• Aucun résultat trouvé

PARTIE III UNE ANALYSE DIDACTIQUE DES DEUX REFORMES

Chapitre 3 L’introduction de la notion de nombres au début de l’école élémentaire

2.1 Les livres « Math et calcul » d’Eiller

2.1.1 La construction des livres du maître

Le livre du grade 1 commence par une première partie concernant les raisons et enjeux de la réforme de 1970. Eiller explique les raisons du changement, « d’ordre mathématique », « d’ordre économique et social » et « d’ordre psychologique » : il inscrit donc son livre très explicitement dans les discours et le mouvement de réforme de l’époque (cf. Partie I §3.2). L’introduction générale comprend en outre une présentation détaillée de la « Psychologie de l’enfant de 5 à 7 ans ».

La deuxième et plus importante partie du livre est intitulée « La mathématique et ses applications pédagogiques », elle traite le contenu du programme et son exploitation pédagogique dans un ordre thématique. D’une part, le titre « la mathématique » au singulier, montre à nouveau un fort engagement pour la réforme (cf. Partie II, §2.1), et suggère par ailleurs une hiérarchisation entre les mathématiques et leur pédagogie, la deuxième étant, selon lui, une application de la première. Cette logique est explicitée dans le premier chapitre, qui est en fait une introduction pédagogique sous le titre « Organisation des activités », traitant la répartition du programme et des méthodes d’enseignement suggérés par l’auteur (voir annexe III.3.3).

La structure de la double introduction est par ailleurs reprise dans les livres du maître des classes supérieures : chacun commence par un traitement de la psychologie de l’enfant de l’âge en question, et par des consignes générales concernant l’organisation des activités. Cette partie introductive est suivie du traitement du contenu du programme dans un ordre thématique, chaque fois avec des explications mathématiques et des consignes très détaillées sur la mise en place pédagogique.

159

L’introduction : considérations pédagogiques

Nous nous intéressons ici particulièrement à l’introduction pédagogique qui se trouve dans le livre du maître du CP. L’auteur porte avant tout une attention particulière à l’organisation du programme. Un organigramme (outil régulièrement utilisé par les manuels français de l’époque) permet de présenter l’organisation mathématique des notions. La répartition annuelle suggérée est principalement basée sur cette organisation, bien qu’elle ne soit pas entièrement identique (voir annexes, III.3.4 et III.3.5).

A Les thèmes

Pour des raisons mathématiques et pédagogiques, des différentes parties du programme ont été regroupées autour de

cinq thèmes centraux, et les activités

annexes, autour de deux thèmes supplémentaires. A chacun de ces six

thèmes, on a affecté un ou plusieurs « indicatifs » que l’on retrouve dans les fiches de contrôle.

B Répartition

À l’intérieur de chaque thème, il a été rétabli une progression correspondant à

l’enchaînement des notions qui s’y rapportent. Nous verrons par la suite que la progression

pédagogique ne peut pas toujours suivre l’ordre de filiation théorique des notions mathématiques.

Ensuite, on ne peut étudier successivement les différents thèmes au cours de l’année, parce qu’il existe des liens entre eux et qu’il faut graduer les difficultés. C’est pourquoi nous proposons aux maîtresses et aux maîtres du cours préparatoire une progression chronologique leur permettant d’avancer sur « tous les fronts ».

On pourra bien sûr modifier cette trame et éventuellement se restreindre aux thèmes qui se rapportent strictement au programme. (Eiller livre du maître gr. 1, 1972 p. 25)

On voit donc une réflexion approfondie sur l’organisation, mathématique et didactique, du programme. Le regroupement des thèmes rappelle ce qu’on a vu chez Varga ; ils ont cependant un rapport moins articulé, dialectique l’un avec l’autre, comme dans le programme hongrois, plutôt hiérarchique : la logique, les ensembles, les relations servent l’étude des nombres. La géométrie et la mesure, thèmes qui ne font pas partie du programme officiel du cours préparatoire, sont classées comme « activités d’éveil », « supplémentaires » par rapport aux « thèmes centraux ». Eiller cherche apparemment une certaine articulation, même si elle est seulement ponctuelle, entre nombres et mesure : le chapitre « pratique de la mesure » est

160

inséré après l’étude des premiers nombres (ce qui permet l’application des nombres pour la mesure, comme le suggère également son organigramme) et de l’ordre des cardinaux ; mais on verra qu’il ne s’agit pas d’une réelle utilisation du concept de la mesure, plutôt d’une illustration visuelle des signes > et < (nous analyserons la leçon en question plus en détails dans le chapitre suivant).

L’organisation didactique, la progression chronologique est élaborée et décrite en détails : elle n’est pas présentée comme obligatoire aux enseignants, mais elle est recommandée, et le livre est construit pour que le lecteur puisse suivre cet ordre sans difficulté. La suite du livre est structurée en « leçons », chaque leçon correspondant à une étape de la progression. Il suffit que l’enseignant cherche dans le tableau les pages indiquées du livre du maître et des fiches de travail, correspondant à l’étape suivante de la progression. En termes des niveaux d’activité proposés par (Margolinas 2002), le travail du niveau constructeur (+2) est fourni par le livre, l’enseignant est invité à travailler au niveau du projet de leçon (+1), voire seulement au niveau de la mise en place de la leçon (0) : on verra que les descriptions des leçons sont souvent assez détaillées pour être utilisées presque immédiatement en classe.

