En quittant Vienne en Autriche pour Moscou en janvier 1930, Lukács poursuit son exil qui ne prendra fin qu’en 1945, à la Libération de la Hongrie, où il reviendra s’installer pour le reste de sa vie à Budapest. En 1930, la situation politique en Europe et en URSS est assez différente de la situation vécue par Lukács au début de la décennie précédente. La période de « stabilisation relative » du capitalisme s’est confirmée en même temps que le monde capitaliste a connu sa première grande crise avec le « Krach boursier » d’octobre 1929 aux USA, mais une crise qui sera suivie d’une « Grande
dépression » et qui se révélera être systémique puisqu’elle étendra ses effets à l’Europe avec les conséquences historiques et politiques que nous savons.
De manière paradoxale, cette crise donne du crédit aux analyses du Komintern sur la décomposition du capitalisme parallèlement à l’édification du socialisme en URSS et
sur l’ouverture d’un nouveau cycle révolutionnaire dans le monde capitaliste. « La crise engendrerait la guerre qui elle-même serait le terrain propice à une nouvelle vague révolutionnaire. » Aussi, « à la bourgeoisie qui s’engage dans la voie d’une dictature terroriste », dont le fascisme est l’expression manifeste, « le prolétariat doit répondre en préparant la révolution. » Dans cette optique les partis communistes sont enjoints à suivre l’orientation « classe contre classe » du Komintern, et donc à combattre le réformisme « toujours dénoncé comme le principal soutien social de la bourgeoisie. » (Wolikow, 2010, p. 83)
La consolidation stalinienne de l’État soviétique se poursuit avec une fermeture croissante des espaces de pensée autonomes et une surveillance accrue. Il ne fait pas de doute que Lukács est lui aussi surveillé, compte tenu ses prises de position politiques antérieures avec les Thèses-Blum notamment, et en dépit, ou plutôt à cause, de son autocritique. Son caractère tactique, son « insincérité » comme Lukács le confia quarante ans plus tard, n’avait probablement pas échappé aux caciques de l’Internationale, de laquelle il était dépendant, étant donné sa situation d’exilé et surtout d’ancien dirigeant de parti. Son séjour à Moscou sera deux fois interrompu : une première fois quand il est envoyé à Berlin, par le Komintern justement, de l’été 1931 au printemps 1933, et une seconde fois par quelques « péripéties » entre 1941
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et 1942, dont une arrestation 1 et une « évacuation » à Tachkent en Ouzbékistan au plus
fort de l’offensive allemande contre l’URSS (opération Barbarossa). Son séjour berlinois à ceci de décisif qu’il sera déterminant de l’orientation ultérieure du travail de Lukács à son retour à Moscou.
6.1 | La question du réalisme et de la figuration
De cette longue seconde période d’exil (1930-1945), les dix premières années sont les plus décisives en ce qu’elles sont une période d’affermissement et d’affirmation de sa réflexion, durant laquelle il va en fixer les articulations essentielles pour l’avenir. L’élément principal en est l’élaboration par Lukács de la théorie du « grand réalisme » en littérature notamment, qui suscitera de nombreux débats et controverses, et dont la « querelle » sur l’expressionnisme, avec E. Bloch, n’est qu’un aspect 2. Un second
élément important de cette décennie, c’est, en particulier après l’accession de Hitler au pouvoir, l’ébauche d’une réflexion philosophico-politique sur la problématique de la raison et de l’irrationalisme dans la philosophie et la pensée allemande depuis le milieu du XIXe siècle, qui va se nouer avec sa réflexion théorique sur le réalisme. Cette période
marque l’avènement, d’un autre Lukács, non pas un Lukács radicalement autre, « estranger » à lui-même, mais plutôt un Lukács qui est Soi-même comme un autre, pour à nouveau faire signe vers P. Ricœur 3.
Il s’agit aussi d’une période très intense et très productive, puisque Lukács va rédiger de très nombreux travaux dont la plupart seront repris dans des recueils après-guerre.
1. Soupçonné d’être un agent contre-révolutionnaire et suspect de sympathies hétérodoxes, Lukács est arrêté en 1941, interrogé et détenu pendant deux mois avant d’être libéré sur l’intervention de G. Dimitrov secrétaire général du Komintern (Lukács, 1986b, p. 136-139). C’est vraisemblablement de cette époque que date l’autobiographie « politique » retrouvée après sa disparition dans ses papiers (voir Lukács, 1978, p. 25-27 et 147-153).
