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Une trajectoire d’exploitation contrainte par la disponibilité en main d’œuvre

2 Partie : Stratégies des producteurs et processus de décision

2.3 Décision stratégique pour l’accès à la mécanisation

2.3.3 Une trajectoire d’exploitation contrainte par la disponibilité en main d’œuvre

Les enquêtes montrent la persistance d’une trajectoire unique de développement des exploitations malgré un contexte qui a évolué : suppression des dernières subventions aux intrants, restriction forte sur le crédit d’équipement en traction animale, dévaluation du FCA en 1994, accélération de l’installation des migrants, etc. Sauf pour celles disposant de ressources monétaires non agricoles (commerçants, retraités,…), pour les quelques éleveurs peuls, largement minoritaires dans les villages, ou pour certains villages bénéficiant d’avantages comparatifs (bas-fonds ou périmètres irrigués), la très grande majorité des exploitations continue, comme par le passé, à fonder leur développement sur l’introduction du coton et le passage à la culture attelée. Cependant toutes les exploitations ne peuvent accéder à la mécanisation (traction animale ou tracteur) et certaines restent bloquées à un stade donné de développement en fonction principalement de leur disponibilité en main d’œuvre et de leur accès au foncier.

Une enquête menée en 2000 (Pigé), s’appuyant sur les approches développées par les agronomes de Paris-Grignon, reprend les éléments du diagnostic sur les exploitations et met en évidence plusieurs stades de développement de l’exploitation qui s’inscrivent dans une trajectoire unique de développement. Les trois stades identifiés sont :

Le stade N (non équipé, 65% des exploitations dont la moitié sans coton, incluant les exploitations de type NP, NL et ND de la figure suivante), pour lequel les exploitations sont fortement contraintes au moment des mises en culture ; leur principale stratégie consiste donc, une fois l’autosuffisance alimentaire assurée, à essayer de dégager des revenus grâce à la culture du coton pour acquérir une force de traction animale (le plus souvent une paire de bœufs) et un outil de mise en culture (le plus souvent une charrue).

Le stade A (attelée en cours d’équipement, 20% des exploitations, incluant les

exploitations de type AM, AF et AD de la figure suivante), pour lequel les exploitations disposent d’une autonomie au moment des mises en culture, mais sont fortement contraintes par l’entretien des cultures ou les charges de transport ; l’autosuffisance est généralement atteinte et leur principale stratégie consiste à dégager des revenus pour acquérir des équipements dont l’absence pèse sur le fonctionnement : deuxième outil de travail du sol (sarcleur, butteur), matériel de transport, deuxième paire de bœufs.

Le stade E (équipement complet, 15% des exploitations, incluant les exploitations EM, EF, ED, ET, EE et EI de la figure suivante), pour lequel les exploitations sont affranchies des principales contraintes d’équipement et peuvent donc développer différentes stratégies d’utilisation de leurs revenus : poursuivre la dynamique d’équipement pour augmenter les surfaces cultivées (tracteur notamment), épargner dans la constitution d’un troupeau bovin, améliorer l’habitat, investir dans d’autres activités (moulin, commerce,…).

La trajectoire exposée s’inscrit dans le cycle de vie de l’exploitation, dans la mesure où l’acquisition de nouveaux matériels se réalise progressivement. Cependant elle n’est pas superposable à ce concept car toutes les exploitations n’accèdent pas à la mécanisation, et encore moins au stade « équipement complet ». D’autre part, la trajectoire n’est pas univoque, loin s’en faut. La perte des animaux de trait est un évènement fréquent qui est vécu par le producteur comme une difficulté majeure, voire un drame, et une proportion non négligeable de producteurs n’arrive pas à rembourser les emprunts liés à leur tracteur qui leur est alors retiré.

Fig 3 : Types d’exploitation et trajectoire de

développement des exploitations (Pigé 2000)

Développement du coton, début d’immobilisation des revenus

ND :

non équipés, dégageant des revenus suffisants pour aller vers la culture attelée Acquisition

d’une paire de bœufs et d’une charrue

AM : AF :

Forte contrainte de main d’œuvre Forte contrainte foncière

pesant sur les résultats de l’exploitation pesant sur les résultats de l’exploitation

AD :

acquisition rapide de l’équipement complet

grâce à une main d’œuvre suffisante et un foncier disponible équipement complet,

foncier et main d’œuvre disponible valorisée au mieux

EM : EF :

main d’œuvre limitante compensée main d’œuvre devenue trop nombreuse par un capital de départ ou l’aide de parents par rapport au foncier disponible

ED :

main d’œuvre et foncier non limitant, possibilité de développer une épargne,

en particulier dans l’élevage excédents monétaires

importants

augmentation de la capacité d’investissement

EE :

Présence d’un troupeau d’élevage important

ET : EI :

acquisition d’un tracteur diversification

par investissement

Eventualité d’une

régression de l’exploitation par perte d’un animal ou d’un équipement

NP :

non équipés,

précarité durable

(foncier ou main d’œuvre limitant)

NL :

non équipés,

autosuffisants, non limités dans leur développement.

