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« … pour aller jusqu’à toi quel drôle de chemin il m’a fallu prendre. » R. Bresson, Pickpocket (1959)

En mettant de côté ses autocritiques 1, dont certaines brillent par leur « mise en

spectacle » et dont beaucoup sont le signe d’une forme de rigorisme exalté et caricatural, dont le stalinisme aura été un cadre et une figuration historiques exemplaires, nous voudrions insister sur la profonde historicité de la pensée de Lukács qui, en tant qu’il fut aussi un individu concret, a parfois vacillé, et cela en dépit des apparences – trompeuses – d’un penseur absolument inflexible.

Sur ce point, nous pensons à ce que mentionne I. Eörsi dans sa préface à l’édition (partielle) 2 des entretiens qu’il a donc conduit avec E. Vezér et Lukács, quelques

semaines avant la disparition de ce dernier le 4 juin 1971. Il relate notamment ses discussions sur la question de la fidélité, et tout spécialement la fidélité de parti. Lukács, écrit-il, lui répondit qu’elle est en fait « un degré supérieur, plus abstrait de la fidélité » et que « la fidélité d’un protagoniste de la vie publique, est en relation idéologique profonde avec une tendance historiquement donnée, et demeure fidèle même si sur quelques questions contingentes, il n’y a pas d’accord complet » (Eörsi, 1986, p. 14 ;

t. m.)

I. Eörsi objecte alors la question de savoir « quelles conséquences a, pour la fidélité, une situation dans laquelle les éléments essentiels et déterminants d’une tendance historiquement donnée sont transformés ou même inversés ? » (Ibid.) Il donne alors l’exemple de la transformation d’un régime révolutionnaire des conseils ouvriers en

1. Elles sont devenues un genre politico-scripturaire spécifique et identitaire du mouvement communiste au cours du XXe siècle. Nous renvoyons à nouveau aux travaux cités au chapitre précédent et plus précisément aux

études de B. Unfried, « L’autocritique dans les milieux kominterniens des années 1930 » (apud Pennetier et Pudal, 2002, p. 41-62) et de B. Studer, « Penser le sujet stalinien » (apud Pennetier et Pudal, 2014, p. 35-57) qui offre une synthèse de ses propres travaux sur la question (notamment Studer, 2002 et 2006). Pour ce qui le concerne, Lukács en a commis une assez typique après son arrestation par le NKVD en 1941 (Lukács, 1978, p. 147-153), une arrestation qu’il évoque rapidement lors de ses entretiens avec I. Eörsi et E. Vezér (Lukács, 1986b, p. 163).

2. Voir la « Note des éditeurs » (apud Lukács, 1986b, p. 7), qui est une adaptation-réduction de celle rédigée par I. Eörsi pour l’édition allemande, ainsi que les précisions du même dans sa présentation, « Le droit à la dernière parole » (Lukács, 1986b, p. 14). Dans la version française de l’ouvrage édité par É. Fekete et É. Karadi en 1981,

Gyöygy Lukács sa vie en images et en documents, figurent également des extraits des entretiens de Lukács avec

É. Vezér et I. Eörsi en 1971 qui n’ont pas été repris dans l’édition originale en allemand des Gelebtes Denken (Lukács, 1981h).

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une dictature policière et bureaucratique et en tire la conclusion que la fidélité est formelle voire superficielle, s’attachant à la continuité des mots et des mots d’ordre. En désignant nommément Lukács, I. Eörsi ajoute : « quand cet homme fidèle est aussi un philosophe d’un talent exceptionnel, dont la pensée a un pouvoir explosif, alors sa tâche est de placer cette fidélité dans une perspective historico-mondiale et de jeter un pont entre l’abîme et la réalité perspective avec la volonté, avec la foi, en un mot, avec sa conviction religieuse. » (Ibid.)

Or, poursuit I. Eörsi, Lukács « possédait un sens critique trop développé pour être capable d’exercer cette dextérité intellectuelle d’une manière confortable pour le pouvoir [alors en place en Hongrie]. Dans sa vieillesse, l’histoire lui a par deux fois présenté la même note, en 1956 et en 1968, mais il a refusé de déclarer faillite. Une seule fois, souligne I. Eörsi, « c’était à l’automne 1968, peu de temps après que les troupes du Pacte de Varsovie aient marché sur Prague », il dit avoir entendu Lukács prononcer cette phrase : « Probablement que toute l’expérience commencée en 1917 a échoué et [qu’]il faut tout recommencer, une autre fois dans un autre lieu ». I. Eörsi précise aussitôt que, « à cause, peut-être, des conséquences très graves qu’elle impliquait et qui pouvaient mettre en question cinquante ans de sa vie […], Lukács ne l’a plus jamais répétée, ni même écrite ou prononcée dans les derniers entretiens » (Ibid.), pourtant voués à demeurer inédits au moins jusqu’à sa disparition 3.

