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Commencée à l’été 1914, la « Grande Guerre » se fige assez rapidement en une guerre « de position » qui s’enracine, au propre – notamment sur le front ouest avec le creusement de tranchées – comme au figuré dans l’ensemble des pays belligérants. L’Allemagne et l’empire d’Autriche-Hongrie qui composent l’alliance des Empires centraux avec aussi l’Empire ottoman, se trouvent en plein milieu du théâtre des opérations, et comme pris en tenailles puisque la Russie tsariste de Nicolas II fait partie, avec la France, le Royaume-Uni ainsi que deux états de la région des Balkans, la Serbie et le Monténégro, de la Triple-Entente. Cette guerre met l’Empire russe, et notamment son économie à rude épreuve, et précipite la chute du régime tsariste, conduisant à une première révolution démocratique-libérale au mois de février 1917 suivie, quelques mois plus tard de la révolution bolchevique.

4.1 | Un nouvel horizon

La poursuite de la guerre, son enkystement dans la vie quotidienne plonge Lukács dans un profond désespoir quant à la situation mondiale, qu’il résume ainsi : « les puissances centrales battront vraisemblablement la Russie ; le résultat en sera peut-être la chute du tsarisme – d’accord. Il existe une certaine probabilité pour que les puissances occidentales l’emportent sur l’Allemagne ; si leur victoire aboutit au renversement des Hohenzollern et des Habsbourg, là aussi je suis d’accord. Mais la question est de savoir qui [nous] sauvera [face à] la civilisation occidentale ? 1 »

1. Lukács, 1989b, p. 5-6 ; t. m. La traduction française est ici étonnamment fautive et son lapsus calami peut-être révélateur : « Aber dann entsteht die Frage : wer rettet uns vor der westlichen Zivilisation ? » écrit précisément Lukács (1965a, p. 5 ; n. s.). L’omission des termes soulignés, que nous avons rétablis, entre crochets, dans notre traduction, renverse en effet complètement le sens du propos de Lukács, laissant accroire que ce dernier souhaitait le « sauvetage » de la civilisation occidentale, celle-là même qui a commis la Première Guerre mondiale… Quelques années plus tard, à l’occasion de ses entretiens avec I. Éörsi et E. Vezér (1971), Lukács reformule ainsi la question : « Mais qui, alors, nous protègera face à la démocratie occidentale ? » (Lukács, 1986b, p. 58).

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Cette manière de présenter les choses, plus d’un demi-siècle après les faits, pourrait légitimement apparaître comme une reconstruction a posteriori puisque les tourments de Lukács semblent dessiner en creux, et de manière quasi prophétique, l’issue de leur solution en l’espèce de la victoire de la Révolution bolchevique d’Octobre 1917 en Russie. Si telle peut être l’apparence, il faut néanmoins rappeler que la révolution d’Octobre en Russie, a été pour le moins inattendue, y compris au sein du mouvement socialiste international, dans la mesure où elle n’obéissait pas au schéma dogmatisé par la vulgate « marxiste » de la IIe Internationale, selon laquelle une révolution socialiste

ne pouvait pas survenir dans un pays qui n’aurait pas d’abord fait « l’expérience » du capitalisme.

C’est précisément ce caractère inattendu que célèbre Gramsci dans son article devenu fameux, « Révolution contre Le Capital » en décembre 1917 (Gramsci, 1974, p. 135-138). Les faits, écrit-il, « ont fait éclater les schémas critiques à l’intérieur desquels l’histoire de la Russie aurait dû se dérouler selon les canons du matérialisme historique. Les bolcheviques renient Karl Marx, en affirmant, grâce au témoignage de l’action accomplie et des conquêtes réalisées, que les canons du matérialisme historique ne sont pas aussi inflexibles qu’on pourrait le penser et qu’on l’a pensé […] Marx a prévu le prévisible. Il ne pouvait prévoir la guerre européenne, ou, plus précisément, il ne pouvait prévoir que cette guerre aurait la durée et les effets qu’elle a eus. Il ne pouvait prévoir que cette guerre, au cours de trois années de souffrances indicibles, de misères indicibles, allait susciter en Russie la volonté populaire qu’elle a suscitée. 2 »

Parmi les années cruciales, l’année 1917 est probablement la plus cruciale de toutes pour Lukács. Si la révolution d’Octobre, ce que E. Bloch appelle, de manière messianique, le novum 3, a été un événement aussi important, c’est parce que, explique

Lukács, « on voyait d’un seul coup surgir à l’horizon l’annonce qu’il pouvait en aller autrement », lequel ajoute : « Pour ce qui me concerne, c’est la révolution de 1917 qui m’a apporté la réponse, cette troisième voie que je cherchais depuis quelque temps. » (Lukács, 1986b, p. 58 et 66).

