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La chute de la République des conseils précipite Lukács dans un exil, dont il ignore évidemment, à cette époque, qu’il durera aussi longtemps. Cet exil involontaire sera toutefois l’occasion d’une grande activité politique et théorique, quoiqu’elle ne donnera pas lieu à beaucoup de publications, comparativement à la décennie suivante (1930). C’est durant sa première partie jusqu’à son arrivée à Moscou en 1930 que Lukács va réellement découvrir Lénine qu’il ne connaissait que très peu, mis à part

L’État et la révolution.

5.1 | L’exil à Vienne en Autriche et le travail clandestin en Hongrie

De 1919 à 1929, Lukács est donc en exil à Vienne en Autriche où il poursuit son travail militant avec de fréquentes interventions en Hongrie dans la clandestinité (voir Lukács, 1986b, p. 95-99). Ces années sont l’occasion d’une intense maturation théorique et politique, puisque Lukács lit abondamment, et en particulier les textes de Lénine. Deux événements sont à mettre en exergue dans cette décennie du premier exil, qui en constituent les deux bornes de son évolution. Son terminus a quo consiste dans la composition durant l’année 1922 d’un recueil de textes, Histoire et conscience de

classe, pour partie composé de textes antérieurs et pour une autre de deux études

« expressément écrits pour ce livre en un temps de loisir involontaire » dixit Lukács dans sa préface, ouvrage qui paraît en 1923 à Berlin (Lukács, 1974d). Son terminus ad

quem, mais insu à l’époque – « secret » dira-t-il ultérieurement –, en 1929 avec les

« Thèses Blum » – son pseudonyme dans la clandestinité – sur la situation politique et économique en Hongrie et sur les tâches du PCH, qu’il est chargé de rédiger pour le IIe congrès du Parti après la disparition soudaine de J. Landler, l’un des dirigeants du

parti et « chef » de la fraction opposée à celle de B. Kun, qui a quant à elle les faveurs du Komintern, en 1928.

Après la chute de la République des conseils (août 1919), Lukács est donc recherché par le nouveau régime hongrois. Passé dans la clandestinité il finit par quitter la

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Hongrie à la fin du mois de septembre pour Vienne en Autriche, où il est arrêté en octobre, et dont le régime de l’Amiral Horty, qui l’a condamné à mort par contumace, demande son extradition. Sur l’initiative de F. Baumgarten, un groupe d’intellectuels, parmi lesquels T. Mann, R. Beer-Hofmann et A. Kerr, intervient en sa faveur auprès des autorités autrichiennes en publiant un appel international dans la presse, qui conduit les autorités autrichiennes à le libérer fin décembre 1919.

Lukács souligne combien les protagonistes de la République des conseils hongrois, et lui le premier, n’étaient pas intellectuellement préparés à assumer les tâches qui leur incombaient, l’enthousiasme remplaçant tant bien que mal le savoir et l’expérience. Il mentionne en particulier « un seul fait, très important ici : nous connaissions à peine la théorie de la révolution de Lénine [et] ses développements essentiels du marxisme en ce domaine. » (Lukács, 1974d, p. 386 ; t. m.) Aussi est-ce à partir de son exil à Vienne qu’il commença l’étude approfondie des travaux de Lénine notamment, en lien naturellement avec l’activité révolutionnaire, Vienne dont Lukács dit qu’elle était à cette époque, un lieu important où se croisaient beaucoup de militants révolutionnaires de toute l’Europe.

Lukács est toujours partagé entre des tendances contradictoires. La première est que, sur le plan international, il demeure convaincu que, en dépit des défaites, la vague révolutionnaire demeure vive en Europe, et que des événements comme le « putsch de Kapp », les occupations d’usine en Italie (le Biennio rosso) la guerre soviéto-polonaise, et l’« Action de mars » en Allemagne, étaient les signes que « la révolution mondiale avançait à grands pas, que bientôt le monde civilisé [Kulturwelt] tout entier allait se transformer totalement. » (Ibid., p. 388)

Ce messianisme se caractérisait par l’élaboration, sur toutes les questions, de « méthodes les plus radicales, en proclamant dans tous les domaines une rupture totale avec les institutions, les formes de vie, etc., issues du monde bourgeois » de telle sorte que puisse se développer une authentique « conscience de classe non falsifiée dans l’avant-garde, dans les partis communistes, dans les organisations communistes de jeunesse. » (Ibid., p. 389) Et comme « exemple typique » de cette tendance, Lukács cite son article « Zur Frage des Parlamentarismus » [Sur la question du parlementarisme] qui paraît en 1920 dans la revue Kommunismus (Lukács, 1968a, p. 95-104) et qui sera sévèrement critiqué par Lénine 1.