C’est que Lukács n’a jamais voulu être un martyr en effet et qu’il a toujours estimé être plus utile à la cause qu’il défendait, vivant que mort. Ainsi que l’écrit avec pénétration P. P. Pasolini dans une strophe de son poème Una disperata vitalità : « La

morte non è nel non poter communicare ma nel non poter più essere compresi » 4.

Lukács a donc vacillé, plusieurs fois même. Il a aussi évolué, et sa pensée avec lui, en raison même de son nouement à l’histoire, qui est donc une dimension essentielle, et même intrinsèque de sa pensée, dès ses premiers travaux, comme ceux sur le « drame moderne » dont il propose, justement, une Histoire du développement (ou de

l’évolution) 5. Cet attachement, séminal et principiel, à l’histoire, que son adhésion au

3. C’est le cas pour son entretien avec la rédaction de la New Left Review (Grande-Bretagne) réalisé en 1969 et publié à titre posthume (apud Lukács, 1978a, p. 154-174) ou bien encore celui avec un dirigeant du Parti communiste australien, B. Taft, réalisé en octobre 1968 dont ce dernier a publié une relation après la disparition du philosophe hongrois (Taft, 1971). Quand, à la fin de cet entretien, B. Taft demande à Lukács s’il semble « plutôt pessimiste », ce dernier lui répond : « Non, je suis optimiste pour le XXIe siècle. » (apud Taft, 1971, p. 49 ; n. t.)

4. Une vitalité désespérée : « La mort ce n’est pas/Ne plus pouvoir communiquer/Mais ne plus pouvoir être compris ».

5. Entwicklungsgeschichte. Ce terme est parfois traduit en allemand courant, par « génétique », ce qui est congruent au projet de Lukács qui est précisément d’étudier la génétique historique de cette forme dramatique.

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marxisme va sans aucun doute renforcer, consiste – et si c’est une banalité de le dire elle est cependant fondamentale – dans l’affirmation du principe d’historicité des pratiques et de la pensée, des concepts et de l’objet d’une connaissance donnée, autrement dit encore le fait que cette connaissance, ces concepts et ces pratiques sont déterminé·es par l’histoire concrète, en l’espèce du mouvement même du réel et de la société dans leur ensemble. « Pour le marxisme, écrit ainsi Lukács dans son étude « Rosa Luxembourg marxiste » (1921), il n’y a donc pas, en dernière instance, une science du droit, une économie politique, une histoire, etc., indépendantes, mais seulement une science unique et unitaire – historique-dialectique – du développement de la société comme totalité. » (Lukács, 1974d, p. 48, t. m.)

À l’instar de l’être chez Aristote, cette détermination historique s’entend en plusieurs sens. Elle désigne d’abord la validité d’une théorie qui est historiquement limitée, en raison du fait que les réalités sociales évoluent dans le cours de l’histoire et ne présentent pas la même régularité, ni la même possibilité ni encore le même genre de répétition que certains phénomènes, de la « nature » notamment, ce corps inorganique de l’homme comme Marx l’a écrit. Celle-ci n’est cependant pas an- historique mais autrement historique que le monde socio-humain – qui est une seconde nature en effet –, et puisque nous contribuons aussi de façon décisive, quoique négativement, à l’histoire humaine de la première (voir Moscovici, 1968). Si ses temporalités sont assurément différentes de celles du monde socio-humain, ces dernières sont ontologiquement nouées à celles-là et sont également, de manière croissante à mesure que le capitalisme use le monde, notre monde commun, en en usant justement, de manière capitaliste, c’est-à-dire en l’exténuant 6.

Cette détermination désigne ensuite la formation des concepts de la théorie elle- même qui est à son tour le produit de l’histoire réelle dans la mesure où, quel que soit

Pareillement, son Ontologie de l’être social peut être présentée comme une « génétique », puisque l’être n’est pas une « chose », mais un processus, ou plutôt un complexe de processus, génétiques et historiques. Dans un champ différent, mais connexe, on trouve le même syntagme et surtout la même idée d’une génétique socio-historico- culturelle chez le psychologue russe L. Vygotski, inspiré par Marx et Spinoza dans son Histoire du développement

des fonctions psychiques supérieures (2014a).

