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Avant d’en venir à un exposé plus substantiel de la vie et de l’œuvre de Lukács, dans la perspective de saisir le sens et les enjeux de son Ontologie de l’être social, il nous semble d’abord utile et même nécessaire de proposer un bref schéma général de sa vie, aussi longue que mouvementée, et d’indiquer, au préalable, les sources sur lesquelles nous nous sommes appuyé pour composer cette restitution.

1.1 | Les sources

S’il n’existe pas, en français, de biographie de Lukács comparable à celle publiée en langue anglaise par A. Kadarkay (1991), quelques ouvrages de synthèse sont cependant disponibles, comme ceux de H. Arvon (1968) ou de E. Bahr (1972). On trouve aussi des informations intéressantes dans celui d’I. Meszáros (1972) ou bien encore dans le recueil de textes en français de Lukács réalisé par C. Prévost (apud Lukács, 1985a). En dépit du caractère ancien de certains de ces textes, il s’agit de documents historiques qui indiquent la manière dont Lukács pouvait être perçu à l’époque.

Les textes de Lukács

Les textes de Lukács que nous avons consultés peuvent se distribuer dans plusieurs registres. Un premier est celui des écrits autobiographiques parmi lesquels le journal intime qu’il a tenu de 1910 à 1911 (Lukács, 2006), une brève autobiographie sous la forme d’un Curriculum Vitæ, rédigée en 1918 dans la perspective d’obtenir un poste universitaire à Budapest (apud Lukács, 2005, p. 33-35), une « autobiographie inédite », à caractère politique et policier, apparemment rédigée en 1941 lors de son interrogatoire par la NKVD1 et enfin, les notes autobiographiques (Gelebtes Denken)

1. Lukács, 1978, p. 147-153. Lukács mentionne cette arrestation dans ses entretiens avec E. Vezér et I. Eörsi (apud Lukács, 1986b, p. 136-138). Ce genre de textes ressortit clairement à celui des « autobiographies militantes »

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rédigées à la fin de sa vie, en 1970-1971, qui servirent de support à des entretiens dont nous allons reparler. Aux marges de ce premier registre, il faut signaler sa

Correspondance de jeunesse 2 dans laquelle Lukács se « livre » également beaucoup,

ainsi que cet autre texte semi-autobiographique, rédigé en 1933, peu de temps après l’accession d’Hitler au pouvoir en Allemagne, Mein Weg zu Marx [Mon chemin vers Marx], auquel il ajoutera un « post-scriptum » en 1957, qu’il publiera dans la revue italienne Nuovi argomenti et qui sera traduite l’année suivante de manière quasiment intégrale en français dans l’hebdomadaire France observateur 3.

La seconde catégorie concerne les préfaces que Lukács rédige pour les rééditions de quelques-uns de ses textes emblématiques. Il s’agit notamment de la préface pour Die

Théorie des Romans, qui est datée de juillet 1962 (Lukács, 1989b, p. 5-18) et de la

préface, datée de mars 1967, au second tome des Georg Lukács Werke (Lukács, 1968a), et qui a été traduite comme postface de la seconde édition française d’Histoire et

conscience de classe (Lukács, 1974d, p. 383-417). Il faut y ajouter deux autres préfaces

importantes à des recueils de ses textes en langue hongroise dans lesquelles Lukács met en perspective ses travaux et qui ont paru en traduction française dans la revue

Nouvelles études hongroises.

Il s’agit de la préface à Utam Marxhoz [Mon chemin vers Marx] qui est datée d’octobre 1969 (Lukács, 1973b, p. 77-92) et dans laquelle Lukács offre une présentation de l’ensemble de son parcours philosophique depuis ses débuts littéraires dans les premières années du XXe siècle jusqu’à son Ontologie de l’être social qu’il est alors en

train de « reprendre » en rédigeant ses Prolegomena. Il s’agit ensuite de sa préface à

Müvészet és Társadalom [Art et société] qui est datée de 1967 (Lukács, 1973b, p. 97-

108), et dans laquelle il propose une restitution de son parcours spécifiquement axée sur l’esthétique, depuis ses premiers écrits sur l’histoire de la théorie littéraire à son

qui est parent et associé à celui des « autocritiques ». Sur cette question, voir les travaux de C. Pennetier et B. Pudal (2002 et 2014), de B. Studer et B. Unfried (2002) ainsi que ceux de B. Studer et H. Haumann (2006).

