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PARTIE I LE CONTEXTE HISTORIQUE DES DEUX REFORMES

4.3 Le mouvement de réforme dirigé par Varga entre 1963 et 1978

4.3.2 Les expérimentations et le mouvement de réforme de Tamás Varga

Le mouvement de réforme de l’enseignement des mathématiques des décennies 1960 et 1970 est associé en Hongrie au nom de Tamás Varga. Une courte biographie de Varga se trouve dans l’annexe I.2. Varga participe au développement de l’éducation au niveau national depuis

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la fin des années 1940 : il écrit et édite des manuels scolaires, et il intervient également dans la formation des enseignants. Mais c’est à partir des années 1960 qu’il lance le projet expérimental qui devient ensuite base de la réforme de 1978.

Selon plusieurs écrits commémoratifs et résumés des collègues (par ex. Klein 1980 p. 30-31), l’événement qui marque le début de ses expérimentations est une série de conférences de Z. P. Dienes, qui est intervenu au second Congrès Hongrois des Mathématiques en 1960. Varga commence des expérimentations dans une classe de l’école élémentaire l’année suivante, en 1961, mais qui échouent rapidement. En 1962, un Symposion Mathématique International de l’UNESCO est organisé à Budapest, qui lui donne d’une part suffisamment d’inspiration pour relancer ses expérimentations, et qui d’autre part lui apporte une reconnaissance internationale (Szendrei 2007 p. 2).

Les expérimentations dites « Komplex Matematikatanítási Kísérlet » (Expérimentation de l’Enseignement des Mathématiques Complexe) sont lancées au cours de l’année scolaire 1963-1964 dans deux classes parallèles de l’école élémentaire du Váci utca, au centre-ville de Budapest. Varga élabore le programme, les fiches de travail et d’autres matériaux au fur et à mesure, en interaction permanente avec des institutrices des classes expérimentales (Szendrei 2005 p. 443).48 Le projet est progressivement élargi à plusieurs établissements et niveaux : une deuxième école de Budapest (Jázmin utcai általános iskola) le rejoint en 1965, une troisième (Szinyei-Merse utcai általános iskola) en 1966. En 1967, deux nouvelles classes sont lancées dans la première école, en outre une première école de province (de Székesfehérvár) joint les expérimentations. Dans la même année, dès la fin des études élémentaires des premières classes expérimentales, l’étude est prolongée pour le niveau moyen49. A partir de ce moment, le nombre des classes participantes augmente à un rythme très soutenu : au cours de l’année scolaire 1970-1971, presque une centaine de classes participent au projet (Klein 1980 p. 31-32).

Le travail est dirigé de l’Institut Pédagogique Nationale (OPI), où le directeur de département est Andor Cser, les collègues de Varga au départ sont Endréné Gádor et Sándor Pálfy (Szendrei 2005 p. 428). Dès le début, il invite quelques jeunes enseignants sortant de l’université, qui sont intéressés par son travail. C’est le cas de Mária Halmos ou d’Eszter C.

48 Concernant le déroulement des expérimentations, nous nous appuyons aussi sur les informations fournies par Mária Halmos et Eszter C. Neményi, collègues de Varga dès les années 1960 (le 2 janvier, 10 novembre et 5 décembre 2013) ; et en outre, sur les souvenirs d’Anna Deák, une ancienne élève d’une des classes expérimentales, entrée en première année en 1967.

49 Nous rappelons qu’il y a deux cycles dans l’éducation obligatoire, 4+4 ans ; les deux ont lieu dans le même établissement, les classes restent ensemble pendant 8 ans. Les enseignants accompagnent les classes pendant un cycle entier. Tout cela permet un travail continu pour les expérimentations. Pour les premières expérimentations du deuxième cycle, voir le manuscrit de leur programme provisoire.

