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PARTIE III UNE ANALYSE DIDACTIQUE DES DEUX REFORMES

Chapitre 3 L’introduction de la notion de nombres au début de l’école élémentaire

2.1 Les livres « Math et calcul » d’Eiller

2.1.2 Analyse de situations

La correspondance terme à terme, et la notion de « autant que »

Notre premier exemple est la leçon visant à introduire la technique de la correspondance terme à terme et la notion « autant que » (cf. annexe III.3.6). Elle se situe dans le chapitre consacré aux relations des ensembles et aux relations numériques. La notion « autant que » précède celles de « plus que » et « moins que », conformément au programme.

La situation suggérée par Eiller se déroule dans la salle d’éducation physique : le lieu permet un mouvement libre des enfants dans un espace relativement grand. Le milieu matériel est constitué par des cerceaux (« un par joueur »). Les élèves sont invités à vérifier s’il y a un cerceau pour chaque enfant. Selon l’auteur, ils peuvent procéder de deux façons :

- ou bien chaque enfant prend un cerceau en main ;

- ou bien un petit camarade peut tracer un trait entre l’enfant et le cerceau.

S’il y a un cerceau par enfant, on dira qu’il y a autant d’enfant que de cerceaux. (Eiller livre du maître gr. 1, 1972 p. 117)

Dans la description donnée, la méthode de vérification n’est pas indiquée clairement : on ne sait pas si elle doit être cherchée par les élèves ou si elle est suggérée par l’enseignant. En tout cas, si la première méthode peut être trouvée par les enfants, la deuxième est peu intuitive ou économique : car elle suppose que les enfants ne bougent pas, à part un élève qui doit faire un travail physique long, introduisant un outil de représentation qui est le dessin, peu transparent et mal adapté à un travail dans l’espace physique. En fait, cette deuxième méthode impose l’idée d’un outil graphique généralement appliqué pour la représentation de la correspondance terme à terme, sans que cette méthode soit une solution idéale, économique et efficace à la question posée. Cette deuxième méthode est reprise dans la suite, où l’exercice est répété avec différentes organisations spatiales des cerceaux et des enfants (et les enfants ne peuvent donc plus bouger librement dans la salle), pour « montrer que la relation ‘autant que...’ est indépendante de la disposition spatiale des objets » (p. 117).

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Le problème lui-même est assez simple, et sa solution effective est prévue au tout début de la situation : la question « Y a-t-il un cerceau pour chaque enfant ? » invite assez naturellement à prendre un cerceau par enfant. Le reste, la partie essentielle de la situation, bien qu’elle vise à rendre les élèves actifs dans le sens physique, n’est en fait pas adidactique, car ne demande pas un travail autonome de construction de connaissances. L’activité des élèves sert plutôt comme illustration pour l’introduction de l’expression « autant que » ; et d’un outil de représentation fourni par l’enseignant.

La suite de la leçon sert à « faire sentir intuitivement que la relation ‘autant que…’ est symétrique et transitive » (p. 116). En effet, un exercice illustre chacune de ces propriétés. Mais à nouveau, il s’agit d'illustrations : ce sont des méthodes et outils de représentations, très probablement introduits par l’enseignant, qui doivent faire sentir les propriétés en question, sans qu’ils fournissent une solution idéalement adaptée et économique à un véritable problème. Ainsi, malgré l’activité apparente des élèves, le contrat suggéré par le livre d’Eiller reste d’un type magistral.

Ordre sur les cardinaux, signes >, <, =

Cette leçon se trouve dans le chapitre intitulé « Ordre dans N ». Selon la progression annuelle, les notions « autant que », « plus que », « moins que » ont déjà été introduits, les relations d’équivalence et de l’ordre ont déjà été traitées sur les ensembles. Les nombres de 1 à 6 ont été introduits, et la leçon précédente a été une initiation à la mesure des longueurs. Ici, l’objectif est « la découverte de la relation d’ordre dans N à partir de la comparaison d’ensembles » et « l’introduction des signes >, <, =, en ayant recours aux ‘échelles’, en lien avec la mesure » (Eiller livre du maître gr. 1, 1972 p. 168).

Les élèves travaillent individuellement, chacun avec quatre boîtes remplies de différents nombres d’objets (des éléments d’un matériel pédagogique comme le block logique ou le matériel Spira ; 2, 4, 5 et 6 pièces respectivement). Ils doivent tracer des flèches entre les boîtes, de la relation « … contient plus d’objets

que… » pour la première moitié de la classe, et « … contient moins d’objets que… » pour le reste des

élèves. L’utilisation des flèches pour décrire une relation d’ordre entre éléments d’un ensemble a été introduite précédemment : il s’agit ici d’un réinvestissement. La correspondance terme à terme a

Figure III.3.8 (Eiller livre du maître gr. 1, 1972 p. 168)

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été utilisée pour définir les relations « plus que », « moins que » : on rappelle ici les élèves à cette technique. En somme, il s’agit, dans cette partie de la situation, d’un réinvestissement des techniques utilisées précédemment et la mise ensemble de l’utilisation des flèches avec la comparaison des ensembles.