2. Avec d’autres textes, dont le manuscrit de la seconde partie projetée de son livre consacré à Dostoïevski (c’est- à-dire La Théorie du roman), elle a été retrouvée en 1973, dix-huit mois après sa disparition, dans un coffre de la Deutsche Bank à Heidelberg, où Lukács avait déposé une valise avant de repartir pour Budapest le 7 novembre 1917. Publiée en allemand (Lukács, 1982c), cette correspondance de 1902 à 1917 a fait l’objet d’une traduction intégrale en italien (Lukács, 1984d), mais partielle en français (Lukács, 1981e) puisque les lettres de la période 1902-1908 en ont été retranchées, ce qui correspond à 110 missives sur un total de 250 éditées dans la version originale, soit plus de 40 % du total ! Cette édition tronquée est expressive du sort éditorial réservé à Lukács en France.

3. Lukács, 1958d ; 2005, p. 37-48 pour l’édition allemande. Il existe une traduction de ce texte qui ne fait pas mention de la précédente parue en 1958 et qui est surtout présentée, de manière erronée, comme une nouvelle traduction d’un texte publié en 1973, lequel est en réalité la traduction française de la préface au recueil Utam

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Esthétique dont la première partie a été achevée au début des années 1960 et publiée en

1963.

Une troisième catégorie comprend les nombreux entretiens de Lukács, en particulier ceux menés à la fin de sa vie, au caractère (auto-)biographique plus marqué, des entretiens qui ont surtout l’intérêt de proposer une parole plus vivante et moins contrôlée de la part de Lukács. Il s’agit de l’entretien avec la rédaction de la New Left

Review en 1969 sur « sa vie et son œuvre » et qui, conformément à ses volontés, n’a été

publié qu’après sa disparition, en 1971 (Lukács, 1978, p. 154-174). C’est le même cas de figure pour ce qui fut probablement l’un des derniers entretiens que Lukács put donner, celui avec Y. Bourdet enregistré quelques jours après le 86e anniversaire du

philosophe hongrois en avril 1971, dont une petite partie seulement a été publiée la même année dans le no 20 de la revue L’Homme et la société en hommage à sa

disparition et qui a été par la suite repris en intégralité dans une monographie qui lui a été consacrée par Y. Bourdet, Figures de Lukács (1972, p. 175-216).

Il faut y ajouter les grands entretiens conduits par I. Éörsi et E. Vezér, au printemps 1971 (Lukács, 1986b, p. 31-202), qui ont ceci d’exceptionnel et les distingue des précédents, qu’ils concernent l’ensemble de sa vie depuis son enfance à ses derniers travaux sur l’Ontologie et surtout, qu’ils ont été réalisés à partir de notes autobiographiques préalablement rédigées par Lukács dont la traduction figure en annexe sous l’intitulé de « Pensée vécue » 4.

De manière latérale, mais connexe, il faut signaler cette série d’entretiens avec W. Abendroth, H. H. Holz et L. Kofler, édités par T. Pinkus (voir Abendroth et al., 1969), et qui se sont déroulés à son domicile de Budapest à l’automne 1966. Ces entretiens portent cependant moins sur son cheminement intellectuel proprement dit, que sur l’actualité théorique, politique et scientifique à cette époque ainsi que sur le travail de Lukács, en particulier son Ontologie.

En complément, nous avons puisé dans les « données bio-bibliographiques » fournies en annexe de l’ouvrage d’I. Mészáros (1972, p. 115-152), dans celles fournies par l’édition italienne de sa correspondance de jeunesse (Lukács, 1984d, p. 413-424). Nous avons également utilisé la très complète bibliographie des œuvres de Lukács de

4. Voir Lukács, 1986b, p. 203-238. Par contraste avec l’édition et la traduction italiennes du texte (Lukács, 1983, p. 194-250), qui est beaucoup plus précisément et plus richement annotée, nous devons regretter le caractère sommaire de l’édition française d’un texte par nature elliptique et télégraphique – des notes rapides pour fournir une trame à des entretiens enregistrés.

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1902 à 2006, effectuée par M. Keiichi (2006) qui est disponible sur le site Internet des Archives Lukács de Budapest près l’Académie des sciences de Hongrie 5.