L’introduction comprend également une présentation détaillée des méthodes d’enseignement suggérées par les auteurs. Le chapitre démarre avec une constatation remarquable sur les dilemmes de l’enseignant du primaire :

A priori, l’enseignant ne peut être que très embarrassé, car il devra élaborer une pédagogie tenant compte à la fois de la nature de la mathématique et de celle de l’enfant. Or, si la mathématique est par essence abstraite et déductive, les psychologues nous apprennent que l’enfant est incapable de raisonnement logique, dépourvu d’esprit de synthèse, et qu’il a sur le monde une vue essentiellement subjective. Alors comment faire ?

[…]

C’est à partir du réel sous toutes ses formes que l’enseignant se propose de faire appréhender par les élèves une loi ou une notion mathématique préalablement élaborée par la pensée adulte. Il sera donc amené à trouver des « situations » à partir desquelles s’exercera l’activité de mathématisation dont nous allons donner une description très schématique. (Eiller livre du maître gr. 1, 1972 p. 30)

Selon Eiller, il y a donc une contradiction fondamentale entre la nature des mathématiques, une science « par essence abstraite et déductive », et la pensée des enfants, psychologiquement incapables de pensée mathématique. Le départ du réel, la « situation » qui permet une activité de mathématisation n’est donc pas l’origine naturelle des concepts mathématiques, mais une construction artificielle à visée pédagogique.

161

Cette conception épistémologique est radicalement différente de celle de Varga (cf. Partie II §3.1.2), et explique en partie la différence qu’on trouvera dans la gestion des « situations ». Bien que, dans les deux cas, le processus d’apprentissage parte souvent de l’étude d’une situation sensible, « réelle » (comme la manipulation des objets physiques ou le dessin), on verra que Varga les enchaîne et les accumule souvent sans institutionnaliser, alors qu’Eiller les boucle chaque fois par l’introduction d’une nouvelle notion ou des éléments du langage institutionnel. On peut supposer qu’une raison de cette différence est justement dans l’épistémologie différente : pour Varga, la gestion de la situation est une activité effectivement mathématique, au niveau de l’élève – mais pour Eiller, ce n’est pas le cas, et il faut du savoir institutionnalisé pour qu’un réel apprentissage mathématique soit effectué.

Par ailleurs, Eiller précise également qu’il ne s’agit pas, au niveau de l’école élémentaire, de faire réellement des mathématiques, seulement d’acquérir quelques notions (Eiller livre du maître gr. 1 1972 p. 30).

Pour l’organisation du travail de la classe, il propose d’alterner des séances de travail en groupes et des « leçons d’acquisition ». Pour ce dernier, il propose aux maîtres « un schéma qui, à l’expérience, s’est révélé le plus efficace ». Il insiste sur l’importance de préciser les intentions pédagogiques, la durée de la séance (45 min. maximum), et de prévoir le matériel nécessaire. Une leçon est censée comporter les phases suivantes :

Déroulement de la leçon

Phase manipulatoire. C’est la phrase d’exploration, de jeu et d’observation où la situation est proposée

aux enfants qui manipulent individuellement ou par équipes.

Phase orale. La situation est analysée et des éléments de réponse formulés. C’est à ce stade qu’est

généralement introduit le vocabulaire nouveau qu’il convient d’utiliser le plus correctement possible.

Phase représentative. La situation est traduite par les schémas, des tableaux ou des diagrammes qui

permettent de mémoriser des concepts.

Phase de contrôle. Le but est de vérifier l’acquisition des connaissances au moyen d’exercices sur des

fiches ou à traiter dans le cahier. (Eiller livre du maître gr. 1, 1972 p. 31)

Constituant la partie essentielle du livre du maître, les descriptions des leçons suivent en effet cette conception : elles contiennent chaque fois des rubriques « intentions pédagogiques », et « matériel » ainsi que le « déroulement de la leçon », structurée selon les phases décrites dans l’introduction ; des phases manipulatoires sur des objets physiques sont généralement suivis d’un travail important sur les représentations (voir la description de quelques leçons dans l’annexe III.3.6). Nous remarquons dès maintenant que les phases suggérées ici correspondent relativement bien aux phases décrites dans la TSD (surtout aux deux premières, action et

162

formulation), bien que leur mise en place soit différente par bien des aspects de la conception de Brousseau, comme on le verra plus loin. En tout cas, les termes de la TSD s’avèreront relativement bien adaptés à l’analyse des « leçons » d’Eiller (et en tout cas beaucoup plus facilement adaptables qu’aux pratiques d’enseignement décrites chez Varga : cf. §3.2).

Nous analysons ici deux « leçons » suggérés par le livre du maître : l’introduction de la correspondance terme à terme, et l’étude de l’ordre des nombres naturels.