2. Cela ne signifie pas qu’elle soit inessentielle. Cette « querelle » a débuté au milieu des années 1930, après l’accession d’Hitler au pouvoir en Allemagne et a pour point de départ un article de Klaus Mann, dans Das Wort, la revue des intellectuels antifascistes émigrés à Moscou, à propos de l’écrivain allemand Gottfried Benn, une des grandes figures de l’expressionnisme littéraire allemand dans les années 1920, lequel avait rejoint avec « armes et bagages » le camp du nazisme en 1933. Lukács n’y est intervenu qu’assez tardivement et à la suite de la « réponse » de Bloch à l’un de ses textes. Sur ce débat, voir G. Benn (1981), le recueil des pièces du débat élaboré par H.-J. Schmitt (1973), l’étude d’U. Opolka (1976) ainsi que les travaux de J.-M. Palmier (1979 & 1980) et de J.-M. Lachaud (1985).
3. Ce dernier précise, dans la préface de son ouvrage éponyme, « le point de convergence » entre trois intentions philosophiques que désigne cette idée : « le primat de la médiation réflexive sur la position immédiate du sujet », la dissociation de « deux significations majeures de l’identité » – l’idem ou l’ipse – et enfin, « que l’identité-ipse met en jeu […] la dialectique du soi et de l’autre que soi. » (Ricœur, 1990, p. 11-13)
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Par exemple et pour fixer brièvement les choses : Le Roman comme épopée bourgeoise (1934) ; le Roman historique qui s’inscrit dans le prolongement de ses études précédentes sur le roman, y compris, nous semble-t-il La Théorie du roman 4 et qui,
traduit en russe en 1937, ne sera publié en allemand qu’en 1955 ; Le Jeune Hegel qu’il achève en 1938, mais qui ne sera publié qu’en 1948 et en Europe de l’Ouest ; ses études sur la « fascisation » de la philosophie et de la pensée en Allemagne, la première rédigée après l’accession d’Hitler au pouvoir en 1933 et la seconde en 1941-1942. Ces études constituent le noyau de La Destruction de la raison qu’il publiera en 1954 et qui fait système avec Le Jeune Hegel comme Lukács le précise clairement dans la préface à la seconde édition (1954) à ce dernier ouvrage.
Premier séjour à Moscou (1930-1931)
Lorsqu’il arrive à Moscou en janvier 1930, après avoir dû quitter Vienne en Autriche, Lukács devient collaborateur scientifique à l’Institut Marx-Engels (IME), fondé et dirigé par David Riazanov (1870-1938), où il aide au déchiffrement des manuscrits de Marx et Engels. C’est l’occasion d’un premier « choc » : la découverte des manuscrits économico-philosophiques rédigés par Marx lors de son séjour parisien en 1844, que Riazanov lui présente en avant-première, puisqu’ils ne seront effectivement publiés qu’en 1932. Leur lecture, déclara-t-il, « changea toute ma relation au marxisme et transforma mon point de vue philosophique » (Lukács, 1978, p. 170).
C’est à la même époque qu’il fait la connaissance de M. Lifschitz (1905-1983), également collaborateur à l’IME, avec lequel il se lie d’amitié et qui lui fait découvrir
beaucoup de textes de Hegel, Marx et Engels sur la littérature et l’art. Ces échanges avec Lifschitz l’aidèrent « à mettre de l’ordre » dans ses idées et, plus encore, lui fournirent « une base concrète et fertile » pour les années qu’il allait consacrer au « renouvellement de [ses] études marxistes. » (Lukács, 1973b, p. 88)
Résumant les résultats de son activité théorique en collaboration avec Lifschitz, Lukács souligne qu’elle eut « pour premier résultat la conception d’une esthétique marxiste comme un domaine original et indépendant de cette branche de la philosophie, et comme une discipline qui avait un rapport direct avec l’essence même du marxisme. » (Ibid.) Autrement dit, sa découverte des textes de Marx et son travail avec Lifschitz l’amènent à poser que le marxisme n’est pas « une pure théorie socio- économique à côté de laquelle d’autres choses auraient aussi leur place », mais qu’il
4. Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre étude publiée dans la revue Romanesques (Charbonnier, 2016)
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s’agit au contraire d’une « conception du monde universelle et [qu]’il en ressort que cela devrait aussi donner une esthétique marxiste autonome que le marxisme n’a emprunté ni à Kant ni ailleurs. 5 »
Cette idée du marxisme comme conception du monde intégrale et unifiée – qui nous apparaît, avec le recul historique, en affinité avec la conception gramscienne élaborée durant la même séquence historique, quoique dans des conditions et dans un contexte radicalement différents –, est déterminante pour Lukács. Elle est une façon de reposer, plus concrètement, moins spéculativement, l’exigence de totalité qu’il avait d’ores et déjà formulée dans Histoire et conscience de classe en 1923, comme un principe cardinal du marxisme, tant théorique que pratique. La totalité, c’est l’unité dialectique des différences, l’unité des différentes facettes de la réalité en tant qu’elles appartiennent à la même réalité objective effective, ontologiquement pourrait-on dire.