La question de l’autobiographie

Il nous faut dire quelques mots à propos de cette « autobiographie en forme de dialogue » comme le dit, bien mieux la traduction italienne (Lukács, 1983) des Gelebtes

Denken, qui a constitué la première trame de notre travail de présentation bio-

bibliographique de Lukács et qui nous a également permis de saisir le curriculum théorique et politique de Lukács, de son point de vue subjectif. Nous y avons adjoint le produit de nos lectures d’autres textes, en particulier les préfaces de mars 1967 au

Frühschriften et d’octobre 1969 à Utam Marxhoz qui revêtent aussi une dimension

autobiographique.

La difficulté essentielle de ces textes réside dans le fait qu’en restituant son parcours théorique et intellectuel, Lukács « se raconte » aussi nécessairement un peu et qu’il réécrit donc inévitablement le passé, lissant des aspérités ou mettant après coup des points en exergue. Cette tendance est accentuée par le fait que Lukács fut assez négligent à l’égard de ses travaux, en particulier ceux de sa jeunesse, ainsi que le remarque d’ailleurs I. Eörsi (apud Lukács, 1986b, p. 65, n. 13).

Raconter sa vie ne va par ailleurs nullement de soi et pose des questions d’ordre méthodologique dont les sciences sociales se sont emparées au cours de leur développement au XXe siècle 6 et dont Lukács était aussi conscient comme le montrent

les remarques introductives à ses notes autobiographiques (« Pensée vécue ») qui servirent de support à ses entretiens avec I. Eörsi et E. Vezér (« Mémoires parlées »).

5. Le document PDF est accessible à cette adresse <http://fi.btk.mta.hu/old/lua/archivum/hu/Bibliografia.pdf> (consulté le 15 avril 2018). Les archives de Lukács, qui avaient été installées après sa disparition dans son appartement personnel à Budapest où il vécut de 1945 à 1971, ont été autoritairement et définitivement fermées (le 1er juin 2018), pour des motifs a priori fallacieux, de sécurité des biens et des personnes. Il s’agit plus

vraisemblablement de raisons politiques « intérieures » de la part du gouvernement hongrois. Une numérisation des manuscrits de Lukács, a priori exhaustive a été réalisée et mise en ligne sur le site Internet de l’Académie des sciences de Hongrie <http://real-ms.mtak.hu/view/creators/Luk=E1cs=3AGy=F6rgy=3A=3A.html> (consulté le 23 février 2019).

6. Cet emparement fut pour le moins très différencié selon les sphères et donc les traditions culturelles et nationales ainsi que temporellement. Sur cette question, voir les travaux de J. Peneff (1990 et 2009), les remarques critiques de P. Bourdieu, quant à « L’Illusion biographique » (1994, p. 81-89) et son Esquisse pour une auto-analyse (2004) et enfin les remarques, très lukácsiennes ou à tout le moins inspirées par Lukács, de F. Ferrarotti (1983), et en particulier le chapitre 4 qui résonne avec les analyses de l’Ontologie. Ce dernier s’était en effet entretenu avec Lukács en novembre 1970 au sujet de la sociologie (voir Ferrarotti, 1975, p. 9-29).

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Nous allons les citer un peu longuement, parce qu’elles sont éclairantes du souci de réflexivité de Lukács sur sa vie et sur son œuvre.

« Toute autobiographie : subjective, non à partir du développement social humain [menschliche] 7 – mais dans le cadre d’un développement donné, comment l’humain

[la personne (Mensch)] vient à soi 8 ou se manque. Objectivité [Objektivität] :

chronologie exacte. Mémoire : tendance à anticiper. Contrôle par les faits. […] Dans ce cadre, développement intérieur et exprimé en pratique comme elle était subjectivement. Intention : présenter immédiatement mon* développement. Ce qui est objectif [Das Objektive] : réagi à quoi, comment*. Tâche : représenter |correctement| 9

le deviens ce que tu es 10. La caractérisation [Charakteristik] de l’humain [de la

personne (Mensch)], de là espoir [i. e. ce qui fait espérer] : avec aussi* représenter ce qui est objectif [Objektives] – sans prétendre à une caractérisation complète, historique. Correct si atteinte des traits essentiels déterminés. Non pas ma vie en un sens immédiat. Seulement comment (comment humainement) de la vie est [sont] née[s] cette direction de pensée, cette façon de penser (ce comportement). » (Lukács, 1986b, p. 203-204, t. m. ; n. s. ; * soul. par L.)