6. Aussi, serait-il plus exact de dire l’inverse, que c’est le monde humain-social qui est ontologiquement noué à la nature, dont il est une partie éminente et un produit historique, bien qu’il l’a recouvre, telle une sur-nature, de la sienne propre, socio-historico-culturelle et radicalement destructrice dans sa figuration contemporaine. Moins en tant que « genre » cependant, qu’en tant que fraction de ce dernier, au travers d’une organisation économique et sociale particulière de la production, le capitalisme, qui la met en œuvre en dominant et en opprimant, sans trop de vergogne, une autre fraction, numériquement beaucoup plus importante de ce même genre humain, ainsi que la nature évidemment. Sur cette question, voir C. Bonneuil et J.-B. Fressoz, L’Événement anthropocène (2013) et A. Malm, L’Anthropocène contre l’histoire (2017). Selon une perspective différente et plus philosophique, F. Fischbach Sans objet (2009) et La privation de monde (2011).

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leur domaine de validité par ailleurs, les concepts de toute science sont déterminés par leurs conditions historiques d’émergence et de constitution. Elle désigne enfin, les théories elles-mêmes comme des éléments de l’histoire réelle qui y participent directement et ont une efficace sur la réalité, puisque, nous le savons aussi, « la théorie aussi, dès qu’elle s’empare des masses, devient une puissance matérielle. » (Marx, 1975, p. 205)

De ce point de vue, la formule proposée par L. Althusser dans « Sur le rapport de Marx à Hegel », de caractériser le matérialisme historique comme « une science nouvelle, la science de l’histoire des formations sociales ou science de l’histoire » (Althusser, 1982, p. 52 ; soul. par A.), nous semble-t-elle intéressante. Son intérêt est de spécifier l’histoire comme l’histoire de quelque chose d’ontologiquement concret et réel, les formations sociales-économiques en l’occurrence, et de ne pas hypostasier l’histoire en un « grand Autre », aussi surplombant qu’inquiétant, une autre figuration du « nom-du-père » peut-être.

Cet attachement natif à l’histoire fait le lien avec ce dont Lukács ne s’est jamais départi, à savoir le fait que le marxisme se distingue par la méthode ainsi qu’il l’écrit dans « Qu’est-ce que le marxisme orthodoxe ? », rédigé peu de temps après la fin de la République des conseils de Hongrie en 1919, et qui lui valut alors déjà quelques critiques. Lukács écrit : « le marxisme orthodoxe ne signifie donc pas une adhésion sans critique aux résultats de la recherche de Marx, [il] ne signifie pas une “foi” en une thèse ou en une autre, ni l’exégèse d’un livre “sacré”. L’orthodoxie en matière de marxisme se réfère bien au contraire et exclusivement à la méthode. Elle implique la conviction scientifique qu’avec le marxisme dialectique a été trouvée la méthode de recherche juste, que cette méthode ne peut être développée, perfectionnée et approfondie que dans le sens de ses fondateurs » (Lukács, 1974d, p. 18, t. m. ; soul. par L.). Ce propos est important car il esquisse selon nous clairement les linéaments du cheminement théorique de Lukács jusqu’à la fin de son existence, celui de son « chemin vers Marx » en définitive.

Dans la première partie de notre travail, nous avons tenté de montrer que, sous les discontinuités apparentes, parfois factices, parfois plus denses, la cohérence, la systématicité et la continuité de la pensée de Lukács sur toute la durée de son existence est effectivement réelle et non point une reconstruction. Il s’est agi de montrer qu’il n’y a pas (eu) plusieurs Lukács différents et comme étrangers les uns aux autres mais plutôt (qu’il y a eu) un seul et même Lukács qui est la coalescence (dialectique) de toutes ses facettes, un Lukács qui fut soi-même comme un autre. Il s’est donc agi de montrer qu’il

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n’y a pas seulement eu des ouvrages, nombreux, d’intérêt et de qualité différents, mais une œuvre, celle d’une vie également, c’est-à-dire une totalisation. C’est dire que la pensée de Lukács est dialectique et qu’elle est tramée de plusieurs fils, dont certains sont plus importants que d’autres, des fils rouges, tel que Goethe en présente le principe dans Les Affinités électives 7, ou mieux, pour emprunter à A. Labriola, sa traduction du

terme Leitfaden chez Marx que signale G. Labica (1986), un « filo condutorre ».

