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Issu de la grande bourgeoisie austro-hongroise, Lukács parle et écrit le hongrois comme l’allemand. C’est un très grand lecteur et c’est par le truchement de la littérature, et plus spécialement encore de la dramaturgie, qu’il en vient à la réflexion théorique, esthétique puis philosophique, en y nouant de manière explicite une dimension sociologique fortement inspirée des travaux de G. Simmel dont il suivra les cours à l’université de Berlin à partir de 1905.

2.1 | Une enfance bourgeoise

György Lukács naît le 13 avril 1885 à Budapest dans une famille aisée et cultivée de la bourgeoisie austro-hongroise. Il est le second d’une fratrie de quatre. Son père, Jószef Lukács, né Löwinger (1855-1928), est une sorte de self-made-man qui a fini par devenir directeur de banque et ainsi acquérir une position sociale que l’on dira grande- bourgeoise. Sa mère, Adél Wertheimer (1860-1917), est issue d’une famille historique de la grande bourgeoisie de la Mitteleuropa. Bien qu’elle naquît à Budapest, elle vécut cependant son enfance à Vienne en Autriche et dut apprendre le hongrois après son mariage en 1883. Précisément, en raison de cette enfance passée en Autriche, l’allemand est demeuré, avec le hongrois, la langue vernaculaire au sein de l’espace domestique de la famille Lukács, qui facilitera sans doute grandement l’accès précoce du jeune György à la culture allemande, littéraire autant que philosophique.

Dans ses notes autobiographiques qui serviront de support à ses « mémoires parlées », Gelebtes Denken Lukács fournit des précisions sur l’ambiance de la vie familiale ainsi que sur son caractère déjà « oppositionnel » à l’égard des conventions notamment. Il raconte comment, opposant un protocole, formel, à un autre il menait une « guerre de guérilla » contre sa mère (Lukács, 1986b, p. 32-23). De cette dernière il écrit, qu’elle était « astucieuse » et « cultivée » et qu’elle « donnait le ton pour [l’]ambiance et [l’]idéologie familiales. » Et de son père, qui admirait beaucoup sa femme, Lukács dit qu’il l’appréciait assez pour son « travail [et son] intelligence »,

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s’indignant néanmoins « de son admiration » pour sa femme [c.-à-d. la mère de Lukács], avouant l’avoir « parfois méprisé pour cela ». Et Lukács ajoute : « des rapports vraiment bons ne [s’]établirent que le jour où […] il a commencé à devenir plus critique à l’égard de ma mère. » (Ibid., p. 206)

De ses lectures d’enfant et d’adolescent, Lukács en rapporte trois chocs, qu’il est intéressant de signaler puisque lui-même n’a pas toujours fait partie du camp des vainqueurs. Le premier choc lui vint à la lecture de la traduction hongroise et en prose de l’Illiade de Homère. Le second fut celui issu de sa lecture du livre de James F. Cooper,

Le Dernier des Mohicans. En raison de son histoire personnelle et de la position sociale

qu’il a pu ainsi acquérir, le père de Lukács défendait « l’idée que le critère du bien agir était la réussite. » Or, poursuit Lukács, « ces deux livres m’ont enseigné que la réussite n’était pas un critère et que, pour bien agir, il fallait ne pas connaître la réussite. Le

dernier des Mohicans exprimait cette idée avec plus de force encore que l’Illiade parce

que c’étaient les opprimés et les soumis, les Indiens, qui avaient raison et non les Européens. » (Ibid., p. 34)

Le troisième choc fut la lecture de l’ouvrage de Max Nordau, Entartung [Dégénérescence], paru en 1892 et dont son père possédait un exemplaire dans sa bibliothèque. Lukács dit avoir lu ce livre, qui lui « a révélé ce qu’était l’extrême décadence chez Ibsen, Tolstoï, Baudelaire, etc. », et précisant que, « par chance, Nordau citait textuellement les poèmes de Baudelaire, de Swinburne et d’autres. Ils m’ont absolument enchanté et j’ai bien sûr tout de suite apprécié les Ibsen et les Tolstoï qu’on décriait si fort à la maison. 1 »

Ces lectures ainsi que les rencontres juvéniles de Lukács l’incitent à commencer une première « carrière » d’écrivain dramaturge inspiré par H. Ibsen, qu’il est allé rencontrer chez lui, en Norvège, durant l’été 1902 – il était alors un jeune bachelier de 17 ans, ainsi que G. Hauptmann. Elles l’incitent également à lire la critique littéraire, notamment allemande, de l’époque, et à s’engager dans une « carrière » de critique littéraire, avec la même tonalité rebelle d’une insatisfaction et d’une critique à l’égard des conventions et du « protocole » bourgeois de sa famille.

