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PARTIE II ÉPISTEMOLOGIE : CONCEPTIONS SUR LA NATURE DES

2.2 Les discours sur la nature des mathématiques autour de la réforme

Dieudonné et Choquet rendent clairs le fait que leurs propositions concernent uniquement l’université et les dernières années du lycée. Ils se déclarent incompétents pour les questions d’enseignement des niveaux inférieurs ; toutefois ils soulignent que les élèves plus jeunes ne sont psychologiquement pas suffisamment mûrs pour l’apprentissage des mathématiques abstraites, il faut donc chercher des solutions intermédiaires.

Il y a maintenant un accord unanime, dans tous les pays, sur les deux principes suivants:

1) Pour les jeunes enfants, l’enseignement de la géométrie ne peut être déductif. Ce doit être un enseignement basé sur l’observation; son but est l’élaboration des concepts fondamentaux à partir de l’expérience.

2) Pour le mathématicien, la façon la plus élégante, la plus profonde, la plus rapide, de définir le plan (ou l’espace), est de le définir comme espace vectoriel sur R, à deux (ou trois) dimensions, muni d’un produit scalaire, c’est-à-dire d’une forme bilinéaire symétrique u.v telle que u.u > 0 pour tout vecteur u ≠ 0. […] De nombreux professeurs de l’enseignement du second degré témoignent, par leur expérience, que cette définition peut être déjà utilisée avec grand profit par les élèves de 17 ans (classe terminale des lycées) ayant étudié antérieurement le produit scalaire. Cette méthode permet dans ces classes une économie de pensée considérable, et conduit tout naturellement à des démonstrations basée sur de véritables méthodes. [...]

Le problème est moins simple aux âges intermédiaires, disons entre 13 et 16 ans. L’enfant commence à comprendre ce qu’est une démonstration; chez certains s’éveille une véritable soif de logique, indiquant que le temps est venu d’aborder sérieusement le raisonnement déductif. On va donc faire établir par l’enfant des morceaux de raisonnement déductif, en prenant soin de lui faire toujours préciser ses prémisses.

[…]

On peut donc résumer ainsi la situation : nous connaissons une voie royale basée sur les notions « espace vectoriel et produit scalaire » ; mais ces notions ne peuvent être « parachutées » sans préparation, surtout à un âge où l’on ne possède pas bien la notion d’opération algébrique. (Choquet 1964 pp. 9-11)

Il existe donc une contradiction entre le caractère abstrait des mathématiques, la « voie royale » que connaissent les mathématiciens d’un côté, et les capacités psychologiques des élèves de l’autre. Explicité également par Lichnerowicz (1955), cette tension est sans doute

Dieudonné, seulement « un cas extrême et je ne crois pas que ce soit le plus intéressant » (Dieudonné 1981 p. 11).

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l’une des sources principales des débats de l’époque entre les ambitions mathématiques et pédagogiques de la réforme (Partie I §3.2.3). On verra dans la partie III que le problème préoccupe des auteurs des programmes et des manuels et qu’ils y cherchent des solutions diverses. Ces premières solutions subiront de nombreuses critiques et inspireront ainsi indirectement les premières recherches didactiques à partir des années 1970. Mais dans les années précédant la réforme des mathématiques modernes, il s’agit plutôt d’un optimisme concernant cette question ; on insiste sur l’harmonie entre l’esprit « bourbakiste » des mathématiques et les ambitions pédagogiques : c’est ce qu’on voit dans le premier rapport de la commission Lichnnerowicz de 1967 (Boulletin APMEP 258 p. 245-27) ainsi que dans la charte de Chambéry, publiée par l’APMEP en 1968.

La charte s’inscrit très clairement dans le courant « bourbakiste » pour ce qui concerne la vision sur la nature des mathématiques. Outre le fait de se référer explicitement à Bourbaki, elle reprend de nombreuses idées, expressions de l’article programmatique rédigé par Dieudonné, L’architecture des mathématiques : on y retrouve même la métaphore de la reconstruction des villes, introduit par ce dernier (Bourbaki 1948 p. 45).

La mathématique est une science vivante : le foisonnement des découvertes s’y conjugue avec une

réorganisation de son architecture ; les notions ensemblistes acquises à la fin de XIXe siècle, la notion de structure qui sert d’armature à l’œuvre de Bourbaki peuvent être comparées, quant à leurs effets, au rôle qu’aurait un urbaniste disposant de crédits pour supprimer les bidonvilles.

[...]

