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PARTIE I LE CONTEXTE HISTORIQUE DES DEUX REFORMES

4.1 L’établissement du système éducatif public en Hongrie et l’émergence d’une

4.1.3 L’émergence d’une culture mathématique

Pour ce qui concerne les mathématiques, avant l’époque de la Monarchie, il n’existait que très peu de recherches mathématiques en Hongrie qui soient pertinentes au niveau international : Farkas et János Bolyai représentent plutôt une exception, et travaillent dans un certain isolement (Hersch & John-Steiner 1993). L’apparition soudaine de très nombreux mathématiciens internationalement reconnus à partir de la fin du 19e siècle est donc assez étonnante et a déjà inspiré plusieurs recherches36. Parmi les raisons permettant d’expliquer ce phénomène, outre le développement général du pays décrit ci-dessus, on souligne souvent quelques facteurs liés plus directement aux mathématiques que nous détaillerons dans la suite. Parallèlement aux réformes du système éducatif, l’enseignement des mathématiques est réformé à plusieurs reprises, son rôle augmente dans chaque type d’établissement, et les mathématiciens hongrois de haut niveau interviennent pour la rédaction des programmes et des manuels, comme Gyula Kőnig et de Manó Beke (Szénássy 2008 p. 224). Ce dernier est par ailleurs disciple de Félix Klein, et un de ces collègues plus proches à la fondation de l’ICMI et dans le mouvement international dirigé par Klein (Kántor & Schubring 2008) : la commission de réforme du programme hongrois, établie en 1906, s’inspire de ce mouvement.

34 Après le traité de Trianon qui clôt, pour la Hongrie, la première guerre mondiale, l’Université de Kolozsvár (aujourd’hui en Roumanie) est déménagée à Szeged, celle de Pozsony (aujourd’hui Bratislava, en Slovaquie) à Pécs, pour les garder sur le territoire hongrois.

35 Nommé d’après son père József.

36 Voir par exemple Frank (2011) ou le projet interdisciplinaire « Réception et créativité » ( http://zeus.phil-inst.hu/recepcio/htm/masodik.htm, dernière consultation le 6 octobre 2015) dont plusieurs études concernent l’histoire des sciences, notamment dans les tomes (Békés 2004) et (Palló 2004).

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Beke et le programme de Klein restent des références importantes pour les mathématiciens hongrois, y compris lors de la réforme dirigé par Varga (Péter 1977 p. 10, Varga 1975 p. 6-7).

Au niveau universitaire, une formation mathématique était disponible à la Faculté des Lettres37 de l’Université des Sciences de Budapest, à l’Université Technique, et à l’Université de Kolozsvár – ce dernier a disposé d’une Faculté de Sciences et des Mathématiques dès sa fondation en 1872.

Contrairement au cas français, il n’existe pas, en Hongrie, de vie mathématique organisée jusqu’à la fin du 19e siècle. La « Mathematikai és Physikai Társulat » (Société Mathématique et Physique) est créée en 1891, et commence à publier la revue « Mathematikai és Physikai Lapok », ainsi qu’une autre revue adressée aux lycéens, intitulée « Középiskolai Matematikai Lapok » (« Journal Mathématique pour Lycéens », KÖMAL), à partir de 1894. Ce dernier a pour objectif de retrouver et motiver des jeunes talents mathématiques du pays, créer des liens entre eux dès leur jeune âge, et contribuer ainsi à la construction d’une communauté scientifique hongroise. En outre des articles, le KÖMAL propose des problèmes à résoudre : les lycéens peuvent envoyer leurs solutions aux éditeurs, les meilleures solutions, ainsi que les noms et les photos des meilleurs résolvants de chaque année sont publiés dans le journal.38 La société organise aussi des compétitions mathématiques pour lycéens et étudiants (Frank 2011). Le journal et les compétitions établissent une culture de résolution de problèmes, ce qui joue un rôle important dans la formation des jeunes mathématiciens tout au long du 20e siècle et jusqu’à aujourd’hui.39

Le rôle de Lipót Fejér

Dans le développement des mathématiques au tournant du siècle en Hongrie, certains personnages semblent jouer un rôle crucial. Professeur à l’Université des Sciences de Budapest à partir de 1911, et connu par ailleurs pour ses résultats sur les séries de Fourier, Lipót Fejér (1880-1959) est réputé pour être le premier mathématicien hongrois ayant formé une école mathématique cohérente autour de lui (Kántor 2006 p. 573). L’avis de Pólya indique bien l’importance qu’on accorde au rôle de Fejér :

37 À l’Université de Budapest, jusqu’en 1949, c’est la Faculté des Lettres qui donne lieu à la formation en mathématiques et en sciences expérimentales (http://www.elte.hu/tortenet, dernière consultation le 25 mai 2015). Cette organisation institutionnelle permet de suivre des cours pluridisciplinaires aux jeunes mathématiciens (voir par exemple la liste des cours de Kerékjártó dans Gáll 2004 p. 236, cité en français dans le mémoire de master en cours d’Alicia Filipiak. On verra dans le chapitre suivant (4.2.2) que la culture littéraire joue un rôle important dans la pensée de plusieurs mathématiciens qui influencent la réforme de Varga.

38 Le journal KÖMAL fonctionne selon le même système jusqu’à aujourd’hui. Son site, ainsi que la compétition de résolution de problèmes est disponible aussi en anglais : http://www.komal.hu/info/bemutatkozas.e.shtml.