2.3.4 Impacts de la mécanisation sur le travail, la productivité et les revenus

Le travail

La mécanisation en Afrique, dans les situations où le foncier n’est pas limitant, induit ainsi une augmentation du travail comme le montre le tableau suivant.

Tab. 7 : Charge en travail total, par hectare et par personne, en fonction du niveau de mécanisation. Données : campagnes 90/91 et 91/92.

Travail en jour 1 Tracteur Au moins 2 paires de bœufs 1 paire de bœufs Culture manuelle Travail total

Travail sans récolte Travail total/pers. Travail sans récolte/pers Travail total/ha

Travail sans récolte/ha

2732 1452 88 47 79 42 1364 852 89 56 86 54 767 470 77 48 83 51 318 225 40 28 84 59 Les temps de travaux totaux par unité de surface restent relativement stables, quelque soit le niveau de mécanisation car les journées supplémentaires nécessaires pour récolter les champs des exploitations équipées compensent le temps économisé lors des phases précédentes. Par contre, la charge en travail par personne croît fortement quand le paysan passe de la culture manuelle à celle attelée car nombre de tâches restent manuelles. Elle augmente à nouveau quand il acquiert une deuxième paire de bœufs et se stabilise quand il se motorise. Pour couvrir ce besoin en main d’œuvre, les femmes et les enfants sont de plus en plus sollicités. Alors qu’habituellement les femmes assurent les travaux de semis et de récolte, elles doivent maintenant participer aux phases de sarclage et d’épandage des engrais. Les enfants sont mobilisés pour les épandages, les récoltes, et la garde des animaux.

On peut d’ailleurs s’interroger sur l’évolution de la productivité du travail en milieu paysan. S’il est indéniable que la production par personne s’est notablement accrue (extension des superficies par personne, amélioration des rendements), le temps de travail par individu a également considérablement augmenté comme le montre le tableau précédent, obérant d’autant sa productivité. De plus, une analyse sur un pas de temps plus long, montre qu’au cours de ces dernières décennies, la période agricole s’est également allongée : la récolte du coton (culture nouvelle) s’effectue jusqu’en novembre/décembre alors que celle des céréales (cultures traditionnelles) s’arrête en octobre/novembre, l’activité d’élevage nécessite maintenant de prodiguer des soins aux animaux toute l’année, etc. Bien que les données collectées ne permettent pas de se prononcer sur le sujet, il est hautement probable que la production par jour de travail a régressé sur le long terme, ce qui serait conforme au schéma développé par Boserup (1970).

Les revenus

Tab. 8 : Marge brute sur produits végétaux et revenu monétaire agricole, en FCFA, en fonction du niveau de mécanisation. Données : campagnes 90/91 et 91/92.

1 Tracteur Au moins 2 paires de bœufs 1 paire de bœufs Culture manuelle Revenu monétaire agricole FCFA

Revenu mon. agric. FCFA/ha Revenu mon. agric. FA/pers. Revenu mon. agric. FCFA/j

1.018.000 29.000 33.000 372 436.000 27.000 29.000 320 312.000 34.000 32.000 407 71.000 19.000 9.000 223

Le revenu monétaire est calculé sur la base des flux financiers de l’exploitation et l’autoconsommation n’est pas valorisée.

Le revenu monétaire agricole s’accroît fortement avec le niveau de mécanisation justifiant l’engouement pour la traction animale ou la motorisation. Mais force est de constater que si le revenu monétaire par personne s'accroît à partir du moment où le paysan dispose d'une paire de bœufs, il n'évolue guère quand l'exploitation possède plusieurs attelages (absence d’économie d’échelle) ou quand celle-ci est motorisée (difficulté à rentabiliser les équipements lourds). Ces remarques sont encore plus vraies quand on ramène les calculs au nombre de jours travaillés. Certes les enquêtes menées portent sur un faible échantillon d'exploitations et donc ne peuvent prétendre à une représentativité statistique. D'autres études, pourtant, tendent à identifier des tendances similaires, même si en valeur absolue, les montants dégagés par personne ne sont pas toujours identiques à ceux qui ont été calculés lors de nos enquêtes (Bigot et Raymond 1991, Pingali et al. 1988).