Le séjour à Berlin (1931-1933)
À l’été 1931, Lukács arrive à Berlin où il séjournera jusqu’au printemps 1933 avant de revenir Moscou. Cette période de sa vie est à la fois bien connue, en raison de l’ampleur des débats auxquels il a contribué et participé et de la publication d’études importantes et « retentissantes », mais délicate à saisir. Car Lukács est plutôt allusif. Dans ses entretiens de 1971, il affirme ainsi qu’il voulait quitter Moscou, mais qu’il ne pouvait pas aller à Vienne, qui ne l’intéressait toutefois « qu’en tant que centre [de l’immigration politique] hongrois[e] » (Lukács, 1986b, p. 122), et que dans cette hypothèse, le PCH, dont il a été exclu des instances dirigeantes à la suite de la
condamnation des Thèses-Blum en 1930, aurait protesté contre ce qui aurait été alors perçu comme une provocation.
Vraisemblablement dans le cadre du processus de « bolchévisation » des partis communistes, Lukács est envoyé à Berlin par l’IC et inscrit au Parti communiste
d’Allemagne (KPD) comme cadre dirigeant. Il ne nous paraît pas invraisemblable de
considérer que cette « inscription » est aussi une forme subtile de surveillance, ou mieux, d’auto-surveillance, de Lukács par lui-même. En témoigne ce « mot d’esprit » de Riazanov, lorsqu’il s’est présenté à lui : « Ah, vous êtes kominterné ! 6 » En témoigne
5. Lukács, 1986b, p. 119, t. m. Lukács ajoute que c’est dans son étude, rédigée en 1931 et publiée en 1933, « Le débat sur le “Sickingen” de Lassalle », qu’il présente l’idée selon laquelle l’esthétique représente une partie organique du système de Marx. Voir Lukács, 1975b, p. 7-66. Cette conception du marxisme recoupe selon nous la proposition gramscienne de la philosophie de la praxis comme conception du monde intégrale (Tosel, 1992 et 2016a), avec de notables différences toutefois. Sans pouvoir ici développer cette question, nous renvoyons à la stimulante étude d’A. Tosel (1987) sur le rapport entre « philosophie de la praxis » gramscienne et « ontologie sociale » de Lukács.
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aussi ce que Lukács écrit dans son « Autobiographie politique », rédigée en 1941, là encore sous (sa) surveillance : « je fus nommé par le Parti communiste allemand dirigeant du groupe communiste dans l’Association des écrivains allemands […] Je participai aussi de manière dirigeante au travail de l’Union des écrivains prolétariens » (Lukács, 1978, p. 152).
C’est durant son séjour berlinois que s’amorce le débat sur le « grand réalisme » qui se poursuivra au milieu des années 1930 en URSS. Ainsi que le souligne C. Prévost dans
sa substantielle introduction à l’édition française des Écrits de Moscou de Lukács, ce dernier joue « d’emblée un rôle très important » dans les débats qui se déroulent parmi les écrivains communistes allemands et leurs alliés, dans le cadre du Bund proletarisch-
revolutionärer Schriftsteller [Ligue des écrivains prolétariens-révolutionnaires]. Au
sein de cette Ligue, l’activité de Lukács est « considérable » et de premier plan puisque, de la fin de 1931 au début de 1932, il participe à la rédaction de son projet de programme et qu’il publie également des études « retentissantes » dans sa revue mensuelle, Die Linkskurve [Le tournant à gauche] 7.