Cette année marque donc le début d’une séquence historique décisive pour Lukács, au cours de laquelle il intensifiera sa relecture de Marx, radicalisera ses positions politiques, adhèrera au Parti des communistes hongrois (PCH) en décembre 1918, en deviendra membre des instances dirigeantes au printemps 1919 après l’arrestation des

2. Ibid., p. 135 et 136. Il ne s’agit donc nullement, de la part de Gramsci, d’un quelconque rappel sommaire à la rigueur de l’orthodoxie comme on a pu parfois le dire.

3. Voir, dans L’Esprit de l’utopie le chapitre intitulé « Karl Marx, la mort et l’apocalypse » (Bloch, 1977, p. 279- 334).

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dirigeants du PCH et participera à la République hongroise des conseils, dont la chute

dans les premiers jours du mois d’août 1919, commandera sa fuite à Vienne en Autriche en septembre et son exil durant un quart de siècle de 1919 à 1945.

En septembre 1917, Lukács prend la décision de rentrer à Budapest pour achever son « Esthétique » dont il a repris l’élaboration après avoir publié La Théorie du roman. Le 7 novembre, il dépose à la succursale de la Deutsche Bank de Heidelberg, une malle contenant sa correspondance ainsi qu’un certain nombre d’écrits inédits. Mais il ne viendra plus jamais reprendre et en oubliera même jusqu’à l’existence. Ainsi, lorsque ses interlocuteurs de son « autobiographie parlée » (1971) l’interrogent sur ses travaux esthétiques d’Heidelberg, il répond totalement ignorer où ils peuvent se trouver (Lukács, 1986b, p. 65).

L’intention initiale de son retour à Budapest fait toutefois rapidement long feu puisque Lukács déclare, avoir « eu tôt fait d’abandonner l’Esthétique de Heidelberg. En 1917, en effet, je me suis tourné vers les problèmes éthiques et j’ai alors laissé tomber ces questions esthétiques. » (Ibid., p. 64) Ce tournant vers l’éthique, dont parle Lukács est l’actualisation d’une question qui est en réalité plus ancienne. Elle s’atteste dans une conférence sur cette question qu’il a présentée à Budapest en avril 1917 devant la Freie

Schule der Geisteswissenschaften [L’École libre des sciences de l’esprit].

La raison de l’abandon définitif de son Esthétique de jeunesse ne fait qu’entériner, selon nous, une décision d’ores et déjà prise auparavant. Sans doute son impulsion finale est-elle redevable à l’événement des révolutions de 1917 en Russie. Hasard du calendrier, la Révolution bolchevique débute dans la nuit du 25 au 26 octobre selon le calendrier julien (celle du 6 au 7 novembre selon le calendrier grégorien), soit la veille même du jour où Lukács dépose sa fameuse malle, avant de partir à Budapest où il dut apprendre la nouvelle de l’insurrection bolchevique à Petrograd, soit encore la veille du jour où M. Weber prononça pour la première fois sa conférence Wissenschaft als

Beruf [La profession et la vocation de savant] à Munich.

Nous ne disposons pas de témoignages précis sur la manière dont Lukács reçut cet événement et lui-même en parle assez peu 4. Il est vraisemblable qu’il la « salua avec

enthousiasme » (Mészáros, 1971, p. 125), tant elle lui procura, comme il l’écrit dans la préface à la réédition de La Théorie du roman en 1962, « une réponse aux questions

4. Les pages qui suivent ont servi de matériau à notre article « De la rupture à la crise : Lukács et la Révolution d’Octobre 1917 » (Charbonnier, 2017) dont nous avons présenté la substance lors d’une communication à la Journée d’étude Miroirs de la révolution russe (1917-2017) organisée le 16 mars 2017 par La Pensée, le Groupe d’études du matérialisme rationnel (GEMR) et la Fondation Gabriel-Péri.