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Neményi par exemple (entretiens du 10 novembre et du 5 décembre 2013) ; Neményi écrit son mémoire de diplôme sur le programme des expérimentations. Ces jeunes collègues peuvent rejoindre deux équipes de recherche, travaillant sur l’enseignement des mathématiques : l’une est celle de l’OPI, pour organiser et diriger des expérimentations du niveau élémentaire et moyen ; l’autre est celle de l’Institut de Recherche Mathématique, sous la direction de János Surányi, pour élaborer le programme des nouvelles classes expérimentales spécialisées en mathématiques du lycée Fazekas de Budapest.50 La collaboration entre ces deux équipes est étroite : Halmos par exemple, étant membre de l’équipe de l’Institut Mathématique, reste une co-auteure et collaboratrice proche de Varga (outre les manuels scolaires et livres du maître écrits ensemble, voir par ex. Halmos & Varga 1978). Varga met aussi l’accent sur la collaboration avec des maîtres du terrain (Szendrei 2005 p. 429).

Bien qu’ils soient dans des classes expérimentales, les élèves doivent accomplir les mêmes exigences curriculaires que les autres dans des classes « normales ». Pour Varga, ce n’est pas un réel problème : il considère que les programmes actuels sont trop pauvres et ennuyeux, et ne stimulent pas suffisamment le développement intellectuel des élèves. Il insiste à plusieurs reprises sur la plus grande richesse de son propre programme qui permet d’apprendre l’essentiel du programme classique, mais permet d’acquérir aussi beaucoup de connaissances supplémentaires. Selon lui, son programme propose en outre une organisation mathématique correspondant mieux à l’état contemporain de la science et permettant également une compréhension plus profonde des notions mathématiques, plutôt qu’un simple entrainement mécanique ; et tout cela, dans une forme plus intéressante et amusante pour les élèves.

Le projet a pour nom « complexe », ce terme portant une signification volontairement ambiguë : il désigne à la fois la complexité, l’intégrité du contenu mathématique qui apparaît dans le programme, au lieu des chapitres distincts de calcul et de mesure ; l’intégration organique d’une rénovation du programme avec le renouvellement des méthodes

50 Les classes spécialisées en mathématique existent jusqu’à aujourd’hui, dans plusieurs établissement du pays ; mais la plus connue et efficace reste celle de Fazekas, dont les élèves obtiennent régulièrement des prix aux Olympiades internationales, et nombre d’entre eux sont devenus des mathématiciens reconnus au niveau international. La première classe spécialisée est presque légendaire, comprenant des mathématiciens comme László Lovász, Miklós Laczkovich, Lajos Pósa et József Pelikán. Lovász, lauréat du prix Wolf et du prix Kyoto entre autres, président de l’International Mathematical Union entre 2007 et 2010, est maintenant président de l’Académie de Sciences de la Hongrie. Pósa, qui publie ensemble avec P. Erdős dès son adolescence, abandonne la recherche mathématique après l’obtention de son diplôme, et rejoint l’équipe mentionnée de Surányi, à l’Institut Mathématique. Il est connu aujourd’hui pour son travail extrascolaire avec des élèves doués en mathématique : il éduque de nombreux jeunes mathématiciens, et sa méthode est reconnue comme modèle par de nombreux enseignants (en français sur lui, voir le n°126 de la revue Tangente). Nous mentionnons enfin Éva Szeredi, également élève de cette première classe expérimentale, devenue ensuite didacticienne des mathématiques, collaboratrice et co-auteur de l’équipe de Varga à partir des années 1970.

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pédagogiques ; et enfin, la diversité des approches utilisées : recherches sur l’enseignement des mathématiques, psychologie, pédagogie, neurosciences (Varga 1972, Szendrei 2005 p. 424).

Parmi les principes régulièrement mentionnés de Varga, on trouve la structure « spiralée » du programme51, l’enseignement d’une diversité des domaines mathématiques dès le plus jeune âge et l’approfondissement lent, progressif et cohérent des sujets ; la résolution des problèmes ; l’importance d’établir l’enseignement sur de nombreuses expériences ; la variété de l’organisation du travail, y compris entre autres le travail individuel avec des instruments et le travail en groupes ; une direction démocratique du travail en classe ; l’activité des élèves, leur prise de responsabilité dans l’apprentissage ; l’éducation à l’autonomie ; appui sur la motivation interne des enfants au lieu de l’externe ; la prise en compte de la diversité des élèves, les différences personnelles ; et l’importance d’une éducation esthétique (par ex. Varga 1967b, 1975).

