, et des ambitions pédagogiques visant à diffuser les « méthodes actives » dans l’enseignement.

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Un grand nombre d’acteurs s’expriment dans ces discours. Comme on l’a vu dans le §2.2, plusieurs mathématiciens français interviennent sur le sujet dès les années 1950 : J. Dieudonné, G. Choquet, A. Lichnerowicz sont membres fondateurs du CIEAEM, parlent et publient sur les questions de l’enseignement des mathématiques. Les enseignants de mathématiques (principalement de l’ordre secondaire et des universités) discutent la nécessité de la réforme, mènent des expérimentations et s’expriment dans le cadre de l’association des professeurs de mathématiques de l’enseignement public (APMEP). Les discours politiques autour de la transformation du système éducatif et des programmes mobilisent en outre une diversité d’interlocuteurs au-delà de ces cercles de mathématiciens : hommes d’états, syndicalistes, inspecteurs etc. Dans ce chapitre, nous tenterons de résumer les éléments principaux de ces discours.13

3.2.1 La modernisation du système éducatif, et le rôle des mathématiques dans la formation des citoyens

Après la seconde guerre mondiale, le système éducatif français porte encore l’héritage de deux ordres d’enseignement parallèles, l’ordre secondaire consacré à la formation de l’élite, et l’ordre primaire offrant une éducation pratique à la majorité du jeune public ; après cinq ans d’école élémentaire, les élèves continuent leurs études dans des filières diverses, plus ou moins longues (d’Enfert-Kahn 2010b p. 14). Les décennies suivantes voient, jusqu’en 1975, la création progressive d’un collège unique. Il s’agit d’un processus de démocratisation de l’enseignement, par la massification de l’accès à l’enseignement du second degré et par la création d’un « tronc commun » qui est censé mettre en valeur le principe d’égalité dans le système éducatif. Ce processus politique a pour origine à la fois ’un besoin économique et ’une question de justice sociale :

La réforme Berthoin marque […] le temps des décisions : décision de s’appuyer sur la démographie scolaire, alors en pleine croissance, pour « investir à plein profit » dans ce capital humain que forment les élèves, afin d’élargir la base sociale du recrutement des élites et élever le niveau général des qualifications, et améliorer ainsi les performances de l’économie nationale ; décision également d’introduire un peu plus de justice sociale dans une institution scolaire restée très cloisonnée, par la création d’un enseignement moyen permettant d’orienter les élèves selon leurs « aptitudes » et non plus selon leur origine sociale ou géographique. (d’Enfert-Kahn 2011b p. 8-9)

13 Les discours sur l’enseignement des mathématiques dans les décennies qui suivent la seconde guerre mondiale seront traités en profondeur dans la thèse en cours d’Aurélie Mabille, dont le titre provisoire est « Mathématiques, modernité et enseignement dans les années 1950. Lieux et rhétorique des discours de mathématiciens. »

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La réforme Berthoin en 1959 prolonge jusqu’à 16 ans la scolarité obligatoire, et crée un « cycle d’observation », un premier cycle du seconde degré (6e et 5e) avec un tronc commun mis en place dans des établissements divers14, avant d’orienter les élèves vers les différentes filières. La réforme Fouchet, en 1963, prolonge ce premier cycle, jusqu’à la fin de la troisième. (Gispert 2014, d’Enfert & Kahn 2011b) C’est enfin avec la réforme Haby que le « collège unique » sera mise en place en 1975. (Barbazo & Pombourcq 2010 p. 116)

La réforme des « mathématiques modernes » s’inscrit donc dans le cadre d’une transformation structurelle importante de l’éducation, qui doit toucher aussi les programmes. Pour l’école moyenne, il s’agit d’offrir le même enseignement à tous les élèves : comment unifier la formation d’une grande masse d’élèves de différentes origines, ambitions et aptitudes, qui vont continuer dans des filières différentes ? Pour l’école élémentaire, l’enjeu n’est plus de donner un « bagage de connaissances pratiques nécessaires pour ‘entrer dans la vie’ » aux élèves qui terminent, en majorité, leur éducation à la fin de l’école élémentaire ; mais de les préparer à la suite des études au second degré (d’Enfert 2010 p. 55).