1. Ce dernier écrit : « Marxisme verbal […] Il y manque une analyse concrète des situations historiques déterminées ; la chose la plus essentielle (la nécessité de conquérir ou d’apprendre à conquérir tous les domaines du travail et toutes les institutions où la bourgeoisie exerce son influence sur les masses) n’est absolument pas traitée. » (« “Communisme” : revue de l’Internationale communiste pour les pays de l’Europe de l’Est » apud Lénine, 1961b, p. 167-168). On notera au passage la tonalité très gramscienne du propos de Lénine…

La puissance de l’espoir: chronologie bio-bibliographique de György Lukács (-) | 

La seconde tendance est que l’organisation pratique du mouvement communiste, clandestin, en Hongrie après la chute de la République des conseils a induit un changement de son positionnement politique, plus réaliste et plus en phase avec les réalités du terrain. Lukács dit ainsi que si l’on voulait « aboutir à une décision reposant sur des principes corrects, on ne devait jamais, dans la réflexion, en rester à l’existence immédiate [unmittelbaren Tatsächlichkeit], mais s’efforcer constamment de découvrir les médiations lointaines, souvent cachées, qui avaient amené à une telle situation, et surtout de prévoir celles qui probablement en sortiraient, déterminant la praxis ultérieure. » (Lukács, 1974d, p. 390 ; t. m.)

C’est la raison pour laquelle, de manière apparemment paradoxale, Lukács se retrouvait sur les positions de la fraction dirigée par J. Landler et non pas sur celles de la fraction dirigée par B. Kun, qui défendait, sur le plan national (pour la Hongrie), les positions internationales de Lukács. « Landler, dit Lukács se différenciait de Kun sur un point – ce qui explique que je l’ai suivi – il ne bâtissait pas un programme à la seule fin de pouvoir apparaître aux yeux du monde entier comme le leader des communistes ; il n’avait au contraire jamais en vue que les possibilités concrètes de faire renaître le mouvement en Hongrie. » (Lukács, 1986b, p. 103)

C’est durant cette période que Lukács élabore Histoire et conscience de classe qui est publié en 1923 à Berlin. Cet ouvrage est en fait un recueil composé de textes rédigés entre 1919 à 1921 et remaniés pour l’occasion, auxquels s’ajoutent deux études, rédigées en « un temps de loisir involontaire », dont la plus connue est « La réification et la conscience du prolétariat ». Ainsi que le note A. Tosel (1974, p. 922-924), ce livre se présente comme le « haut cri de la rébellion des militants marxistes contre la social- démocratie allemande et son économisme à fondement moral » dans lequel il s’agit « de rendre au marxisme son noyau dialectique. » Et selon Lukács, cet ouvrage constitue à la fois un résumé et une conclusion de son évolution depuis 1918.

5.2 | Un marxisme flamboyant : Histoire et conscience de classe

C’est durant l’année 1922 que Lukács compose réellement l’ouvrage qui lui accordera une si grande notoriété, Geschichte und Klassenbewußstein. Studien über

marxistische Dialektik [Histoire et conscience de classe : études sur la dialectique

marxiste] et qui sera publié au début de l’année 1923. Il s’agit d’un recueil de textes écrits de 1919 à 1921, repris pour l’occasion, auquel il ajoute deux études

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« expressément » rédigées pour ce livre : l’étude, devenue fameuse, sur la réification la conscience du prolétariat qui est au cœur de l’ouvrage tant matériellement que théoriquement et celle sur la question de l’organisation qui le clôt.