Nous allons étudier de plus près les principes de ce projet dans la partie II, et les détails de la version du programme mise en place en 1978 dans la partie III. Ici, nous voulons insister sur les différentes voies d’influence qui pouvaient former le travail de Varga. Nous avons déjà souligné l’influence, sur son travail, des discours internationaux du mouvement « mathématiques modernes ». Ses collègues décrivent souvent cette influence de façon critique : selon eux, Varga « a suivi un large panorama des conceptions et expérimentations existantes, en a récupéré les meilleures idées, mais évité, avec sagesse, les exagérations, et a élaboré son propre système, bien équilibré » (par ex. Császár 1993, Szendrei 2005, entretien avec M. Halmos le 2 janvier 2013).

Varga insiste particulièrement, à plusieurs reprises sur l’influence de Pólya (par ex. Varga 1975 p. 37-38), et aussi sur ses rapports complexes avec Dienes : avec ce dernier, il décrit, dans sa thèse, des influences mutuelles, mais aussi de différences entre eux (Varga 1975 p. 38-40). Cependant, outre les divers effets venant de la scène internationale, nous avons insisté aussi sur le rôle des mathématiciens hongrois (§4.2.2) : cette dernière voie d’influence est beaucoup moins mise en valeur que les précédents, mais dans (Halmos & Varga 1978) par exemple, il en parle aussi, mentionnant les noms de Kalmár, Péter, Rényi, Hajós et Turán. Cet aspect de l’œuvre de Varga va nous intéresser particulièrement dans la suite : nous essaierons de montrer comment l’effet de cette communauté de mathématiciens hongrois contribuera à donner une originalité à la conception de Varga. L’influence des mathématiciens hongrois

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semble concerner l’approche épistémologique suivie par Varga, et également le contenu : les domaines principaux de ces mathématiciens, comme la logique, la combinatoire, les probabilités sont mis en valeur dans le programme de 1978 (Partie III, Chapitre 5), mais on peut aussi supposer que l’axiomatisation de la géométrie de Hajós influence le programme de Varga (cf. Partie III, Chapitre 4).

Il faut enfin parler de l’influence de la psychologie et de la pédagogie : Piaget, comme pour la majorité des projets de l’époque, est une référence très importante pour Varga aussi, mais pas la référence unique. Bien qu’il ne se réfère pas à des expériences soviétiques de l’enseignement des mathématiques, il mentionne des recherches psychologiques et pédagogiques de Souhomlinski et de Davidov. On a vu (§4.2.2) l’effet probable de Karácsony. En outre, il faut mentionner la femme de Varga, Ágnes Binét, qui est également psychologue, et collègue proche du plus important psychologue hongrois de l’époque, Ferenc Mérei (voir Mérei & V. Binét 1970). Le fort intérêt de Varga pour la psychologie s’explique aussi parle fait qu’un suivi psychologique accompagnait ses expérimentations (Klein 1980). En somme, on peut dire que l’arrière-plan psychologique de l’œuvre de Varga paraît relativement complexe et mériterait une recherche plus approfondie qui dépasse les cadres de cette thèse52.

Nous remarquons en même temps que Varga est profondément intégré dans la dynamique internationale de la rénovation de l’enseignement des mathématiques, surtout à partir des années 1970 et 1980 : il participe dans le travail de différents organismes internationaux, il voyage et publie dans plusieurs pays, y compris la France (cf. §3.4)53. En outre de s’intégrer dans son projet des expériences diverses ainsi accumulées, il semble également exercer une certaine influence, au niveau international, avant tout dans les domaines de l’enseignement de la logique, la combinatoire et des probabilités54.