La puissance de l’espoir: chronologie bio-bibliographique de György Lukács (-) |  2.2 | Premiers travaux littéraires

Lukács n’a pas encore 17 ans, quand il obtient son « baccalauréat » en février 1902 et il est toujours au lycée quand il publie son premier texte (une critique de théâtre). Au mois de septembre, et pour faire plaisir à son père dit-il, Lukács s’inscrit à la faculté de droit de l’université de Budapest. Mais parallèlement à ses études universitaires, il rédige et publie de nombreux travaux sur l’art dramatique, en particulier des recensions et des essais. En 1904, il co-fonde avec plusieurs de ses amis, dont Béla Balázs, né Herbert Bauer (1884-1949), futur poète, critique et théoricien du cinéma (Balázs, 2011), une sorte de compagnie théâtrale, la Société Thalia. Et parallèlement à ses études de droit et de ses activités littéraires, Lukács suit les cours de philosophie sur Kant et Schopenhauer que donne Jószef Bánóczi, le père de l’un de ses amis, László Bánóczi (1884-1945), avec lequel il a co-fondé la Société Thalia et qui deviendra dramaturge et traducteur.

À partir de 1905, il suit les séminaires de Dilthey et Simmel à l’université de Berlin. Diplômé en droit de l’université de Budapest en 1906, Lukács s’établit à Berlin à l’automne de la même année et, tout en suivant les cours de Simmel à l’université, poursuit ses travaux d’écriture. Il publie notamment un premier essai en hongrois A

dráma formája [La forme du drame] qui est une esquisse de son ouvrage également

rédigé en hongrois, A modern dráma fejlödésének története [Histoire du développement du drame moderne] auquel il a commencé à travailler. En cette même année 1906, paraît un recueil du grand poète hongrois Endre Ady (1877-1919), Uj

versek [Nouveaux poèmes] dont Lukács dira, à la fin de sa vie, qu’ils furent pour lui

« un bouleversement complet » en ce qu’ils étaient, dit-il, « la première œuvre de la littérature hongroise dans laquelle je me retrouvais et que je ressentais comme faisant partie de moi-même. » (Lukács, 1986b, p. 49-50)

En octobre 1907, il présente son ouvrage sur l’histoire du drame au concours organisé par la Société [littéraire] Kisfáludy à Budapest, dont le thème est « Les principales tendances de la littérature dramatique dans le dernier quart de siècle » 2,

qui le récompense avec le prix « Krisztina-Lukács » en 1908. En décembre, il fait la connaissance de la peintre Irma Seidler (1883-1911), avec laquelle il se lie d’une très profonde amitié et dont il tombe même amoureux. Outre la réception du prix pour son ouvrage sur le drame, l’année 1908 est une année importante pour Lukács avec la publication de plusieurs études et essais, sur Novalis, R. Kassner et S. George dans la

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revue Nyugat [Occident], essais qui seront par la suite recueillis dans la première édition de L’Âme et les formes en hongrois. En novembre, I. Seidler finit par rompre avec Lukács et ses hésitations pour se marier avec le peintre K. Rhéty.

Poursuivant son travail d’écriture d’essais et d’études critiques, Lukács décide de publier un volume rassemblant ses essais et travaille à la refonte de son ouvrage sur le drame. Il publie ainsi, en septembre 1909, une reprise de la partie théorique de son livre sur le drame, sous le même intitulé qu’en 1906 (La forme du drame) dans le périodique hongrois Budapest Szemle [La revue de Budapest] et présente cet extrait comme sa thèse de doctorat ès lettres à l’université de Budapest. Le mois suivant, il soutient et réussit son examen doctoral en esthétique, en germanistique et en philologie anglaise à l’université de Budapest.

2.3 | De la critique littéraire à la philosophie

L’année 1910 est la première de trois années successives, importantes et décisives pour Lukács. Il fait d’abord paraître, à la fin du mois de mars, un recueil de quelques- unes de ses études d’esthétique et de critique littéraires qu’il a déjà publiées – sur R. Kassner, Novalis, R. Beer-Hofmann, Kierkegaard, S. George – avec une introduction et deux études inédites respectivement consacrées à T. Storm et à L. Sterne, sous le titre

A lélek és a formák. Kísérletek [L’Âme et les formes. Essais]. Paraît ensuite, au mois de

mai, une étude intitulée Megjegyzések as irodalomtörténet elmétérol [Remarques sur la théorie de l’histoire de la littérature] qui est publiée dans un volume d’hommages à l’occasion du soixantième anniversaire de l’écrivain et philosophe hongrois A. Bernát, introducteur et disciple de Kant, et surtout l’auteur du thème du concours auquel Lukács a participé avec son ouvrage sur l’histoire du développement du drame 3.