Sans nul doute un emblème de la pensée de Lukács, cet ouvrage est également l’un de ses plus connus avec La Théorie du roman. Plusieurs éléments ont concouru à cette exceptionnelle notoriété et contribué à forger la légende d’un livre « maudit » ou « hérétique » du marxisme » selon les affirmations de K. Axelos dans sa préface à la première édition de la traduction française (1960) du livre 2.

Un premier élément, qui pourrait paraître anecdotique près d’un siècle plus tard, réside dans la double et « symétrique » condamnation, la même année qui plus est, de l’ouvrage, tant par le mouvement communiste (Boukharine et Zinoviev) lors du Ve congrès de l’Internationale communiste, que par la social-démocratie allemande

dans sa revue théorique, Die Gesellschaft 3. En quelque sorte auréolé de ce double

opprobre, et pour des motifs finalement assez proches lexicalement du moins (révisionniste, réformiste et idéaliste quoique selon des interprétations divergentes), il est en outre renforcé par le faible tirage du livre, assez rapidement épuisé.

Un troisième élément, le plus important, réside dans la nature même du propos de Lukács, qui est multilatéral et totalisant. Il s’agit d’une intervention simultanément

2. Rappelons que sa traduction française, sur la chronique de laquelle nous aurons l’occasion de revenir un peu plus tard, a été faite sans le consentement de son auteur et publiée contre son avis. Trois textes issus de l’ouvrage ont d’abord été publiés dans la revue Arguments, qui a paru de 1956 à 1962 aux Éditions de Minuit – il existe une édition intégrale en fac-similé qui a été publiée par les soins d’O. Corpet et M. Padova en 1983 aux éditions Privat – et qui a donné son titre à une collection d’ouvrages publiés chez le même éditeur, sous la direction de K. Axelos et dont Histoire et conscience de classe a été le premier titre. Ont donc été publiés : « Qu’est-ce que le marxisme orthodoxe ? » dans le no 3 (avril-mai 1957), « Rosa Luxembourg marxiste » dans le no 5 (décembre 1957) et « Le

phénomène de la réification », qui est la première section de l’étude « La réification et la conscience du prolétariat » dans le no 11 (décembre 1958). En 1957, É. Bottigelli, germaniste, traducteur et membre du PCF, transmet une lettre

de Lukács en date du 29 novembre 1957 protestant contre cette traduction à la rédaction de la revue qui la publie dans son no 5 (Lukács, 1957d). La traduction intégrale de l’ouvrage paraît en mars 1960, suscitant une « déclaration »

de Lukács qui est publiée la même année dans le no 20 de la revue (Lukács, 1960b). Lukács finira par autoriser, huit

ans plus tard la réédition de l’ouvrage en allemand dans le cadre de l’édition de ses œuvres chez Luchterhand (Lukács, 1968a), précédée d’une préface rédigée en mars 1967, traduite en français sous l’intitulé « En guise de postface » dans la seconde édition française de l’ouvrage (Lukács, 1974d, p. 383-417).

3. Non pas, contrairement à ce qu’affirme K. Axelos dans sa préface à la traduction française (apud Lukács, 1974d, p. 4), sous la plume de Kautsky, mais sous celle du philosophe Siegfried Marck dans un article intitulé « Neukritizistische und Neuhegelsche Auffassung der Marxistischen Dialektik » [La conception néo-critique et néo- hégélienne de la dialectique marxiste], qui a paru dans le no 6 de Die Gesellschaft (p. 573-578). C’est l’ouvrage de

K. Korsch, Marxismus und Philosophie également paru en 1923, qui, un peu plus tôt la même année, a fait l’objet d’une recension rédigée par Kautsky dans le n0 3 (p. 306-314) de la revue, une recension qui est d’ailleurs

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philosophique – et à certains égards spéculative –, et politique. De ce point de vue, il nous paraît important de souligner qu’Histoire et conscience de classe s’inscrit pleinement dans la perspective des travaux précédents de Lukács, perspective qu’elle n’annule pas, mais qu’elle élargit et déplace plutôt. Pour le dire de manière schématique, et en jouant sur l’homophonie entre « héros » et « héraut » en français, il s’agit de souligner cette continuité dans l’histoire universelle du monde, où, finalement, le héros de roman cède la place au prolétariat qui en est l’héritier annonçant un nouveau siècle 4. Comme le remarque justement A. Tosel, Lukács cherche à donner

« une dignité philosophique » à la conjoncture révolutionnaire qui se déploie en Europe après la Révolution bolchevique 5 et à véritablement prendre au sérieux la

fameuse thèse d’Engels selon laquelle le prolétariat est l’héritier critique de la philosophie classique, allemande notamment.