39 Le projet CIRMATH étudie récemment des questions similaires concernant la circulation mathématiques dans les périodiques du 18e au 20e siècle. (http://cirmath.hypotheses.org/, dernière consultation le 6 octobre 2015).

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Why did Hungary produce so many mathematicians of our time? Many people have asked this question which, I think, nobody can fully answer. There were, however, two factors whose influence on Hungarian mathematics is manifest and undeniable, and one of these was Leopold Fejér, his work, his personality. The other factor was the combination of a competitive examination in mathematics with a periodical. (Pólya 1961 p. 501)

Ses anciens étudiants, pas seulement des mathématiciens, se souviennent de lui comme d’un enseignant exerçant une influence particulière sur le développement de leur culture mathématique, mais aussi sur leur personnalité et leurs visions concernant l’enseignement : son influence concerne plusieurs générations de mathématiciens jusqu’aux années 1950 (Frank 2011). C’est ce qui rend sa personne particulièrement intéressant pour notre étude, car il a enseigné la majorité des mathématiciens qui nous intéresseront dans le chapitre suivant (§4.2.2) ; et les témoignages laissés par ses disciples divers font apparaître plusieurs caractéristiques d’une épistémologie mathématique qui caractérisera plus tard également la pensée des concepteurs de la réforme de Varga (cf. Partie II §3). Pour en donner quelques exemples :

Fejér gave very short, very beautiful lectures. They lasted less than an hour. You sat there for a long time before he came. When he came in, he would be in a sort of frenzy. He was very ugly-looking when you first examined him, but he had a very lively face with a lot of expression. The lecture was thought out in

very great detail, with dramatic denouement. He seemed to relive the birth of the theorem; we were present at the creation. He made his famous contemporaries equally vivid; they rose from the pages of

the textbooks. That made mathematics appear as a social as well as an intellectual activity. (Ágnes Berger, cité dans Hersch-Steiner 1993. p. 18. C’est moi qui souligne.)

When Fejér stumbled upon an article which was written in such a mystical style that it was impossible to understand, he said: oh, these young people, these young people, their ambition is that if someone read their paper, they should think what a genious the author was, discovering such things the reader would have never even thought about. On the other hand – he went on –, if I write a paper, my ambition is that

the reader should think: - What’s the big deal? Even I could have done that. That is why all of Fejér’s

papers were so easy to understand and enjoyable to read. (László Kalmár in Szabó 2005 p. 457. Ma traduction et c’est moi qui souligne)

Pólya explique, dans son article cité, comment le personnage et l’activité artistique (surtout musical) de Fejér a impressionné la communauté de ses disciples. Il fait le lien entre le talent « raconteur » de Fejér et sa capacité d’éveiller l’intérêt pour des problèmes mathématiques. Pólya insiste aussi sur le style écrit de Fejér, soigné pour le rendre intuitif :

Fejér’s great influence on Hungarian mathematicians is due not only to his scientific work but also to his personality. […] The hours spent in continental coffee houses with Fejér discussing mathematics and

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telling stories are a cherished recollection for many of us. Fejér presented his mathematical remarks with the same verve as his stories, and this may have helped him in winning the lasting interest of so many younger men in his problems. […]

It was not given to him to solve very difficult problems or to build vast conceptual structures. Yet he could perceive the significance, the beauty, and the promise of a rather concrete, not too large problem, foresee the possibility of a solution, and work at it with intensity. And, when he had found the solution, he kept on working at it with loving care, till each detail became fully intuitive and the connection of the details in a well-ordered whole fully transparent.

It is due to such care spent on the elaboration of the solution that Fejér’s papers are very clearly written and easy to read, and most of his proofs appear very clear and simple. Yet only the very naïve may think that it is easy to write a paper that is easy to read, or that it is a simple thing to point out a significant problem that is capable of a simple solution. (Pólya 1961 p. 505)

Les citations ci-dessus permettent de supposer, au-delà de l’importance de Fejér dans le développement d’une culture mathématique hongroise, également une influence qu’il pouvait exercer sur l’émergence d’une culture d’enseignement des mathématiques en Hongrie. On verra en effet dans suite, que les caractéristiques accordées à l’enseignement de Fejér réapparaissent dans l’arrière-plan épistémologique de la réforme de Varga. L’accent mis sur le caractère humain et social des mathématiques, sur les processus de création mathématique, sur la nature dramatique des mathématiques et leurs liens avec des arts ou sur le rôle de la personnalité, l’importance d’une simplicité et clarté intuitive, ou l’accent sur la résolution des problèmes au lieu de la construction des grands structures : ce sont des caractéristiques qu’on retrouvera plus tard dans la réforme de Varga, et chez les mathématiciens qui la soutiennent, tous disciples par ailleurs de Fejér.

L’étude de l’œuvre de Fejér dépasserait les cadres de la présente thèse ; nous signalons simplement qu’il nous semblerait intéressant d’essayer de tracer le fil du développement de l’enseignement des mathématiques entre son personnage et la réforme ultérieure. Il faut noter en même temps que l’approche basée sur l’intuition rapproche cette conception des réformes françaises et allemandes du début du 20e siècle.

4.2 Mathématiciens au cercle de Karácsony, après la seconde guerre