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apparemment insolubles. » (Lukács, 1989b, p. 6 ; t. m.). Il l’évoque dans ses travaux sur Lénine (voir Lukács, 1972 et 1973b, p. 93-96) et surtout dans un article d’hommage à l’occasion de son cinquantenaire pour la revue tchécoslovaque Plamen. Dans cet article, il dit avoir vécu cette époque, « au début comme observateur lointain, plus tard combattant actif, quoique modeste de ce tournant mondial de l’histoire » (Lukács, 1967c, p. 3).

Lorsque survient la révolution d’Octobre toutefois, Lukács n’est pas un militant révolutionnaire ni même un militant politique. C’est un jeune et brillant intellectuel jouissant d’une certaine notoriété dans l’Allemagne cultivée et que la « Grande Guerre » a radicalisé. Lors de ses derniers entretiens du printemps 1971, il précise son état d’esprit du moment : « je n’étais absolument pas prêt à accepter comme idéal le parlementarisme anglais. Mais je ne voyais pas, à l’époque, ce que j’aurais pu mettre à la place. Et c’est de ce point de vue que la révolution de 1917 a été un événement si important : on voyait d’un seul coup surgir à l’horizon l’annonce qu’il pouvait en aller autrement. » (Lukács, 1986, p. 58)

Pour abonder dans ce sens, nous ferons un petit pas de côté en citant le dramaturge allemand P. Ernst (1866-1939) avec lequel Lukács correspondit longuement dans sa jeunesse. Dans un dialogue romancé rédigé fin 1917, le premier attribue les paroles suivantes au second : « Herr von Lukács a attiré l’attention sur la révolution russe et sur les grandes idées qui grâce à elle deviennent réalité. La révolution russe est un événement dont la signification pour notre Europe ne peut même pas encore être pressentie ; elle fait les premiers pas pour amener l’humanité au-delà de l’ordre social bourgeois de la mécanisation et de la bureaucratisation, du militarisme et de l’impérialisme, vers un monde libre, dans lequel l’Esprit règne à nouveau et l’Âme peut au moins vivre 5 ».

Si l’impact de la Révolution bolchevique sur la vision du monde de Lukács est indubitable, c’est à l’influence du syndicalisme révolutionnaire professé par Ervin Szabó (1877-1918) qu’il le doit, lequel radicalise également les positions politiques du philosophe magyar. Personnage décisif, E. Szabó fut un dirigeant actif du mouvement antimilitariste durant la Première Guerre mondiale, un dirigeant intellectuel de l’opposition de gauche dans la social-démocratie hongroise, le traducteur et l’éditeur des œuvres de Marx et Engels en langue hongroise. Il fut, déclare Lukács, « le seul des penseurs hongrois de l’époque [1917-1918] envers qui j’ai une dette sérieuse […] le

5. Cité par Kutzbach, 1974, p. 128-129. Ces paroles relèvent encore du régime intellectuel et discursif de L’Âme

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seul à jouer un rôle dans mon évolution » (Lukács, 1986b, p. 52 et 68). C’est à lui, notamment, qu’il doit la découverte du courant « conseilliste » de la gauche hollandaise (A. Pannekœk, H. Roland-Host) et du syndicalisme révolutionnaire français (G. Sorel), qui l’influenceront de manière importante durant la période qui va de la République des Conseils de Hongrie (1919) à la publication du recueil Histoire et

conscience de classe (1923).

En dépit de cette réponse apportée par la Révolution d’Octobre aux questions que Lukács se posait alors et en dépit du fait que sa politisation se renforce, il n’est pas plus apaisé pour autant, puisque d’autres questions surgissent dans le champ de l’éthique. Ces questions vont en effet dominer, de manière assez éprouvante, la période de transition impulsée par la Révolution d’Octobre, dont son adhésion au Parti des communistes hongrois en décembre 1918, sera la première étape et la seconde sa participation à la République des Conseils, en raison de son intégration dans les instances dirigeantes du PCH, qui le fera définitivement « basculer ».