De manière typique d’un certain marxisme, et plus exactement du léninisme, il s’agit d’une intervention indissociablement théorique et politique. Aussi l’intention générale de Lukács que souligne bien le complément au titre de son livre 6 est-elle de rendre son

noyau dialectique au marxisme et d’en faire à la fois la pensée et le guide de la révolution qui vient et la base d’une nouvelle civilisation à construire. C’est par conséquent affirmer l’exigence d’une réappropriation de son « essence révolutionnaire, édulcorée par les révisionnismes théoriques et pratiques de la social-démocratie allemande. Autrement dit, le marxisme doit reprendre possession de « sa nature de théorie de la contradiction dialectique qui oppose et identifie l’histoire comme “matière” économique parvenant à la conscience de soi dans les luttes politiques et

4. Il serait à cet égard tout à fait intéressant de relire La Théorie du roman ainsi que les notes de son ouvrage sur Dostoïevski, dont il était l’introduction, sous la récurrence d’Histoire et conscience de classe. Nous en avons tenté une ébauche dans notre étude, qui serait dorénavant à reprendre, sur l’athéisme, « problématique » en effet, de Lukács (Charbonnier, 2000). Voir aussi l’article de H. Rosenberg (1950).

5. L’insurrection spartakiste en Allemagne (décembre 1918-janvier 1919), qui est réprimée dans le sang ; la République des conseils en Hongrie (20 mars-1er août 1919) ; le mouvement des conseils d’usine en Italie

(automne 1919-mai 1920) ; le « Soulèvement de la Ruhr » en réponse au « putsch de Kapp » en Allemagne (mars 1920), également réprimé dans le sang et enfin, toujours en Allemagne, l’« Action de mars » en 1921 laquelle se solda par un échec et suscita une grave crise du Parti communiste allemand qui l’affaiblira pour longtemps.

6. C’est une fâcheuse habitude de maltraiter Lukács et de mal le traduire, nonobstant les difficultés de son idiome signalées par K. Axelos, qui ne peuvent pas tout justifier non plus. Le complément au titre Studien über marxistische

Dialektik est ainsi traduit par « Essais de… ». En ce cas cependant, Lukács aurait alors écrit « Versuche zu… » – et

non pas « Studien über… », « Études sur la dialectique marxiste ». La nuance est plus que subtile et indique le point de vue auquel se place Lukács, qui n’est pas (ou plus) celui d’un essayiste – d’un « tentativiste » – mais d’un militant- théoricien qui vise la systématicité. Sur ce point, voir les remarques de N. Tertulian (2016, p. 353-377).

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idéologiques, et comme “esprit”, c’est-à-dire organisation politique et théorie incarnée se donnant sa réalité matérielle. » (Tosel, 1974, p. 924)

Dans cette perspective, la philosophie marxiste a pour tâche « de comprendre la méthode utilisée par Marx pour produire la connaissance de la société et de l’histoire et les transformer. » Il s’agit de faire prendre conscience au discours théorique (philosophique) de sa nature pratique « à partir même du rapport que la théorie marxiste établit avec son objet, l’histoire. » De la sorte, la philosophie marxiste est « la méthode marxiste parvenue à la saisie de soi, la dialectique se sachant » ce qui a pour conséquence décisive de changer la fonction historique de la théorie qui « se comprend comme conscience d’une situation historique dans laquelle la connaissance de la société devient pour une classe [i. e. le prolétariat] la condition de son auto- affirmation. » En d’autres termes, la philosophie marxiste est, pour Lukács, « conscience de soi d’une classe, élément de la société, qui par cette connaissance de soi parvient à la connaissance correcte de toute la société. » (Ibid. ; n. s.) Lukács retrouve alors les accents du jeune Marx, et notamment celui de la Contribution à la critique de