Aujourd’hui les notions ensemblistes, les structures fondamentales de l’algèbre, les idées de base de la topologie irriguent toutes les mathématiques d’un sang neuf qui a la vertu de rendre mieux accessible un niveau d’abstraction anciennement réservé à des initiés privilégiés. (Charte de Chambéry 1968 p. 3)

En même temps, l’APMEP milite pour une progression au niveau pédagogique qu’elle juge également important. Selon la charte, même si « Bourbaki » n’est pas accessible directement aux jeunes élèves, les deux ambitions sont en harmonie et l’une renforce l’autre :

[...] il n’est pas question d’introduire toute la mathématique moderne, brutalement, n’importe quand et à n’importe qui. Personne ne songe à faire lire Bourbaki aux enfants du Cours Préparatoire.

[...] En réalité, le vocabulaire et le symbolisme modernes ne sont pas le fait d’un snobisme ridicule dont les élèves devraient souffrir. Non seulement la difficulté de leur tâche ne sera pas augmentée mais encore l’esprit moderne peut et normalement doit apporter un progrès sur le plan purement pédagogique. Il apporte, dit André Revuz, de « grandes idées simples et très puissantes » qui aideront les élèves. (Charte de Chambéry 1968 pp. 4-5)

On retrouve ici également l’idée de l’économie de pensée, fourni par les mathématiques modernes. En cohérence avec cette idée, la charte insiste aussi sur la puissance des

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mathématiques dans la formation de l’esprit, contre une simple transmission des techniques de calcul utilisables dans « la vie courante ».

En effet, l’acquisition des techniques (numération, opérations sur les nombres, ...) n’est pas abandonnée. Mais la notion de nombre gagnera à être préparée par des rudiments de grammaire des ensembles et de logique. Les enfants sauront compter et calculer plus tard peut-être que ne l’imposent les programmes actuels, mais ils le sauront mieux. D’autre part, du fait de la prolongation de la scolarité obligatoire, la mission de l’école primaire n’est plus d’enseigner les connaissances indispensables dans la vie courante mais surtout de former les esprits, de donner à chacun la capacité de s’adapter aux conditions largement imprévisibles de l’avenir. (Charte de Chambéry 1968 p. 4)

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NE EPISTEMOLOGIE « HEURISTIQUE » EN HONGRIE76

L’influence internationale de Bourbaki est indéniable dans les décennies suivant la deuxième guerre mondiale, sur le contenu des recherches mathématiques, mais également concernant les visions sur la nature des mathématiques ; et la Hongrie n’échappe sans doute pas non plus à cette influence. En même temps, nous avons insisté sur le rôle d’une communauté de mathématiciens hongrois (Partie I §4.2) dans la conception de l’arrière-plan épistémologique de la réforme de Varga. Il ne s’agit pas d’un groupe strictement défini, plutôt d’individus qui sont liés l’un à l’autre par des relations diverses et qui se retrouvent fréquemment dans différents cadres, comme celui du cercle de Karácsony ou de l’Institut de Recherche Mathématique d’Alfréd Rényi. Ces mathématiciens publient rarement des textes programmatiques comme le fait par exemple Dieudonné : leurs conceptions sur la nature des mathématiques peuvent être reconstituées avant tout à partir de leurs œuvres de vulgarisation, très populaires et diffusées jusqu’à aujourd’hui, et à partir de quelques écrits concernant les questions de l’enseignement des mathématiques. Enfin, contrairement à Bourbaki, la conception sur la nature des mathématiques de cette communauté a été l’objet de peu d’études jusqu’ici ; il en manque une analyse générale. Les études existant sur ce sujet révèlent pourtant l’existence d’une telle conception, et montrent comment cette communauté, avant tout László Kalmár, pouvait influencer dans les années 1940 et 1950 la pensée du jeune Imre Lakatos, qui a développé sa philosophie des sciences plus tard, à partir des années 1960 (Gurka 2001, Máté 2006, Máté 2008, Szabó 2013).

En analysant quelques écrits de László Kalmár, Rózsa Péter, Alfréd Rényi, György Pólya et Tamás Varga, nous tentons ici de montrer qu’il s’agit en effet d‘une conception cohérente

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et essentiellement différente de la « bourbakiste », et nous essayons de dégager les principes fondamentales de la conception de cette « école hongroise ».

En ce qui concerne Pólya, nous avons souligné qu’il n’était pas directement membre de la communauté des années 1940, formé autour de Karácsony et dans l’Institut de Rényi. Il nous semble pourtant intéressant d’intégrer son œuvre dans cette analyse, pas seulement parce qu’il avait suivi à peu près la même formation que les autres mathématiciens en question, et qu’il reconnaît décisive pour sa futur conception77, mais aussi parce que ses écrits sont diffusés et pris en considération dans la communauté en question, et constituent l’une des références fondamentales du projet de Varga78.

3.1 Les principes des mathématiciens hongrois