L’enjeu réel de la situation est la transition des relations d’ordre des ensembles vers les relations d’ordre des nombres. C’est ce qui se passe au cours de l’étape suivante où les boîtes sont fermées, les élèves écrivent sur le couvercle de chaque boîte le nombre de ses éléments, et doivent rétablir les flèches entre ces boîtes. On fait expliquer aux élèves pourquoi un nombre est plus grand que l’autre, en les renvoyant à la correspondance terme à terme.

Il s’agit de nouveau d’une situation s’appuyant sur des « méthodes actives », mais avec un potentiel d’adidacticité très limité. Dans la première étape, il s’agit a priori de techniques de solution déjà acquises, et elles se présentent comme directement transmissibles pour la deuxième étape ; le problème le plus important est probablement un problème de formulation, l’explication des relations d’ordre parmi les nombres.

La partie suivante vise à introduire les signes >, < et =. Nous citons le livre :

On dispose de deux ensembles d’objets (plus de quatre objets pour chacun d’eux). On veut comparer leurs cardinaux.

- Que peut-on faire ? On peut effectuer les correspondances terme à terme.

- Peut-on comparer les cardinaux des deux ensembles en se servant des cubes ? Attendre les suggestions des élèves.

- On pourra superposer sur une grande règle plate autant de cubes qu’il y a d’éléments dans le premier ensemble, puis on fera une deuxième pale comprenant autant d’éléments que le second ensemble. En utilisant une seconde règle plate, on peut aboutir à une « visualisation » des signes <, = >. Voir à ce sujet des figures suivantes :

(Eiller livre du maître gr. 1, 1972 pp. 169-170)

Dans ce cas non plus on ne peut pas parler de réel potentiel d’adidacticité, même pas de réel problème. Pour la question originale, on dispose déjà d’une technique de solution (la correspondance terme à terme) ; la nouvelle méthode sert simplement à la visualisation des signes institutionnels dont l’introduction est l’enjeu de la situation. L’auteur insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un réel appui sur la mesure, malgré le lien établi ponctuellement :

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Il importe de noter que l’on s’est placé dans une situation très particulière faisant appel à la mesure. Il est bien évident que si l’on opérait avec des blocks de tailles différentes, on n’obtiendrait pas du tout les mêmes résultats. En fait, c’est bien en se servant des correspondances terme à terme que l’on peut comparer les cardinaux de deux ensembles. (Eiller livre du maître gr. 1, 1972 p. 169)

Les colonnes construites à l’aide de cubes ne servent donc pas comme une technique mathématique pour résoudre de problèmes, plutôt comme ostensifs, pour fournir une illustration suggestive, aidant l’acquisition des notations institutionnelles.

En résumé, on peut voir que le livre Math et calcul vise à s’inscrire très explicitement dans l’esprit de la réforme des mathématiques modernes, dans la construction du programme ainsi que dans ses méthodes. Il cherche à utiliser des méthodes actives et des instruments pédagogiques divers pour rendre les élèves actifs. Mais cette activité ne signifie pas de réelle responsabilité des élèves dans le processus d’apprentissage : il est en général facile de répondre aux questions posées, grâce aux techniques disponibles – il s’agit souvent de faux problèmes, et le processus de découverte de la solution est étroitement dirigé par l’enseignant. Une grande partie de ces situations visent en fait à introduire des termes ou des notations institutionnelles, et les activités servent plutôt d’illustration au savoir institutionnel, fournit par l’enseignant.

En ce qui concerne les processus d’enseignement en termes de phases de Douady, il s’agit de cycles relativement courts, limités à une séance. La phase « recherche » est simple et courte, on passe rapidement à l’institutionnalisation, et les nouveaux éléments de savoir prennent vite le statut d’objet. Peu de place semble être laissée aux réinvestissements et aux complexifications (bien qu’on ait beaucoup moins d’informations sur les séances en forme de « travail en groupe » indiquées dans l’introduction, mais rarement traitées dans la suite : le livre présente surtout des « leçons »). En fait, chaque leçon apparaît comme une brique autonome dans un processus linéaire de construction du savoir mathématiques : chaque séance aboutit à l’acquisition d’un nouvel élément de savoir qui s’accumulent de leçon à leçon.

La remarque suivant de Brousseau semble être bien adaptée à ce type de contrat :

Dans les stratégies présentées plus haut, le savoir émis est supposé ‘nouveau’. Le savoir ancien ne sert qu’à présenter les conditions de son apprentissage, ou à le construire par superposition et à l’intégrer par une genèse standard donnée par l’organisation culturelle des savoirs. Il correspondrait aux apprentissages que Piaget comparait aux assimilations. (Brousseau 1997 p. 53)

Le travail important sur les différentes représentations, que l’on peut observer ici aussi, est à nouveau caractéristique de l’esprit des « mathématiques modernes ». Chez Eiller, ces

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représentations deviennent très souvent objets d’étude pour eux-mêmes, au lieu de fournir un outil efficace pour la résolution de problèmes et pour la construction des connaissances des élèves.

En même temps, le livre semble être un outil facilement utilisable pour les enseignants : la progression annuelle découpe le processus d’enseignement en leçons, et les descriptions des leçons sont assez détaillées pour être utilisées directement. Le contrat du type magistral que le livre suggère aux enseignants permet de guider strictement les séances et éviter une bonne partie des imprévus, tout en assurant une activité aux élèves. Ce fait peut éventuellement expliquer le grand succès de la série.