Ses interventions sont d’abord des polémiques délibérées contre la littérature prolétarienne puisque c’est sur son initiative que le débat est lancé. Et cette discussion se déroule dans une conjoncture politique particulière, d’abord marquée par l’approfondissement de la crise de la République de Weimar en Allemagne, mais aussi par les débats touchant à l’organisation de la vie littéraire en URSS, qui ont commencé
avant que Lukács ne quitte Moscou, et qui se solderont notamment par la dissolution de l’Association russe des écrivains prolétariens (RAPP) en 1932, à l’égard de laquelle Lukács résume son grief principal, comme étant son intention de créer « une littérature qui puisse propager les dernières décisions du Parti avec des instruments littéraires. » (Lukács, 1973b, p. 103)
En Allemagne, sous l’influence de l’expressionnisme, la République de Weimar se caractérise, artistiquement et culturellement, par un foisonnement d’initiatives, de styles, dans les arts plastiques en architecture et aussi dans la littérature 8. Précisément,
l’intervention de Lukács s’investit dans ce dernier domaine qu’il connaît bien et parmi
7. Pour une histoire et une présentation, voir les documents choisis et rassemblés par A. Klein & T. Rietzschel (1979) ainsi que le volume édité par A. Klein (1990) qui comporte les textes publiés par Lukács de 1930 à 1932, et dont quelques-uns figurent aussi dans le premier volume publié de ses œuvres choisies, Schriften zur
Literatursoziologie (Lukács, 1972c).
8. Pour n’en donner qu’un seul exemple, emblématique, dans ce champ culturel, voir Bonsoir révolution
| De l’objectivité à l’histoire. Émergence de la problématique ontologique chez Lukács
les articles qu’il publie dans Die Linkskurve, trois doivent plus particulièrement retenir l’attention : Willi Bredels Romane [Les romans de Willi Bredel] en 1931, Reportage oder
Gestaltung ? Kritische Bermerkungen anläßlich eines Romans von Ottwalt [Reportage
ou figuration ? Remarques critiques à l’occasion d’un roman d’Ottwalt] et Aus der Not
eine Tugend [De nécessité vertu] en 1932, qui est la réplique finale de Lukács à ses
contradicteurs 9. À ces trois études, il convient également d’ajouter celle, plus
théorique, Tendenz oder Parteilichkeit ? [Tendance ou prise de parti ?] ainsi que la publication de la lettre d’Engels à Margaret Harkness à propos de Balzac (1888), que Lukács a découvert à Moscou en travaillant avec M. Lifschitz et qui paraissent la même année que les textes précédents 10.
Dans ses critiques adressées à W. Bredel et plus encore à E. Ottwalt, Lukács annonce ce qu’il dira avec plus d’ampleur et d’aplomb quelques années plus tard dans son étude paradigmatique « Raconter ou décrire ? Contribution à la discussion sur le naturalisme et le formalisme » (Lukács, 1975a, p. 130-175). Les romans de la littérature prolétarienne souffrent, « d’une contradiction non résolue entre leur cadre épique […] et leur mode de narration » (Prévost, 1977, p. 28 ; soul. par P.). Autrement dit, ils sont schématiques parce que W. Bredel, par exemple, ne sait pas figurer des « rapports humains vivants, changeants, engagés dans un processus », que les personnages sont moins des « figures que des “charges” » et cela en raison du mode de représentation utilisé par Bredel, « le reportage », auquel Lukács oppose « la Gestaltung : la “figuration”. » (Ibid.) Au naturalisme d’inspiration zolienne, Lukács oppose la notion de figuration, par laquelle il faut entendre le sens ancien d’une représentation sous certains traits, avec certains caractères, autrement dit une forme de symbolisation au sens étymologique du terme. Figurer, ce n’est pas tant décrire, que donner à voir et à penser.
