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PARTIE I LE CONTEXTE HISTORIQUE DES DEUX REFORMES

4.2 Mathématiciens au cercle de Karácsony, après la seconde guerre mondiale

4.2.2 Le cercle de Karácsony et les mathématiciens

Sándor Karácsony (1891-1952) est un pasteur calviniste, éducateur, auteur de nombreux œuvres de psychologie, pédagogique, linguistique et philosophique, professeur à l’Université de Debrecen à partir de 1934. Il était particulièrement connu et populaire pendant les années

40 Dans la suite, nous appliquerons les termes « école élémentaire » et « école moyenne » pour ces deux cycles de l’école hongroise, conformément à la terminologie retenue dans l’introduction.

41 De l’autre côté, l’argument souvent souligné pour le système appliqué en France, pour la redistribution des classes et le changement des enseignants, est la dépendance réduite des élèves d’un enseignant, et la meilleure mise en valeur du principe de l’égalité. On va voir dans la partie III comment ces principes, exprimés dans la structure du système éducatif, influencent des caractéristiques didactiques de l’enseignement des mathématiques.

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1930 et 1940, pour son système théorique original, basé sur une psychologie sociale, et surtout pour son activité éducative étendue : il édite des périodiques, organise la vie des adolescents au sein du scoutisme et ensuite dans des cadres indépendants (Kontra 1992).

Dans des années 1940, un cercle intellectuel interdisciplinaire se forme autour de sa personne : ce groupe d’intellectuels divers se retrouve régulièrement pour discuter des questions d’éducation. Ce qui donne l’intérêt de cette communauté pour notre recherche, c’est la participation des mathématiciens : outre le jeune Tamás Varga, plusieurs mathématiciens de premier ordre fréquentent ce cercle, y compris quelques importants soutiens ultérieurs de la réforme de Varga : László Kalmár, Rózsa Péter et János Surányi42. Par ailleurs, Karácsony est en relation proche avec Árpád Szabó, le futur historien des mathématiques et avec le jeune Imre Lakatos, futur philosophe des sciences : le premier étant philologue classique à l’Université de Debrecen à

l’époque, le deuxième étudiant à la même université. Gurka (2001), Máté (2006) et Szabó (2013) ont insisté sur l’importance des relations entre ces différentes personnes, et sur les diverses influences entre eux. Il faut tout particulièrement souligner l’influence de Karácsony sur la pensée de Kalmár et de Lakatos, et les interactions de Lakatos avec Kalmár et Szabó.

La nature de l’influence de Karácsony est encore peu étudiée, mais on peut certainement souligner l’effet d’une approche de psychologie sociale, insistant sur le rôle éducatif de la communauté ; une conception démocratique de l’éducation ; et enfin, l’importance qu’il accorde à l’intuition et au rôle de la visualisation dans le développement de la pensée (Kontra 1992, Szabó 2013). Nous allons voir que ce sont des éléments importants de l’épistémologie

42 Kalmár, particulièrement actif dans le cercle, le rejoint dès 1941 (Szabó 2005 p. 7), et c’est dans ce cadre qu’il publie un article sur la nature et l’enseignement des mathématiques, que nous allons étudier dans la partie suivante (Kalmár 1942/2011). Pour la participation de Varga et Péter, voir (Kontra 1992 p. 88 et Máté 2006). Concernant János Surányi, l’information est fournie par son fils, László Surányi (entretien le 29 décembre 2013). Pour le soutien que ces mathématiciens ont apporté à la réforme de Varga, voir par exemple (Szendrei 2005, p. 429 ou Halmos &Varga 1978 p. 226) S. Karácsony R. Péter G. Pólya L. Kalmár T. Varga Á. Szabó A. Rényi I. Lakatos

Voies d’influence dans la communauté hongroise

Figure 1 : voies d’influence entre les personnages hongrois de notre étude. Les flèches pleines indiquent les influences confirmées

par les ressources primaires ou secondaires ; les flèches pointillées indiquent des influences supposables.

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de cette communauté de mathématiciens, et tout particulièrement de la réforme de Varga (cf. Partie II, §3).

Le cercle de Karácsony cesse ses activités à la fin des années 1940, à cause de l’hostilité du nouveau régime communiste. En même temps, les mathématiciens mentionnés resteront en contact intense, entre autres au sein de l’Institut de Recherche fondé par Alfréd Rényi en 1950 ; en plus, Árpád Szabó et Imre Lakatos y sont également employés par Rényi à certaines périodes43. Par exemple, c’est ici que Lakatos, à la demande de Varga et de Rényi, traduit le livre How to solve it ? de G. Pólya en hongrois. Dans sont institut, Rényi donnera également naissance à une équipe travaillant sur les programmes des classes spécialisées en mathématiques, sous la direction de J. Surányi à partir des années 1960, et cette équipe travaillera en collaboration proche avec Varga. Nous reviendrons sur la communauté de ces mathématiciens dans la partie II, où nous essayerons de montrer qu’ils représentent une épistémologie mathématique cohérente et originale, qui fournit un arrière-plan épistémologique de la réforme de Varga.