Ce fil, dont la couleur importe peu finalement pourvu qu’il soit effectivement conducteur, est en réalité pluriel dans l’élaboration de Lukács et se caractérise comme la déhiscence et la pluralisation d’un fil d’ores et déjà nativement complexe, mêlant l’esthétique, l’éthique et la philosophie. Ce « fil » de la philosophie présente la particularité d’être, pour emprunter à Leibniz cette fois, une sorte de vinculum

substantiale 8, de « lien substantial », qui coalise les deux autres fils de sa réflexion, et

lui avec naturellement.

Cet entremêlement ne cessera d’être présent tout au long de la pensée (et de la vie !) de Lukács, comme lui-même y insiste dans sa préface à Utam Marxhoz (1969) par exemple, quand il évoque la genèse de son recueil d’essais L’Âme et les formes. « Si je m’orientais peu à peu vers la philosophie, ce fut à cause de l’intérêt que je portais aux problèmes situés au croisement de l’éthique et de l’esthétique. » Son principal mérite a consisté « dans l’effort que j’y faisais, pour la première fois, pour délimiter les “sphères” éthique et esthétique. »

Ce faisant, poursuit-il un peu loin, « je touchais sans me fixer pour autant un objectif philosophique quelconque, au problème de la relation des structures éthique et

esthétique avec la réalité. Derrière la tentative que je faisais pour déceler les

contradictions conceptuelles et méthodologiques couvait une ambition latente : mettre à jour le rapport de ces catégories en tant que principes régissant la réalité vivante de

l’homme avec l’ensemble de la pratique humaine. De cette manière, mais seulement

dans la mesure où une intention originale s’y cachait inconsciemment cette période soulevait déjà des problèmes dont l’élucidation devait rester l’une des tâches centrales

7. « Il y a dans la marine anglaise, dit-on, une pratique singulière. Tous les cordages de la flotte royale, du plus gros au plus fin, sont tressés de telle manière qu’un fil rouge les parcourt d’un bout à l’autre, qu’il est impossible de dévider sans défaire l’ensemble. » (Goethe, 2009, p. 197 ; n. s.).

8. Cette théorie est exposée par Leibniz dans sa correspondance avec le R. P. Des Bosses (voir Leibniz, 1999). Pour éviter une interprétation par trop « substanciée », on peut les penser à l’aune de la « Théorie des moments » développée par H. Lefebvre qui signale, dans le second tome de sa Critique de la vie quotidienne, qu’elle « se rattache, philosophiquement, à une interprétation de Leibniz », en l’espèce du vinculum substantiale (Lefebvre, 1961, p. 342, n. 1).

 | De l’objectivité à l’histoire. Émergence de la problématique ontologique chez Lukács

de ma pensée dans les phases ultérieures de mon développement. » (Lukács, 1973b, p. 78-

79 ; n. s.)

Le fil conducteur de sa pensée, qui ne cessera jamais d’être tissé, est en réalité une

tresse continue, composée de l’éthique, de l’esthétique et de la philosophie. Mais cette

tresse ne restera pas la même d’un bout à l’autre de sa vie, elle va se transformer, parce qu’elle est fondamentalement sensible à l’histoire et qu’elle se ressent de découvertes décisives de « moments déterminants » 9, qui vont orienter la réflexion de Lukács et

spécialement vers la problématique, philosophique s’il en est, de l’être et plus exactement encore, de l’être social (avec l’idée que l’être de l’être social, sa substance, c’est la socialité et que l’être social est l’une des figurations éminentes et essentielles de l’être entendu dans sa généralité).

L’« orientation » de la pensée de Lukács vers la problématique ontologique ne va pas de soi cependant. Elle est d’abord masquée ou occultée ou encore brouillée par une réception parcellaire de son œuvre, en France tout particulièrement, dont il nous faudra commencer par dire quelques mots. Il est ensuite nécessaire de problématiser cette problématique dans la pensée de Lukács, et en particulier ses prémisses dont, après d’autres commentateurs, comme un fait exprès italiens (V. Franco, G. Oldrini), nous assignons le commencement à l’orée des années 1930. Enfin, nous tenterons de cerner les expressions historiques de la constitution de cette problématique, à travers les champs de sa pensée, la tresse que constituent l’éthique, l’esthétique, et la philosophie. Ce sera l’occasion de montrer le caractère totalisant de la pensée de Lukács qui ne sépare jamais les champs d’expression, quand bien même ils peuvent apparaître disjoints.

9. En écho à l’übergreifende Moment chez Marx. À ce propos, voir les remarques de J.-P. Lefebvre à propos du verbe Übergreifen dans sa présentation de la traduction des Grundrisse (apud Marx, 1980, t. 1, p. XVII) et pour une illustration chez Marx, Ibid., p. 33, n. 32.

Chapitre  ·