la philosophie du droit de Hegel (1843), qui définit le prolétariat comme une « classe

aux chaînes radicales, une classe de la société civile-bourgeoise qui n’est pas une classe de la société civile-bourgeoise, d’un état qui est la dissolution de tous les états sociaux » (Marx, 1975, p. 210). La philosophie marxiste se réalise pratiquement dans le prolétariat lequel réalise également pratiquement la philosophie et se délivre alors comme le sujet-objet de la connaissance de la totalité de la formation économico- sociale sociale du capitalisme.

Une intervention multilatérale, simultanément théorique et politique avons-nous dit. Il s’agit en premier lieu de dénoncer la fragmentation du marxisme opérée par la social-démocratie en une synthèse éclectique d’économisme évolutionniste, de sciences sociales positives et d’éthique de type kantien, de lutter contre son abâtardissement en un nouveau « sens commun » de la subalternité et donc de la dépasser dialectiquement. En second lieu, et par voie de conséquence, cette intervention constituée par Histoire et conscience de classe vise-t-elle à restaurer le tranchant du marxisme comme méthode révolutionnaire : non seulement sa dimension historiciste, mais aussi, et surtout, sa dimension dialectique, conçue dans son ascendance hégélienne, d’être la « substance médullaire » du réel, pour ici emprunter à Gramsci. Cette intervention vise enfin à construire une démarcation politique et théorique au sein de la IIIe internationale, selon deux perspectives. D’une

part, pour redoubler la critique adressée à la social-démocratie et, de l’autre, pour fixer un cadre encore une fois théorique et politique d’intervention, dont la

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« méthodologie » est par exemple formulée dans l’étude qui ouvre Histoire et conscience

de classe : « Qu’est-ce que le marxisme orthodoxe ? » 7.

En étroite relation avec cette multilatéralité, l’intervention de Lukács est également totalisante, au double point de vue politique et théorique, avec, pour outils, la dialectique et un mot-pivot, ou un « mot de passe » (A. Tosel), « la réification » (Verdinglichung), un « code » comme pourrait le dire F. Jameson, qui fera la fortune durable d’Histoire et conscience de classe, un ouvrage bien souvent identifié et réduit à ce seul mot. Assurément, la grande force et la grande perspicacité de Lukács ont été d’en saisir le caractère générique et total dans les sociétés capitalistes et plus précisément encore, de saisir que l’essence interne du capitalisme, qui réside dans la fétichisation des rapports humains en rapports entre choses, s’exprime à tous les niveaux de la société, que « le rapport marchand dont la sphère de constitution est l’économique traverse de part en part les autres sphères, induisant partout les relations entre hommes vivants à revêtir le caractère de chose d’une objectivité illusoire » (Tosel, 1974, p. 929).

Cette insistance sur la dialectique pour le marxisme réside en ce qu’elle est dé- réifiante et dé-fétichisante, c’est-à-dire qu’elle saisit la contradiction interne de la réification, qu’elle sait que sous l’objectivité gît le mouvement et le processus, que sous la parcellisation et l’autonomisation gît la totalité. Il s’ensuit que le marxisme est la critique de cette objectivité réifiée, au nom d’une autre idée de l’objectivité, processuelle et donc historique, dialectique et donc totalisante, ou bien encore d’une objectivité comme étant de manière indissociable, un processus totalisant et une dialectique historique.

Dans Histoire et conscience de classe, Lukács fait de la réification et de sa généralité (ou plutôt de sa généralisation par le fétichisme de la marchandise) le maître-mot théorique et pratique du capitalisme, son « code-maître » selon l’expression de F. Jameson. Du coup, et comme A. Tosel le signale fort justement, la réification fonctionne comme un « mot de passe » qui permet en effet à Lukács de passer d’une analyse des conditions matérielles de la société capitaliste à celle de ses formes de conscience théorique et philosophique et de circuler des unes aux autres et