En même temps, le développement industriel, comme à l’échelle internationale, motive aussi en France le renforcement du rôle des mathématiques dans l’éducation des jeunes : le pays a besoin d’un nombre croissant de techniciens, d’ingénieurs, de scientifiques (Charte de Chambéry 1968 p. 6, Bkouche, Charlot & Rouche 1991 p. 30-35). Les discours de l’époque proposent de renouveler à nouveau la notion d’ « humanisme » et de l’élargir aux sciences et aux techniques (d’Enfert 2010).

Il faut en outre prendre en compte l’influence du courant structuraliste, particulièrement en sciences humaines, qui voit dans les mathématiques un langage général, un modèle de pensée pour toutes les sciences

Ainsi donc, dans l’espace de quelques années, des spécialistes aussi éloignés en apparence les uns des autres que les biologistes, les linguistes, les économistes, les sociologues, les psychologues, les ingénieurs des communications et les mathématiciens, se retrouvent subitement au coude à coude et en possession d’un formidable appareil conceptuel dont ils découvrent progressivement qu’il constitue pour eux un langage commun. (Lévi-Strauss, « Les mathématiques de l’homme », 1954 ; cité dans Gispert 2008)

14 « Collège d’enseignement général » (CEG), « Collège d’enseignement technique » (CET), premier cycle des lycées

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Les mathématiques deviennent donc discipline prioritaire de l’éducation : elles prennent de fait le rôle du latin, et apparaissent comme « un élément essentiel de ‘l’humanisme moderne’ » (d’Enfert 2010 p. 121), offrant une des principales bases de la culture moderne.15

3.2.2 Enseigner les « mathématiques modernes »

Ce renforcement et cette modernisation de l’enseignement des mathématiques est activement soutenu par les mathématiciens et des enseignants de mathématiques. Comme on l’a vu, les mathématiciens français se mobilisent dès les années 1950, au niveau international, pour discuter de la rénovation de l’enseignement des mathématiques : avant tout Jean Dieudonné, directeur du groupe Bourbaki ; Gustave Choquet, premier président de la CIEAEM, et qui a introduit les « nouvelles mathématiques » dans son enseignement à la faculté de Paris pendant les années 1950 ; et André Lichnerowicz, le futur directeur de la commission préparant la réforme de 1969 (Gispert 2010).

L’APMEP, fondé en 1910, discute aussi activement ces questions : dès la fin des années 1940, de vifs débats sont menés sur les besoins de modernisation de l’enseignement des mathématiques. Bien que certains défendent un esprit proche de la réforme de 1902 (comme M. Weber ou M. Fréchet), les voix demandant une rénovation selon l’esprit axiomatique des « mathématiques modernes » deviennent rapidement dominantes au sein de l’association pendant les années 1950, et tout particulièrement sous la direction de Gilbert Walusinski. Une commission dénommée « Axiomatique et redécouverte » est créée en 1950 ; de nombreux mathématiciens, favorables à l’axiomatique sont invités à faire des conférences (d’abord Laurent Schwarz, ensuite M Glaeser, G. Choquet, M. Boulignard entre autres), et la publication de ces conférences dans les bulletins de l’association contribuent à l’acculturation des professeurs du secondaire aux « mathématiques modernes » (Barbazo & Pombourcq 2010 p. 62-70).

Influencés par les travaux du groupe Bourbaki, les « modernisateurs » partent du constat que les mathématiques sont une science vivante et que celles qui sont enseignées n’ont guère évolué depuis de nombreuses décennies. Ils souhaitent donc ouvrir l’enseignement à l’esprit des mathématiques contemporaines – et plus particulièrement à l’algèbre moderne – qui mettent au premier plan la notion de structure et privilégient, sous le nom de « méthode axiomatique », l’étude des lois auxquelles obéissent les objets mathématiques plutôt que des objets eux-mêmes. (d’Enfert 2010 p. 126)

15 Selon (Bkouche, Charlot & Rouge 1991), ce remplacement du latin va jusqu’au point que les mathématiques deviennent discipline principale de sélection des élèves à partir de la réforme des « mathématiques modernes ».

