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Amorcé par sa rencontre avec E. Bloch, l’enracinement philosophique de la réflexion de Lukács s’amplifie et se cristallise dans une série de travaux, avec l’objectif d’obtenir un poste universitaire afin de pouvoir s’établir professionnellement. Il s’agit d’abord de l’élaboration d’une esthétique systématique que le déclenchement de la « Grande Guerre » en août 1914 le décide à soudainement interrompre pour s’engager dans la rédaction d’un essai sur Dostoïevski dont il ne rédigera et ne publiera que la première partie, sous le titre de La Théorie du roman en 1916. Cette période est celle d’un véritable et profond enracinement philosophique de sa pensée.

3.1 | Lukács à Heidelberg, travail sur l’esthétique

Convaincu par E. Bloch de venir s’installer à Heidelberg, et sans doute également par la réception plutôt favorable de ses travaux en Allemagne, notamment son recueil

L’Âme et les formes, Lukács arrive à Heidelberg au mois de mai 1912 où il séjournera

un peu plus de six ans, entrecoupé de fréquents voyages à Budapest jusqu’en août 1918 date à laquelle il rentre dans sa ville natale, se faisant alors la promesse, qu’il ne tiendra finalement pas, de revenir à Heidelberg au printemps de l’année suivante.

Ville universitaire, Heidelberg était l’un des plus importants centres de la vie intellectuelle en Allemagne de l’époque, en particulier pour les disciplines (et leurs représentants) qui importaient le plus pour Lukács. C’est dans cette université qu’enseignaient W. Windelband (1848-1915), chef de file de l’école néo-kantienne de l’Allemagne du Sud-Ouest ainsi que E. Lask (1875-1915) également membre de cette école et à la disparition duquel Lukács rendra hommage dans un article des Kant-

Studien paru en 1918. Mentionnons également M. Weber (1864-1920), le plus

important sociologue de son temps – au cercle privé [Schiur] duquel Lukács, participera (Löwy, 1976, p. 110-114 ; Karádi, 1986) – et le frère cadet de ce dernier, A. Weber (1868-1958), sociologue de la culture, le poète S. George (1868-1933), auquel Lukács a consacré une étude dans L’Âme et les formes, et son ami l’historien de la

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littérature F. Gundolf (1880-1931), le psychiatre et philosophe K. Jaspers (1883-1969) que Lukács sollicitera pour se faire réformer et ainsi éviter l’enrôlement dans l’armée impériale, et qu’il retrouvera plus de trente ans plus tard, à l’occasion des premières Rencontres internationales de Genève, consacrées à « L’Esprit européen » en 1946, le philosophe et juriste social-démocrate G. Radbruch (1878-1949), qui sera ministre de la Justice durant la République de Weimar, l’historien de la culture E. Gothein (1853- 1923) et l’économiste E. Lederer (1882-1939) qui était l’époux de la sœur d’I. Seidler.

L’arrivée de Lukács à Heidelberg obéit également à un objectif d’ordre professionnel : obtenir un poste universitaire qui lui a été refusé à l’université de Budapest. Aussi, quand Lukács arrive à Heidelberg, il n’est pas démuni et dispose déjà d’un nombre conséquent de publications, en particulier son ouvrage sur l’histoire du drame et son recueil d’essais L’Âme et les formes dont une traduction allemande, augmentée et remaniée, a paru fin 1911, des publications sur lesquelles il compte naturellement s’appuyer. En outre, il a le soutien de G. Simmel par exemple qui, dans une lettre du 25 mai 1912 (Lukács, 1981e, p. 214-215), lui dit qu’il va écrire à E. Lask, afin qu’il puisse rendre visite à ce dernier sur sa recommandation, Simmel qui lui demande également s’il connaît d’autres universitaires.