Une courte biographie des mathématiciens en question ce trouve dans l’annexe. Nous insistons ici seulement sur quelques éléments biographiques qui semblent jouer un rôle pertinent dans la formation de la pensée de ces mathématiciens sur la nature des mathématiques et sur son enseignement. Nous soulignons avant tout les domaines principales de leur recherche : Kalmár et Péter, commençant leur carrière en lien avec l’école de Hilbert, s’intéressant aux problèmes de la logique et de la fondation des mathématiques ; tous les deux ont fait un travail important autour des théorèmes de Gödel, de Church, de Gentzen (Máté 2008). On va voir dans la partie II (§3.1.1) de quelle manière leur intérêt de recherche mathématique influence leur pensée épistémologie. Kalmár s’investi en outre, dès les années 1960, dans des recherches informatiques. Rényi est connu avant tout pour ses recherches sur la théorie des probabilités, et plusieurs parmi ces mathématiciens travaillent sur différents domaines des mathématiques discrètes, comme la combinatoire ou la théorie des graphes. Il s’agit des domaines qui sont peu présents dans l’arrière-plan de la réforme française, ni dans la réforme française des « mathématiques modernes » elle-même, mais qui occupent en même temps une place importante du programme de réforme de Varga : ce fait nous permet de supposer l’influence importante de l’activité chercheur des mathématiciens qui soutiennent chaque réforme.

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Un autre élément à souligner est l’investissement de ces mathématiciens hongrois dans la vulgarisation des mathématiques et dans les questions d’éducation. Rózsa Péter est la plus engagée sur ce champ : enseignante au niveau moyen pendant quelques années avant la deuxième guerre mondiale et formatrice d’enseignant après la guerre elle est particulièrement intéressée pour les questions d’enseignement des mathématiques. Elle en écrit et parle régulièrement et elle soutient très activement le mouvement de réforme de Varga. Kalmár et Rényi sont moins directement investis sur les questions de l’enseignement publique, Varga les mentionne pourtant comme soutiens importants de sa réforme (par ex. Halmos & Varga 1978 p. 226). Kalmár peut exercer son influence surtout à travers ses réflexions et sa pratique sur l’enseignement supérieur44, alors que Rényi par la création d’un groupe de recherche sur l’enseignement des mathématiques dans l’institut de recherche mathématique qu’il a dirigé.

Kalmár, Péter et Rényi sont tous auteurs des œuvres de vulgarisation très populaires : plusieurs parmi ces textes sont publiés régulièrement jusqu’à aujourd’hui et traduits à nombreuses langues étrangères45. Kalmár est réputé pour ses lettres mathématiques écrites dans un style intuitif et suggestif, largement diffusées dans la communauté mathématique dont plusieurs étaient publiées posthume. Le livre Jeux avec l’infini de Rózsa Péter apparaît en 1944 ; les Dialogues d’Alfréd Rényi, et ses Lettres sur la probabilité sont publiés dans les années 1960. Nous reviendrons plusieurs fois sur ces textes, pas seulement pour une analyse épistémologique (Partie II), mais nous montrerons également que certains entre eux, avant tout le livre de Péter, ont effectivement servi de ressource pour la réforme de Varga (Partie III, Chapitre 3,Chapitre 4).

Dans ces textes, on voit apparaître une épistémologie cohérente et assez différente de celle de l’école bourbakiste : ils insistent sur le développement permanent et organique des mathématiques, à travers une série de problèmes et de tentatives de solution ; sur le caractère dialogique des mathématiques ; sur sa nature « quasi-expérimentale » ; sur son aspect créatif et ludique, ses liens avec les arts ; sur l’importance d’une approche concrète, basée sur l’intuition ; et ils refusent l’utilisation excessive du langage formel. Nous détaillerons l’analyse de la position épistémologique de ces mathématiciens dans la partie II : nous essayerons de montrer qu’il s’agit en effet d’une conception cohérente, très proche également de l’approche « heuristique » de Pólya, ou de la philosophie de Lakatos, développée plus tard et connue au niveau internationale.

44 Voir par exemple (Kalmár 1942/2011) que nous analyserons en détails dans la partie II.

45 En langue française, le livre de Rózsa Péter était publié en 1977 sous le titre Jeux avec l’infini, et a vécu une deuxième édition en 2014. Le deuxième Dialogue de Rényi était également traduit en français en 2011.

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