4.2 | La problématique de l’éthique

L’émergence de la problématique éthique dans la réflexion de Lukács n’a rien d’une simple résurgence. Elle n’est pas plus l’irruption soudaine dans un ciel serein de questions auparavant innommées, mais plutôt de l’affirmation d’une problématique latente, et même séminale, de sa réflexion depuis ses débuts littéraires, que le déclenchement de la guerre a singulièrement accéléré. Dans sa préface à Utam

Marxhoz (1969) Lukács écrit ainsi : « la déclaration de guerre en 1914, puis le

déroulement des hostilités, renforcèrent plus que jamais en moi l’aspiration à une philosophie visant à la transformation du monde. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que, d’une part, les tendances éthiques soient passées au premier plan dans mon orientation intellectuelle […] et que, d’autre part, cette orientation théorique m’ait à nouveau poussé vers Marx. » (Lukács, 1973b, p. 83)

Ce passage au premier plan des questions éthiques, Lukács l’évoque aussi dans son texte pour la revue Plamen, insistant sur la question de l’alternative, sur le fait que « chacun dut alors se poser la question du sens ou de l’inanité de sa vie, et ce, jusque dans sa vie intime. » (Lukács, 1967c, p. 3-4) En relation avec ce point, il insiste sur le problème de la violence et de la non-violence (voir Labica, 2008) et plus exactement sur « le problème de la reconnaissance ou la contestation du droit universel

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d’influencer à l’intérieur comme à l’extérieur la vie des hommes. » (Lukács, 1967c, p. 4) Laissant délibérément de côté l’aspect historico-philosophique de cette alternative, Lukács note que cette question ne fut pas qu’une question historiquement objective : « pour ceux d’entre nous dont le développement en est arrivé à ce carrefour, s’est posée une question de nature personnelle et intime : comment me situer moi-même, du point de vue du sens de ma propre existence, vis-à-vis de cette alternative ? » (Ibid.)

Pour Lukács, la question de l’éthique est celle de l’agir humain, de ses conditions de possibilité et de réalisation. Cette interrogation s’enracine dans ses réflexions littéraires antérieures, et en particulier les travaux autour de La Théorie du roman, y compris les notes et esquisses de son livre sur Dostoïevski 6. Les questions de la morale, des valeurs

et de la politique ne peuvent être pensées séparément, ni même isolées, mais, au contraire, pensées de manière réciproque et étroitement nouées les unes dans les autres.

Le mouvement qui l’anime est double. Il consiste en un approfondissement de la problématique éthique et en une (re)lecture de Marx, lequel mouvement s’est coalisé – au sens propre de ce qui s’unit et se mêle – dans une problématique plus large à dominante politique, à son tour rehaussée par les révolutions russes de l’année 1917. Lukács le dit très clairement : « L’intérêt pour l’éthique m’a conduit à la révolution […] Cet intérêt pour la politique a été en même temps de nature éthique. “Que faire ?” tel a toujours été mon problème essentiel et c’est cette question qui constitue le lien entre les problématiques éthique et politique. » (Lukács, 1986b, p. 71)

Sa radicalisation politique, qui est réelle, ne le porte pas encore au socialisme cependant, à l’égard duquel il maintient des réserves comme l’indique cet extrait d’un article rédigé en 1917, Halálos fiatalság [Jeunesse mortelle] dans lequel il écrit : « l’idéologie du prolétariat, sa compréhension de la solidarité est aujourd’hui encore si abstraite qu’elle n’est pas capable – mise à part l’arme militaire de la lutte de classe – de fournir une vraie éthique, qui embrasse tous les aspects de la vie. » (Lukács, 1970a, p. 116 ; cité par Löwy, 1976, p. 145-146)

Si l’intensité de sa réflexion sur l’éthique ne s’est pas traduite par des écrits dédiés ou « en forme » avant la publication de Taktika és ethika [Tactique et éthique] en 1919,

6. Lukács, 1985b. Voir ce passage des Frères Karamazov, dans lequel l’un des trois frères, Dimitri, s’exprime ainsi : « Que faire, si Dieu n’existe pas, si Rakitine a raison de prétendre que c’est une idée forgée par l’humanité ? Dans ce cas l’homme serait le roi de la terre, de l’univers. Très bien ! Seulement, comment sera-t-il vertueux sans Dieu ? Je me le demande […] En effet, qu’est-ce que la vertu ? Réponds-moi Alexéi. Je ne me représente pas la vertu comme un Chinois, c’est donc une chose relative ? L’est-elle, oui ou non ? Ou bien elle n’est pas une chose relative ? Question insidieuse […] Alors tout est permis ? » (Dostoïevski, 1997, p. 744-745)

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elle a néanmoins fourni la substance de deux « conférences » qui seront publiées dans deux revues importantes de Budapest à cette époque : Huszadik Szazad [Vingtième siècle] et Szabad Gondolat [Libre pensée], au début puis à la fin de l’année 1918, sur lesquelles nous allons désormais nous arrêter un peu.