Lukács pouvait légitimement présumer une issue favorable à ses démarches, ce dont témoigne la lettre que lui adresse F. F. Baumgarten 1 le 8 juillet 1912. Ce dernier lui

indique en effet d’abord avoir « préparé le terrain ». Vous avez obtenu, écrit-il, « une aide précieuse dans les éloges que vous a prodigués Simmel dans sa lettre, et plus encore grâce à Lask qui a écrit des lignes enthousiastes sur vous […] Vous n’êtes donc plus un “sauvage”. Car vous l’avez été malgré le livre [Die Seele und die Formen] et l’article [« Métaphysik der Tragödie » 2], ou à cause d’eux. Rickert et Cohn se sont excusés de

leur silence : ils ne peuvent pas formuler un jugement par écrit, n’ayant pas tout lu. Les deux ont aimé surtout Storm 3. Votre article paru dans Logos est trop “feuilleton” pour

Rickert. Mais on est très avide de faire votre connaissance et on attend votre visite. Je suis chargé de vous le communiquer. » Un plus bas, il poursuit, presque sur le ton de la confidence. « Summa summarum : vous devriez vivre ici pendant quelque temps

1. Critique et philosophe hongrois descendant d’une riche famille de la grande bourgeoisie, Ferenc Ferdinand Baumgarten (1880-1927) s’établit en Allemagne après ses études universitaires, où il s’occupa de littérature et d’histoire de la civilisation. Il mit en jeu ses relations intellectuelles pour soutenir Lukács dans ses intentions professionnelles universitaires. Et en 1919, il fut l’artisan de la protestation internationale pour sauver Lukács de l’extradition de l’Autriche vers la Hongrie où il avait été condamné à mort par contumace après la chute de la République des Conseils.

2. L’article a d’abord paru dans la revue Logos en 1911 avant d’être repris dans le recueil Die Seele und die

Formen.

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pour prendre racine. En ce cas, l’obtention du titre de privat-dozent ne posera pas de difficultés, tandis qu’ainsi, de loin, elle paraît impossible. […] Si c’est possible, faites- vous recommander par Weber à Rickert, c’est son idole. » (Lukács 1981e, p. 216) Toutefois, et en dépit de l’enthousiasme de F. Baumgarten comme des appuis de Simmel, de Lederer ou encore de Weber, Lukács ne réussira pas à obtenir le poste universitaire qu’il escomptait. C’est sans doute l’une des raisons qui le renforça dans sa décision de poursuivre l’élaboration de son esthétique systématique.

Au début de l’année 1913, Lukács publie un autre recueil de ses textes, en hongrois cette fois, intitulé Esztétikai kultúra [Culture esthétique] (Lukács, 1977b) avec notamment des études sur A. Strindberg, E. Ady, T. Mann, A. Schnitzler, H. Pontoppidan. Parallèlement à son travail sur l’esthétique, il finit de rédiger Von der

Armut am Geiste, qui est publié dans le no 5-6 (1912) des Neue Blätter, mais qui paraît

effectivement en mai 1913. Et, le 10 septembre de la même année, Lukács publie dans le Frankfurter Zeitung, un article « Gedanken zur einer Ästhetik des Kinos » [Réflexions pour une esthétique du cinéma] 4.

En août 1913, Lukács rencontre Jelena A. Grabenko (1889- ?), peintre russe et militante socialiste-révolutionnaire, dont il est permis de penser que c’est sa fréquentation qui suscitera sa curiosité pour les révolutionnaires russes, que c’est elle qui le renforcera dans son interrogation sur la problématique éthique, amorcée dans

De la pauvreté de l’esprit, et qui sera à l’origine de sa focalisation sur le problème de la

rédemption par l’amour ou par la violence 5. Pareillement, il n’est pas invraisemblable

que c’est à elle, que Lukács doit la décision de consacrer un essai à Dostoïevski, dont seule la première partie sera finalement publiée sous le titre final de Die Theorie des

Romans [La Théorie du roman], qui lui est du reste dédiée.

Au début de l’année 1914, toujours à la recherche d’un poste universitaire, Lukács fait paraître, en traduction allemande, les deux premiers chapitres de son ouvrage sur l’histoire du drame dans le volume 38 de la revue Archiv für Sozialwissenschaft und

Sozialpolitik (Lukács, 1972c, p. 261-295) et il discute avec A. Weber de la possibilité

4. Lukács, 2003. Il s’agit d’une version légèrement remaniée d’un article paru deux ans auparavant dans le quotidien hongrois de langue allemande Pester Llyod. Sur la question, voir aussi ce qu’il écrira un demi-siècle plus tard dans sa « grande » Esthétique (Lukács, 1963a, II, p. 489-521) – dont R. Micha (1970) propose un résumé. Voir également sa préface à G. Aristarco (Lukács, 1972d). Sur Lukács et le cinéma, voir G. Aristarco (1971), T. Levin (1987) et J. Kelemen (2014, p. 116-131).