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Pour les mathématiciens modernisateurs, il s’agit donc de renouveler les programmes selon l’esprit bourbakiste, pour enseigner les mêmes mathématiques « de la Maternelle à la Sorbonne » – selon la formule de G. Walusinski (cité par d’Enfert 2010 p. 126). On met l’accent sur la notion d’ensemble, sur le langage moderne unique, algébrique des mathématiques, sur l’étude des structures, et sur la méthode axiomatique.

On peut donc voir que les « humanités modernes » envisagés dans les années 1950 et 1960 ont un caractère très différent de celui introduit au cours de la réforme de 1902 (Gispert & Schubring 2011 p. 96). Si la réforme du début du 20e siècle a visé un enseignement des sciences pratiques, concrètes et applicables, le mouvement des « mathématiques modernes » cherche, au contraire, à initier tous les élèves au langage formel et aux méthodes des mathématiques contemporaines, « abstraites par nature », dans l’espoir de contribuer ainsi au développement de la personnalité et à la formation de l’esprit (d’Enfert 2011 p. 64). Dans la partie II, nous allons étudier plus en détails l’épistémologie mathématique sous-jacente à ce mouvement de pensée.

Il faut néanmoins remarquer que cette approche « moderniste » des mathématiques n’est pas soutenue par tout le monde. Comme le souligne d’Enfert (2010), certains professeurs de classes préparatoires et de supérieur, comme J. Hadamard ou M. Fréchet par exemple, critiquent la modernisation du contenu en le jugeant trop abstrait pour un grand nombre de futurs « utilisateurs » des mathématiques, et n’être convenable que pour une élite plus étroite, les futurs mathématiciens.

Au fond, ce sont deux conceptions de la démocratisation qui s’affrontent ici : aux « modernisateurs » qui veulent faire partager les « vraies » mathématiques à l’ensemble des élèves, leurs contradicteurs opposent les destins scolaire et social différenciés de ces derniers. (d’Enfert 2010 p. 130)

Mais ces contradicteurs, actifs dans les années 1950, seront absents de la commission Lichnerowicz, créée en 1966 pour élaborer le programme de la réforme des « mathématiques modernes ». Cette dernière réforme, conçue principalement par des mathématiciens universitaires, cherchera avant tout une correction des programmes du point de vu théorique (d’Enfert 2010 p. 132).

3.2.3 L’influence de Piaget et des pédagogies nouvelles

Les discours sur la modernisation du contenu mathématique sont étroitement liés à une réflexion sur le renouvellement des méthodes pédagogiques. En réalité, les tentatives d’introduction d’une pédagogie active ne concernent pas seulement les mathématiques. La massification de l’enseignement secondaire, la diversification de l’origine sociale et des

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finalités des élèves, l’installation des nouveaux types de classes demandent la remise en question des méthodes d’enseignement.16

Dans l’enseignement des mathématiques, ces tentatives remontent aux années 1920-1930, où l’installation d’une « méthode de découverte » est censée éveiller la curiosité des élèves et motiver un travail de résolution de problèmes : « opposée à l’enregistrement passif, la méthode active consiste surtout, pour le professeur, à faire un cours dialogué en sollicitant la participation des élèves. » (d’Enfert 2010 p. 127)

Cette conception reste en vigueur par les instructions officielles du programme de 1945 ; mais ce n’est pas tout à fait la même signification que les réformateurs de l’après-guerre accordent aux méthodes actives pour l’enseignement des mathématiques. Pour les modernisateurs de l’APMEP, il s’agit d’une initiation à la recherche :