Dans un contexte où le revenu par personne n’augmente pas lors du passage au deuxième attelage ou à la motorisation, la gestion de la répartition des revenus au sein de la famille est primordiale. Pour assurer les travaux agricoles et pour rembourser les emprunts du tracteur, ces grosses exploitations ont besoin de conserver une main d’œuvre familiale importante. Les dépendants adultes, souvent mariés, n’acceptent de rester sous l’autorité du père ou du fils aîné que s’ils peuvent bénéficier d’une part équitable du revenu agricole et, d’une manière plus large, s’ils participent aux grandes décisions. C’est ainsi que les grandes exploitations les plus performantes ont souvent mis en place une organisation du travail originale permettant de partager les responsabilités, de discuter les orientations de l’exploitation, de décider des grandes dépenses relatives à la famille et à l’exploitation. Dans le cas contraire, la mésentente entre membres peut s’installer et ainsi provoquer l’éclatement de l’exploitation par le départ de certains dépendants.

Encadré 5 : L’innovation, un construit social ?

Analyser les processus d’innovation, c’est se placer au cœur du changement et des déterminants du changement, à l’interface entre le producteur et la société. Schumpeter (1935) définit l’innovation comme la combinaison nouvelle de facteurs de production qui peut s’exprimer par la confection d’un nouveau produit, une nouvelle manière de produire, la construction de nouveaux débouchés, ou l’accès à de nouvelles ressources. En accord avec cette définition, il est classique de dire que l’innovation se distingue de l’invention et qu’elle peut être de nature variée : technique, économique, organisationnelle, sociale, etc. De manière plus précise elle est généralement composite : toute innovation technique va le plus souvent avec une innovation organisationnelle dans laquelle on pourrait dire qu’elle est enchâssée. Elle peut se greffer sur des systèmes anciens ou constituer des ruptures, être d’origine exogène et portée par le monde des techniciens, ou endogène et portée par le monde des paysans. Elle peut émerger dans des contextes très divers et elle ne se comprend qu’en analysant la société globale et le contexte dans lequel elle se développe. Elles ont une histoire : elles naissent et meurent. Les innovations sont donc des instruments de stratégies pour atteindre des objectifs ou conforter des positions de certains acteurs, et sont des enjeux de pouvoir et de négociation au sein de la société. Olivier de Sardan (1993) illustre bien la complexité du phénomène par la définition suivante « une greffe inédite, entre deux ensembles flous, dans une arène, via des passeurs ».

Rogers (1983) montre l’attitude différente des producteurs face au changement et élabore une typologie des innovateurs (les novateurs non intégrés, les dynamiques et leaders d’opinion, les attentistes, les marginalisés). Il montre que la diffusion de l’innovation est non linéaire et considère qu’elle correspond à une courbe en S avec en abscisse le temps et en ordonnée le nombre d’adoptants. Mais ce modèle diffusionniste ne prend pas en compte le fait que les conditions, liées à l’exploitation ou à l’environnement de l’exploitation, favorisant ou défavorisant l’innovation, ne sont pas les mêmes pour tous. Mendras et Forsé (1983) quant à eux, proposent cinq facteurs permettant d’évaluer l’adoptabilité des innovations à savoir : l’avantage relatif apporté par l’innovation par rapport à la situation initiale, sa compatibilité par rapport au système en place, sa plus ou moins grande complexité, son essayabilité dans le contexte de l’acteur concerné, son observabilité chez autrui. Ces facteurs traduisent une prise en compte du degré de complexité et du niveau de risque par les producteurs. Darré (1996) accorde une grande importance aux échanges et débats au sein de groupes de producteurs pour expliquer les dynamiques d’innovation. Olivier de Sardan (1998) insiste sur les porteurs sociaux qui occupent une place plus ou moins reconnue dans la société locale et par lesquels transite l’innovation. De même l’innovation adoptée produit des effets indirects et généralement différés sur la structure sociale locale en servant certains intérêts et en contrariant d’autres : elle peut donc consolider la structure sociale en place ou au contraire favoriser une redistribution des cartes.

Chauveau et al. (1999) indiquent que (i) l’offre et la demande d’innovation sont construites sur des interactions entre les acteurs autour d’enjeux techniques, (ii) les innovations cheminent à travers des réseaux composites tenant compte de l’hétérogénéité des unités socio-économiques, (iii) les relations entre innovation et environnement économique, social et politique montrent que les processus ne sont pas linéaires.

Ces interrelations complexes entre acteurs amènent à parler d’un « système d’innovations » qui peut être « défini comme un réseau d’organisations, d’entreprises et d’individus produisant de nouveaux produits, de nouveaux processus, ou de nouvelles formes d’organisation mis en œuvre dans des activités économiques, et incluant les institutions et les politiques qui affectent leurs comportements et leurs performances » (World Bank 2006).