5. Sur cette question, qui prendra de l’importance en 1917-1918, voir ses lettres à P. Ernst du printemps 1915 (Lukács, 1981e, p. 252-261). Sur J. Grabenko, voir Lukács, 1986b, p. 61-62 et aussi ce que dit E. Bloch à propos de son mariage dans son entretien avec M. Löwy (1976, p. 299) : « À travers elle Lukács s’est marié avec Dostoïevski, pour ainsi dire ; il s’est marié avec sa Russie, sa Russie dostoïevskienne qui n’existait pas en réalité. »

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d’une traduction intégrale de son ouvrage sur le drame, sollicitant même K. Mannheim pour la traduction. En avril, il achève le troisième chapitre de son système esthétique, en mai, il épouse J. Grabenko et le 28 juillet l’Autriche déclare la guerre à la Serbie marquant le début des hostilités de la « Grande Guerre ».

À rebours de l’enthousiasme belliqueux de l’intelligentsia allemande, parmi lesquels Weber et Simmel, l’opposition immédiate de Lukács à la guerre, l’isole à nouveau. Il finit par interrompre la rédaction de son système esthétique pour se consacrer à un ouvrage à Dostoïevski qui, ainsi qu’il le confie à P. Ernst dans sa lettre de mars 1915, « contiendra bien plus que Dostoïevski : d’importantes parties de mon éthique et de ma philosophie de l’histoire, etc. » (Lukács, 1981e, p. 252)

Les disparitions successives de Lask en mai 1915 puis de Windelband en octobre de la même année « libèrent » un poste de professeur titulaire de la chaire de philosophie à l’université de Heidelberg auquel Lask aurait précisément pu prétendre. Et tandis que H. Rickert (1863-1936), autre figure de l’école néo-kantienne de l’Allemagne méridionale, et G. Simmel avaient des chances égales pour succéder à Windelband, Lukács fit une nouvelle tentative pour obtenir un poste de Privat-Dozent, qui se solda par un échec. Comme M. Weber le lui écrit dans une lettre du 14 août 1916 : « Si l’obligation de faire un travail systématique 6 et de laisser entre-temps le reste vous

cause réellement une peine insupportable et vous semble une inhibition qui ne le sera pas moins, je dois, moi aussi, vous conseiller, l’âme en peine, d’abandonner l’idée d’une nomination. » (Lukács, 1981e, p. 275)

Encouragé par M. Weber, Lukács se remet donc à son élaboration d’une Esthétique systématique à partir de la fin du mois de juin 1916 pour la présenter comme

Habilitationschrift [écrit d’habilitation] à l’université de Heidelberg, qui l’examinera

favorablement au cours de l’été 1918. Cependant, l’accélération des événements politiques, en particulier les révolutions de février puis d’octobre 1917 en Russie, décidèrent Lukács à quitter Heidelberg pour Budapest en septembre, afin d’y achever son travail sur l’esthétique, dont une partie a été publiée dans la revue Logos en 1917. Le 7 novembre 1917, Lukács dépose une malle, contenant notamment des lettres et des manuscrits, dans un coffre de la Deutsche Bank, malle qu’il finira par oublier lors de son séjour de l’été 1918 à Heidelberg, pensant y revenir au printemps 1919 (Lukács, 1986b, p. 59). Cette malle sera découverte plus d’un demi-siècle plus tard, en 1973, grâce à la perspicacité d’un employé de la Deutsche Bank (voir Lukács, 1981e, p. 7).

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La période durant laquelle Lukács séjourne à Heidelberg est cruciale. Non pas seulement parce qu’elle clôt la séquence des années 1910-1911, qui l’ont tout à la fois bouleversé et transformé, mais bien parce que ces années passées à Heidelberg marquent l’enracinement de la réflexion de Lukács sur le terrain philosophique. Cet enracinement se manifeste au travers de deux perspectives de travail dont les formats et les thématiques diffèrent, mais qui s’entrelacent et entre lesquelles Lukács va osciller : une écriture à caractère systématique sur l’esthétique et une écriture de caractère plutôt essayiste sur la philosophie et l’histoire, par la littérature.