Il poursuit, un peu plus loin : « Autobiographie : prétention concrète ici : rectifications de conceptions déterminées de la vie sociale. […] Subjectivité de l’autobiographie comme complément et commentaire de ma propre activité d’écriture. À cet égard, subjectivité insurmontable. (Bien sûr seulement pour présentation. En définitive : histoire. Jugement sans appel, c’est-à-dire, appel [au sens juridique donc] du cours ultérieur de l’histoire elle-même. » (Ibid., p. 204-205, t. m.)

Sans trop anticiper ce que nous aurons l’occasion de voir ultérieurement à propos de la question de l’objectivité, on saisit combien Lukács estime que sa vie possède une dimension « objective-subjective » 11, qui le conduira à dire ce que rapporte I. Eörsi

7. Fin connaisseur de la pensée de Lukács dont il a traduit les trois tomes de l’Ontologie en italien, A. Scarponi suggère que ce terme pourrait aussi être traduit par « personnel » au sens du « développement de la personne », faisant ainsi écho aux remarques immédiatement suivantes de Lukács et aux Prolegomena dans lesquelles il thématise plus complètement cette question.

8. Le texte allemand dispose : « zu sich kommt ». La traduction française propose « s’accomplir ».

9. A. Scarponi signale dans l’édition italienne, qu’il s’agit d’un ajout de Lukács postérieurement à une première rédaction.

10. A. Scarponi signale ici en note que cette « conception processuelle de la personnalité humaine élaborée par Lukács provient de Goethe » (Lukács, 1983, p. 229) et renvoie pour cela à l’Ontologie (Lukács, 1986a, p. 646 sq. ; 2012, p. 449 sq.).

11. Par analogie avec la méthode « progressive-régressive », thématisée par H. Lefebvre (1953) et reprise par J.- P. Sartre dans Questions de méthode en 1957 (voir Barot, 2011, p. 397-399).

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dans sa préface aux Gelebtes Denken : « Ma vie forme une suite logique. Je crois qu’il n’y a aucun élément inorganique dans mon évolution. » (Lukács, 1986b, p. 17) Il est naturellement possible de considérer la dimension inéliminable de l’illusion rétrospective qui n’est peut-être pas absente de ce jugement de Lukács sur lui-même au crépuscule de son existence. Mais ce propos nous instruit de sa fortitude, de son sentiment d’unité intime, et de cohérence intellectuelle aussi, qu’il nous faut prendre en considération, en ne la dévaluant pas comme un affect subjectif, lequel pourrait être trop facilement considéré comme purement inobjectif

1.2 | Une vie tumultueuse

Né le 15 avril 1885 à Budapest et décédé dans cette même ville 86 ans plus tard, le 4 juin 1971, Lukács a uniquement vécu sur le continent européen dans lequel il a beaucoup voyagé et séjourné, dans le désordre chronologique, à Berlin, Budapest, Florence, Heidelberg, Moscou et Vienne en Autriche. Il a également connu les honneurs et les disgrâces, il a enduré la clandestinité et les geôles. Mais Lukács est surtout l’auteur d’une œuvre, qui demeure, encore aujourd’hui, passablement méconnue dans son ampleur et sa richesse. Une aussi longue existence soulève des problèmes de périodisation, par lesquels nous allons commencer. Car, même si sa vie forme une « suite logique » comme il l’affirme, elle n’en demeure pas moins scandée par des césures et structurée par des périodes 12.

Deux grandes césures

Afin d’approcher cette vie exceptionnellement riche et mouvementée, nous voudrions commencer par distinguer deux grandes « césures ». Une première en 1919 intervient après la chute de l’éphémère République hongroise des Conseils (mars- août 1919), à laquelle participa Lukács en qualité de commissaire à la Culture et de commissaire militaire sur le front de l’Est, et qui le contraignit alors à fuir son pays pendant un quart de siècle jusqu’à la fin de l’année 1944 où il revint s’installer à Budapest. Une seconde à l’automne 1956 avec l’insurrection populaire en Hongrie, durant laquelle Lukács occupa des fonctions ministérielles, dans le gouvernement

12. Sur cette question du point de vue de l’épistémologie et historiographique, voir l’article de J. Leduc, « Période, périodisation » dans le recueil Historiographies (Delacroix et al., 2010, p. 830-838).

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Nagy, et à la suite de laquelle il fut à nouveau exilé en Roumanie pendant six mois avec les autres membres du gouvernement.