Dans certaines productions de la littérature prolétarienne allemande, qui veulent se démarquer du roman bourgeois et refusent la romance ou la « romancisation » de la vie, Lukács discerne comme un avatar du Proletkult et du « Front gauche de l’art » (LEF) en Russie soviétique. Au-delà des personnes de Bredel et d’Ottwalt et de leurs productions, c’est l’ensemble du courant de la « littérature prolétarienne » que vise la
9. En allemand : Lukács, 1990b, p. 347-353 et 359-397 et Ottwalt, 1979 [1932] pour la réponse à Lukács. En français, voir Lukács, 2016a, en signalant, pour protester, que cette traduction est doublement fautive : elle a tout simplement gommé l’ensemble des signes diacritiques (les italiques) du texte original et elle commet en outre un grave contre-sens sur le titre de l’étude.
10. Lukács, 1990b, p. 327-340 pour le texte allemand et 2016b pour la traduction française. La lettre d’Engels à M. Harkness figure apud Lukács, 1974f, p. 285-290.
La puissance de l’espoir: chronologie bio-bibliographique de György Lukács (-) |
critique de Lukács 11, dont C. Prévost caractérise ainsi le fer de lance : le risque d’un
« naturalisme plat » et d’une « écriture qui ne se pose jamais de questions sur elle- même », une écriture qui se contente de translater, de transcrire le réel perçu dans le langage (Ibid., p. 30).
La question qui émerge est en fait moins celle de la « politicité » de l’art, de sa puissance politique (immédiate ou conjoncturelle) de subversion – une conception activiste de l’art récusée ne varietur par Lukács –, que plus largement et plus profondément, celle de la culture et de sa défense, présentement contre le nihilisme et l’obscurantisme du fascisme à cette époque. Il s’agit au fond de « sauver la grande culture » et l’héritage de la littérature du passé parce qu’ils « dépassent » la particularité du sol socio-historique qui les a vu naître 12.
La problématique de la littérature prolétarienne n’est donc pas seulement ni strictement une question d’esthétique, mais, plus largement, une question politique et touchant à des thèses philosophiques plus générales sur la théorie de la connaissance et l’objectivité. Or, chacune pour leur part, la lecture des Cahiers philosophiques de Lénine, qui sont pour la première fois publiés en 1929, et la découverte des manuscrits parisiens de Marx en 1930, viennent alimenter et façonner les réflexions de Lukács dans le champ de l’art et de l’esthétique. Au-delà de ce qui peut paraître une interrogation formelle, voire formaliste, sur la forme 13 de l’expression littéraire, gît en réalité une
autre et plus vaste question, théoriquement, politiquement et culturellement sensible, celle de l’héritage, sur laquelle nous allons bientôt revenir.
Retour à Moscou et poursuite du débat sur le réalisme (1933-1945)
Quelques semaines après l’accession d’Hitler au pouvoir en Allemagne, Lukács quitte Berlin pour revenir à Moscou où il poursuit inlassablement son activité
11. D’où le complément au titre du texte que Lukács consacre à Ottwalt, qui dépasse délibérément un roman en particulier, puisque Lukács parle de Kritische Bermerkungen anläßlich eines Romans von Ottwalt, c’est-à-dire de « Remarques critiques à l’occasion d’un roman d’Ottwalt » (c’est nous qui soulignons). Cette nuance est complètement escamotée dans la traduction française, qui rend anläßlich par « sur », qui traduirait plutôt l’allemand « über ».
12. C’est ce que Lukács nomme le « paradoxe d’Homère » en référence à ce que dit Marx dans son Introduction
de 1857 à la Critique de l’économie politique (Marx, 1980, I, p. 45).
13. Signalons en passant que la question de la « forme » est un grand objet de réflexion pour la linguistique russe puis soviétique dans les deux premières décennies du XXe siècle (G. Chpet, R. Jakobson, etc.), en lien avec les
expérimentations artistiques du futurisme russe, de Maïakovski, etc. Sur ce point, voir les travaux de Vygotski,
| De l’objectivité à l’histoire. Émergence de la problématique ontologique chez Lukács
théorique et critique. Ce retour n’est pas celui du même cependant puisque Lukács élargit son champ d’intervention au-delà de la seule question de la littérature, spécialement la littérature prolétarienne, en visant plus largement la philosophie allemande, qui inclut la première question comme l’un de ses moments. Dans la continuité de son séjour berlinois, le premier champ d’intervention de Lukács demeure celui de la littérature au sein duquel le débat sur le réalisme, inauguré au début de la