Une écriture systématique, par l’élaboration d’une « Esthétique » philosophique dont la rédaction s’est déployée selon deux séquences temporellement distinctes, de 1912 à 1914 puis de 1916 à 1918. Cette « Esthétique de jeunesse » 7 n’a jamais été

publiée intégralement du vivant de Lukács : seul l’un de ses chapitres a paru dans la revue Logos en 1917 sous le titre « Die Subjekt-Objekt Beziehung in der Ästhetik » [Le rapport sujet-objet dans l’esthétique] 8.

Ainsi que nous l’avons déjà dit, le cœur de l’interrogation lukácsienne dans son projet d’esthétique et de philosophie de l’art porte moins sur la question du jugement esthétique (Kant) que sur celle, plus ontologique en effet, de la raison humaine de l’art et de son œuvre et par conséquent de l’esthétique. Dans sa préface à Utam Marxhoz (1969), Lukács souligne ainsi qu’il avait effectivement réussi « à formuler le problème fondamental de l’esthétique, tout en éliminant la base kantienne » et que la manière dont il a posé la question « était en opposition directe avec toute la méthodologie de Kant, mais gardait une forme kantienne ». En d’autres termes poursuit-il, « quelle est la base réelle – et propre à être saisie par la philosophie – de leur existence, quelle est celle de leur raison d’être et de leur valeur considérée sur le plan esthétique ? » (Lukács, 1973b, p. 80) Selon Lukács en effet, « d’après Kant, le jugement esthétique était l’essence même du phénomène esthétique. Je pensais quant à moi que la priorité n’est pas au jugement esthétique, mais à l’être. » (Lukács, 1986b, p. 48). Autrement dit, « si l’esthétique doit être fondée sans présupposés illégitimes, il faut qu’elle commence par demander : “il existe des œuvres d’art – comment sont-elles possibles ?” » (Lukács, 1981c, p. 3)

Si Lukács abandonne son projet, une première fois momentanément, en raison de l’évolution de la situation politique et historique de la Mitteleuropa à partir de 1914, il ne renoncera jamais à son intention de travailler systématiquement sur l’esthétique. Il reprendra son travail après avoir achevé La Théorie du roman et s’il abandonnera une

7. Voir Lukács, 1974a (1981c pour une traduction française) et 1974b.

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seconde fois sa tentative, il en maintiendra l’exigence comme un fil rouge, et il entretiendra également sa réflexion sur la question dans les décennies qui vont suivre, bien que de manière plus souterraine. Ce sur quoi nous voulons insister, c’est sur le caractère résolument ontologique de son interrogation, dès cette époque, dès les années 1910, attestant que la thématique de l’ontologie n’est pas une lubie sénile du philosophe magyar, mais quelque chose de profond et d’ancien qui a mis du temps à s’articuler dans une langue adéquate.

À cette perspective systématique d’une philosophie de l’art et/ou d’une esthétique philosophique, s’entrelace une autre perspective dont la tonalité est différente, « essayiste » avons-nous dit, mais dont la teneur conceptuelle n’est pas moins philosophique. Cette perspective est en outre séminale chez Lukács, puisqu’elle caractérise ses premiers travaux littéraires commencés à la fin du lycée (1902) et poursuivis depuis lors. En ce sens, « l’essayisme » de Lukács n’est pas un simple effet de symétrie de son « systématisme », dont il serait le pendant ou le dédoublement spéculaire, mais bien une authentique perspective d’écriture et de réflexion. Au reste, il a déjà eu l’occasion d’en montrer l’éclat avec le recueil L’Âme et les formes (1911) comme avec De la pauvreté en esprit (1912) qui lui valurent tous deux une certaine reconnaissance 9. Mais il se trouve réellement magnifié et majoré d’une forte

dimension épique dans ce qui est aujourd’hui son texte le plus connu et le plus souvent cité, en particulier dans les études littéraires : La Théorie du roman 10.

3.2 | Le roman : de l’esthétique à la théorie

Comme nous l’avons déjà indiqué ce texte est en réalité la première partie d’un essai plus large consacré à Dostoïevski qui n’a pas été achevé 11 et qui a donc été publiée

séparément, sous l’intitulé de La Théorie du roman, d’abord sous la forme d’un article dans la Zeitschrift für Ästhetik und Allgemeine Kunstwissenschaft en 1916 puis sous celle d’un ouvrage en 1920. La caractérisation de ce texte par Lukács est intéressante,

9. Les lettres qui lui sont adressées à la suite de la parution de Die Seele und die Formen (décembre 1911), dont il a fait envoyer des exemplaires, en témoignent (Lukács, 1981e, p. 215 sqq.). À propos de Die Armut am Geiste, voir la très chaleureuse lettre du 31 juillet 1912 que Marianne Weber lui adresse (Ibid., p. 217).