Il est remarquable que ces deux césures ont l’exil contraint pour pivot. Elles autorisent surtout à proposer une première périodisation de la vie et de la pensée de Lukács en trois temps : la jeunesse, l’exil proprement dit de 1919 à 1944 et donc à nouveau Budapest de 1945 à 1971. Cette périodisation demeure un peu trop lâche cependant et un peu trop superficielle en se limitant à la géographie de ses résidences successives. Un tel découpage a surtout l’inconvénient de masquer d’autres « césures » dont nous pensons qu’elles ne sont pas moins importantes et décisives. C’est pourquoi nous reprenons à notre compte la proposition faite par C. Prévost, selon laquelle « on est plus fidèle au véritable développement de son œuvre si l’on adopte un autre “découpage”, en se fixant moins sur des dates (ou même des années) précises que sur des périodes, parfois assez longues, de “rupture” ou de “tournant”. » (Prévost, 1985, p. 10)

Trois grandes périodes

C. Prévost propose donc de substituer des « périodes » aux dates. Une première période, celle de la « jeunesse », se donne comme « celle d’une maturation de la pensée » de Lukács, non dénuée de « contradictions » et de « sacrifices », et dont il ne fixe pas de terme antécédent, mais qu’il fait s’achever dans la séquence des années 1923-1927. Cette brève séquence temporelle correspond à la publication du recueil Histoire et

conscience de classe (1923) et aux vives discussions qu’il suscita, dans lesquelles il faut

compter les « auto-défenses » de Lukács, comme, par exemple Chvostismus und

Dialektik, texte rédigé en 1925 et découvert dans les archives du Komintern après la

chute du bloc soviétique, mais aussi, ses autocritiques, formelles ou plus moins latentes, comme, par exemple, celle de ses positions sur la dialectique de la nature dans son étude sur Moses Hess et la dialectique (1926), qui le conduira à s’opposer en 1927, et pour quarante ans, à une quelconque réédition de son ouvrage de 1923.

Une seconde période dite « d’affirmation » s’ouvre à partir des années 1923-1927 et s’étend jusqu’aux années 1953-1956/1957. Cette longue période de quasiment trente années est particulièrement mouvementée et fondamentalement marquée du sceau de l’exil. Condamné à mort après la chute de la République hongroise des Conseils, Lukács entre dans la clandestinité et finit par se réfugier à Vienne en Autriche, où il sera arrêté puis libéré. De Vienne, il partira pour Moscou à la fin de l’année 1929 avant d’être envoyé à Berlin où il séjournera de janvier 1931 à l’été 1933 avant de revenir à Moscou,

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où il séjournera jusqu’à la fin de la guerre avant de retrouver, en décembre 1944, sa ville natale, Budapest de manière quasiment définitive.

Cette période est également celle de la montée du fascisme en Italie et du nazisme en Allemagne, celle des « nombreux débats “internes” » au mouvement communiste « des conflits, des polémiques, des règlements de comptes » – dont certains faillirent coûter la vie à Lukács – et le mouvement plus général de calcification dogmatique du marxisme, sa stalinisation. C’est durant cette période que, selon C. Prévost, « s’affirme un corps de doctrine » chez Lukács « qui s’exprime surtout sur le plan de l’esthétique et de l’histoire littéraire et […] de la philosophie, mais dont les présupposés politiques sont évidents. » (Prévost, 1985, p. 11)

Assurément, il s’agit d’une période d’accomplissement durant laquelle Lukács rédige énormément de travaux sur la philosophie, l’esthétique et la littérature et dont beaucoup ne paraîtront qu’après la guerre, des travaux qui annoncent en outre les grandes œuvres de la fin de sa vie. Période décisive également puisque c’est dans ses premières années (1930), que s’amorce un tournant thématique majeure de sa pensée, le tournant ontologique, qui s’appuie sur la découverte, par Lukács, des manuscrits économiques et philosophiques parisiens de Marx lorsqu’il travaille à l’Institut Marx- Engels de Moscou.

Cette période se clôt dans l’intervalle qui s’étend de la mort de Staline en 1953 à l’insurrection hongroise de l’automne 1956 à laquelle Lukács apporte son soutien en participant au gouvernement d’Imre Nagy comme ministre de la Culture. Ce soutien lui vaudra d’être exilé avec les autres membres du gouvernement Nagy en résidence surveillée en Roumanie avant d’être autorisé à rentrer à Budapest au printemps 1957, mais toujours sous surveillance 13.