3. Voir Lukács, 1973d. Par ses modalités, cette publication est révélatrice, de la manière dont la réception de l’œuvre de Lukács s’est effectuée en France. Ce texte sur la théorie de l’histoire littéraire date en réalité de 1910. Il s’agissait d’un texte d’hommage à l’universitaire A. Bernát à l’occasion de son soixantième anniversaire, dont nous avons dit l’importance qu’il eut pour Lukács. La traduction française de ce texte a été réalisée plus de soixante ans plus tard pour figurer dans un numéro de la Revue de l’Institut de sociologie de l’Université libre de Bruxelles en hommage à L. Goldmann, disparu trois ans plus tôt, en octobre 1970. Or, le texte de Lukács n’est pas du tout contextualisé comme il aurait normalement dû l’être, c’est-à-dire en précisant d’abord sa date de rédaction, mais autrement qu’en se bornant à indiquer sa date de première publication entre parenthèses à la fin du texte et en précisant ensuite à quelle occasion il avait été écrit. Car dans le premier paragraphe de son texte, Lukács évoque une « commémoration » dont il pourrait sembler qu’elle concerne L. Goldmann, alors que ce n’est pas du tout le cas. Cette absence de contextualisation ne serait pas dommageable si elle ne laissait pas accroire que Lukács rendait effectivement hommage à L. Goldmann, scellant ainsi une réconciliation posthume, cependant extorquée pour le

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Dans ce dernier texte, l’influence de la pensée de Simmel est prégnante. Lukács y écrit en effet d’emblée que « la synthèse de l’histoire littéraire en une nouvelle unité organique est une fusion de sociologie et d’esthétique. 4 » Cette influence, Lukács la

résumera plus tard en ces termes : « Simmel a mis en évidence le caractère social de l’art, m’offrant ainsi une perspective qui – bien au-delà de Simmel – fut ensuite la base de mon approche de la littérature. À dire vrai, ajoute-t-il, la philosophie de mon ouvrage sur le drame est de Simmel. 5 »

Évoquant cette période dans sa préface au recueil Utam Marxhoz (1969), Lukács souligne d’abord que c’est à cette époque que la philosophie s’est introduite dans ses écrits et « comme ce fut le cas plus d’une fois au cours de mon évolution intellectuelle, des tendances divergentes agissaient en moi simultanément. C’est ainsi que mes premiers pas vers la philosophie coïncidèrent avec mes premières tentatives pour saisir scientifiquement les rapports existant dans la société et pour les formuler avec exactitude ». Et Lukács précise que, s’il s’orientait progressivement vers la philosophie, c’était en raison de l’intérêt porté « aux problèmes situés au croisement de l’éthique et de l’esthétique. » (Lukács, 1973d, p. 78)

Ces inflexions sur le plan théorique résonnent de manière réciproque avec des événements importants dans la vie personnelle de Lukács, dont certains sont douloureux. Lukács, qui suit les séminaires de Simmel à l’université de Berlin depuis 1905, fait la connaissance, par son entremise, de l’un de ses jeunes étudiants, E. Bloch (1885-1977), dont il dira, dans une lettre à son ami L. Popper du 11 février 1911, qu’il est « la première impulsion intellectuelle, depuis longtemps, un véritable philosophe jusqu’au bout des ongles de la race des Hegel. 6 »

En cette année 1911, paraît d’abord, en deux volumes et en hongrois, une version remaniée de sa monographie sur l’histoire du drame qui lui a valu un prix trois ans

coup. Ce dernier fut un commentateur, pour le moins, restrictif, injuste et plutôt malveillant de l’œuvre de Lukács, en se bornant à une fraction de son œuvre, ce dont il n’a jamais explicité les raisons, une restriction qui a considérablement desservi la réception de Lukács en France, sempiternellement enfermée dans sa « jeunesse ». Ce sillon a été creusé par beaucoup de ces « élèves », comme R. Rochlitz et M. Löwy par exemple. Sur les relations entre Lukács et Goldmann, voir les précisions de N. Tertulian (1984a, p. 158-160).