10. Une partie de la section qui suit a également servi de matériau à deux de nos études (Charbonnier, 2016 et 2019) élaborées parallèlement à la rédaction de notre travail.

11. Sur ce projet, voir Lukács, 1985b. Pour une présentation, voir l’étude de F. Fehér (1977) ainsi que celles de M. Löwy (1976, p. 138-142) et R. Rochlitz (1983, p. 343-365) lesquels proposent également quelques traductions du plan de l’ouvrage.

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car il s’agit moins d’un essai esthético-littéraire, comme pouvait le laisser entendre le premier titre qu’il avait choisi – Ästhetik des Romans [Esthétique du roman] 12 –, que

d’un essai philosophique et plus précisément encore d’un « Essai historico- philosophique sur les formes de la grande épopée » (Ein geschichtsphilosophicher

Versuch über die Formen der großen Epik) selon le complément au titre de l’ouvrage,

curieusement négligé par la traduction française. Cette dimension historico- philosophique, et très spéculative, se manifeste avec éclat dans l’empan et le caractère

épique de sa réflexion – de la Grèce antique, en passant par Cervantès et Dante,

jusqu’au « grand » romanesque du XIXe siècle, avec Balzac et Tolstoï comme figures de

proue. Dans sa préface à la première réédition du texte (juillet 1962), Lukács souligne que sa méthode a été de partir « de quelques traits caractéristiques d’une orientation, d’une période, etc. », et de façonner « des concepts généraux à partir desquels on redescendait déductivement jusqu’aux phénomènes singuliers » pour « atteindre ainsi une grandiose vue d’ensemble. 13 » La Théorie du roman consiste moins, dès lors, en

une poétique, au sens narratologique du terme, qu’en une métaphysique historiciste des formes artistiques littéraires, dont le roman est un aboutissement en même temps que la figuration la plus exemplaire.

Le roman est donc une objectivation de la grande littérature épique qui succède historiquement à l’épopée, dont il constitue la forme moderne. Le roman, écrit Lukács, est « l’épopée d’une époque pour laquelle la totalité extensive de la vie n’est plus clairement donnée, [d’une époque] pour laquelle l’immanence vitale du sens est devenue un problème et qui a néanmoins conservé la visée de la totalité. » (Lukács, 1989b, p. 49) Or cette contradiction dialectique entre la perte de l’immanence du sens et la visée maintenue de la totalité est précisément ce qui fait du roman une forme abstraite, au sens hégélien de ce qui est incomplet : elle est une forme historique et en mouvement, qui appelle son dépassement (Aufhebung). À l’opposé des autres genres littéraires, le roman est « comme quelque chose en devenir, comme un processus », raison pour laquelle il est aussi un genre « qui possède jusqu’à la confusion, une caricature » (Ibid., p. 67). Cette plasticité 14 du genre romanesque s’exprime par le fait

12. Ainsi qu’il l’écrit à M. Weber mi-décembre 1915 (Lukács, 1981e, p. 266), et qu’il remplacera tardivement, semble-t-il, en avril-mai 1916, par Die Theorie des Romans. Le numéro de la Zeitschrift für Ästhetik und Allgemeine

Kunstwissenchaft contenant son article paraîtra en octobre 1916.

13. Lukács, 1989b, p. 7. Nous avons systématiquement modifié la traduction.

14. Au sens que lui donne C. Malabou (2005, p. 25-26, n. 1), où elle rappelle que, « selon son étymologie – du grec plassein, modeler – le mot “plasticité” a deux sens fondamentaux. Il désigne à la fois la capacité à recevoir la

forme (l’argile, la terre glaise par exemple sont dites “plastiques”) et la capacité à donner la forme (comme dans les

arts ou la chirurgie plastiques). Mais il se caractérise aussi par sa puissance d’anéantissement de la forme. N’oublions pas que le “plastic”, d’où viennent “plastiquage”, “plastiquer”, est une substance explosive ».

 | De l’objectivité à l’histoire. Émergence de la problématique ontologique chez Lukács

qu’il dénote, en réalité, une grande diversité de formes narratives, comportant, pour le dire schématiquement, un héros et une histoire, lesquelles peuvent donc aussi bien