Mettre les élèves en position de recherche, c’est leur permettre de faire des mathématiques comme un mathématicien, c’est-à-dire les initier aux « vraies » mathématiques et non à leur caricature. Dans cette perspective, les mathématiques sont vues comme un monde à explorer, et chaque problème comme une aventure singulière. La relation pédagogique est également redéfinie : le professeur n’est plus un « démonstrateur de théorèmes », mais le meneur d’un jeu dont les règles sont clairement définies et où le droit à l’erreur est reconnu. (d’Enfert 2010 p. 128)

L’introduction des méthodes actives est étroitement liée aussi à l’influence des recherches psychologiques menées par Piaget. Comme on l’a vu, Piaget participe aux discours internationaux sur la rénovation de l’enseignement des mathématiques, au CIEAEM et à l’UNESCO par exemple (§2.2). Le lien que les modernisateurs identifient entre les structures des mathématiques modernes et le développement des structures mentales décrit par Piaget est un argument fort pour la cohérence de leur conception, pour renouveler l’enseignement entier des mathématiques dans l’esprit des mathématiques modernes. Car, si on met l’accent sur le développement des structures mathématiques dans l’enseignement, en cohérence avec le développement mental des enfants, on fournit ainsi l’outil de pensée le plus efficace possible aux élèves (d’Enfert 2011).

Cette conception est particulièrement influente pour la réforme de l’école élémentaire. Pour ce dernier, dans les années 1950, l’accent était encore plutôt mis sur l’apprentissage des compétences de bases, principalement des méthodes de calcul, ce qui découlait de la massification de l’éducation secondaire, et avait pour objectif de bien préparer tous les élèves à la poursuite de leurs études : le contenu du programme de 1945 était allégé, mais son esprit,

16 Par exemple, (Savoye 2010) ou (Bishop, d’Enfert, Dorison & Kahn 2011) montrent comment les ambitions de démocratisation et l’installation des nouveaux types de classes correspondent à l’expérimentation d’une diversité de méthodes pédagogiques.

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ainsi que les méthodes, ont peu changées. Pourtant, à partir des années 1960, on voit apparaître l’ambition à la fois d’une rénovation pédagogique, orientée vers l’utilisation des méthodes actives, et de l’établissement d’une plus grande cohérence entre l’esprit des programmes du premier degré et celui du seconde degré, ce dernier étant alors en plein bouleversement dans le sens des « mathématiques modernes » (d’Enfert 2011).

L’APMEP ouvre son activité vers le premier degré au début des années 1960. En 1964, elle crée une « Grande commission » qui doit préparer un plan de rénovation général de l’enseignement des mathématiques commençant par l’école maternelle. En même temps, l’Institut pédagogique national (IPN) lance des expérimentations sous la direction de Nicole Picard. Comme le souligne (d’Enfert 2011), ce dernier projet est

[…] largement nourri des idées de deux émules de Piaget, Caleb Gattegno et Zoltan P. Dienes. Il se fonde sur la conviction que, plus que leurs aînés, les jeunes enfants ont le goût de la recherche et sont capables de créativité, ce qui permet d’aborder la discipline autrement, de façon non traditionnelle : par le recours au jeu, par l’utilisation d’un matériel pédagogique innovant comme les réglettes Cuisenaire (encore appelées « nombres en couleur ») et les blocs logiques ou multibases de Dienes, et plus généralement par l’étude de « situations » mathématiques. Plus encore, les expérimentations réalisées dans les classes semblent confirmer les possibilités de renouvellement pédagogique qu’offre une approche moderne des mathématiques. Commentant huit années de recherches « sur l’abstraction de concepts mathématiques pour enfants de 6 à 11 ans », Nicole Picard conclut : « ce qui me semble important, c’est la découverte sur le tas que la quasi-totalité des enfants est capable d’invention, que les mathématiques constituent sur ce plan une discipline tout à fait exceptionnelle où l’on peut être à la fois créateur et juge objectif de sa création. Une discipline par laquelle, si on y fait de la recherche, on peut prendre conscience que l’on est quelqu’un d’intelligent, capable d’autonomie de pensée ». (d’Enfert 2011 p. 63)17

Ces deux projets vont alimenter le travail de la commission ministérielle pour réformer l’enseignement de l’éducation élémentaire.