4. Lukács, 1973d, p. 563, t. m. Pour le texte de référence, nous utilisons la traduction allemande (Lukács, 1973e). 5. Lukács, 1986b, p. 48. En un sens, Lukács annonce l’interrogation cardinale de son projet d’esthétique « systématique » à laquelle il commence à travailler durant l’hiver 1911-1912. De la même manière que Simmel posait la question de savoir « comment la société est-elle possible ? » (Simmel, 1999, p. 63-79), Lukács le demande pour les œuvres d’art (voir infra).

6. Lukács, 1981e, p. 152. E. Bloch est le premier à solliciter Lukács comme en témoigne la lettre à ce dernier du 22 avril 1910 (Ibid., p. 85-86) sans qu’il soit toutefois fait mention de Simmel.

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plus tôt 7. Paraît ensuite au mois de décembre, mais en allemand cette fois, une version

remaniée et augmentée, de son recueil d’essais L’Âme et les formes (Lukács, 1974e). À l’introduction de l’édition hongroise, Lukács substitue sa fameuse lettre à L. Popper, « À propos de l’essence et de la forme de l’essai » et il ajoute deux études : l’une sur Ch.- L. Philippe (« Aspiration et forme ») et l’autre sur P. Ernst (« Métaphysique de la tragédie »), laquelle sera retenue, par L. Goldmann, comme le signe du caractère tragique, voire existentialiste avant la lettre, de la pensée de Lukács. Outre cette substitution et ces deux ajouts, Lukács opère un remaniement formel, en associant une « thématique » à chacune des figures qu’il convoque. Ce recueil fait connaître le nom de Lukács dans l’Allemagne cultivée, mais également en France, où il retient l’attention d’intellectuels importants de l’époque comme Ch. Andler ou F. Bertaux par exemple 8.

L’année 1911 est aussi une année douloureuse pour Lukács qui perd successivement deux de ses plus proches amis, dont la disparition l’affectera profondément. I. Seidler se suicide au mois de mai, alors qu’il est en Italie et L. Popper (né en 1886), artiste et critique littéraire, atteint de tuberculose, meurt en octobre 9. C’est en hommage à ce

dernier, que le recueil Die Seele und die Formen qui paraît en allemand fin décembre s’ouvre par la lettre sur la forme et l’essence de l’essai, écrite à Florence en octobre 1910, que Lukács lui avait adressée. Et c’est à la mémoire I. Seidler, que l’ensemble du recueil est dédié. Ces deux disparitions ont en outre été précédées, début mai 1911, par une lettre dans laquelle A. Bernát informe Lukács de l’insuccès de sa candidature sur un poste de Privat-Dozent à l’université de Budapest (Lukács, 1981e, p. 166-168).

Outre les événements que nous venons d’évoquer, le signe le plus net de l’inflexion croissante de la pensée lukácsienne vers la philosophie trouve sa source dans l’« impulsion » transmise par E. Bloch dont Lukács parle à L. Popper et se traduit par sa décision de bâtir une systématique philosophique, dont l’esthétique serait la partie

7. Une traduction italienne, quasiment intégrale – à l’exception des chapitres IV (sur la tendance dramatique française) et XV (sur la littérature dramatique hongroise) – a paru en trois volumes (Lukács, 1976d, 1977 et 1980). Le texte intégral a paru en traduction allemande comme le tome 15 de ses œuvres (Lukács, 1981f).

8. Voir la lettre de F. Bertaux à Lukács du 31 janvier 1913, celle de M. Weber à Lukács du 6 mars 1913 et la longue réponse – un essai en réduction – de Lukács à F. Bertaux en mars 1913 (Lukács, 1981e, p. 233-243). Lire aussi, les échos du recueil de Lukács dans la presse française de l’époque (Ibid., p. 290-307).

9. Voir les échanges avec L. Popper des 24 et 26 mai 1911 (Lukács, 1981e, p. 168-169) et ceux avec I. Seidler d’avril et mai 1911 (Lukács, 1981e, p. 160-166). À la suite de ce drame personnel, il rédigera comme en écho ce texte, Von dem Armut am Geiste : ein Gespräch und ein Brief [De la pauvreté en esprit : un entretien et une lettre] qu’il publiera en 1912 (Lukács, 2015). Pour une mise en perspective, malheureusement absente de la présentation de la traduction française, on peut se reporter à son Journal 1910-1911 (Lukács, 2006, en particulier p. 110-139, les projets de lettres et les lettres à celle-ci), ainsi qu’à l’étude de A. Heller (1983a). Sur L. Popper, voir la notice nécrologique que Lukács lui a consacrée en 1911 (Lukács, 1986c).

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introductive, et qui comporterait également une philosophie de l’histoire ainsi qu’une éthique.

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