Authenticité et métaphysique

La première conférence est prononcée devant la Gesellschaftswissenschaftlichen

Gesellschaft [La société des sciences sociales] au début de l’année 1918. Intitulée A konzervatív és progresszív idealizmus vitája [Idéalisme conservateur et idéalisme

progressiste], il s’agit d’une « réponse » à une conférence éponyme présentée quelques semaines plus tôt par son ami B. Fogarasi 7. Ce texte est révélateur de l’état de la

réflexion de Lukács et de ses questionnements à ce moment si particulier de l’histoire européenne, en 1918 entre guerre et révolution.

Lukács commence par opérer une rigoureuse séparation entre « l’authenticité » et la « métaphysique » dans laquelle on peut y déceler un écho de la distinction naguère opérée dans L’Âme et les formes entre la vie, niveau du concret empirique, plan du singulier, et la vie, niveau de l’essence, des questions ultimes, des valeurs suprêmes, plan de l’universel 8. Quelle qu’en soit sa qualité, éthique ou esthétique, « la

caractéristique intrinsèque de l’authenticité est donc l’indépendance totale par rapport à tout ce qui existe » écrit Lukács, de telle sorte que le problème de l’authenticité signifie « chercher à savoir dans quelle mesure les actions peuvent être justes ou injustes, indépendamment de leurs causes et conséquences dans le monde réel ». Toute action porte en elle, c’est-à-dire en son essence, « une structure du “Devoir-être” (Sollen) » et ce Sollen est, en tant que tel et par essence, « toujours de nature transcendante » (Lukács, 1976b, p. 302 et 303).

D’un tel dualisme, Lukács ne déduit aucune position d’indifférence à l’égard de la réalité, mais plutôt un impératif de type catégorique, « que la réalité transcendante

7. Lukács, 1976b. Elle figure en annexe de l’ouvrage que M. Löwy consacre à l’évolution politique de Lukács de 1909 à 1929. B. Fogarasi fut également membre de la Sonntagsgesellschaft [La société du dimanche], un cercle d’amis fondé par B. Balázs et Lukács à Budapest en 1915 et à laquelle participèrent aussi A. Lesznai et L. Fülep (voir Karádi et Vezér, 1985). De cette société naquit ensuite, en 1917, la Freie Schule der Geisteswissenschaften [L’École libre des sciences de l’esprit]. Voir ce qu’en dit Lukács, 1986b, p. 65 sqq.

8. « Il y a donc deux types de réalités psychiques (seelische Wirklichkeiten) : la vie et la vie. Tous deux sont également réels, mais ne peuvent l’être en aucun cas simultanément. Toute expérience vécue humaine contient les deux éléments, mais avec une intensité et une profondeur chaque fois différentes […] Depuis qu’il y a une vie et que les hommes la pensent et veulent l’ordonner, leurs expériences vécues ont toujours contenu cette dualité. » (Lukács, 1974e, p. 16)

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nous apparaisse comme une tâche immédiate, que nous nous sentions tenu de faire descendre à l’instant même le royaume de Dieu sur la terre », ajoutant aussitôt et entre parenthèses que « les mouvements anabaptistes qui suivirent la réforme sont un exemple très instructif de cette possibilité. 9 » Lukács précise enfin que si les églises ont

« en général un caractère conservateur, bien que ce ne soit pas obligatoire, la cause en est leur nature d’institutions, et non leur idéologie transcendante. » (Ibid., p. 304)

Cette remarque conclusive lui permet de faire le lien avec la question plus proprement politique des liens de l’idéologie avec l’éthique. Lukács renouvelle ici le schéma d’une stricte séparation entre deux réalités, l’éthique et la politique, qui semble