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2 Partie : Stratégies des producteurs et processus de décision

2.1 Les fondements théoriques de l’exploitation

Le modèle

A partir de travaux menés dans les années 70 et 80, Marshall et al. (1994) ont formalisé la représentation systémique de l’exploitation en insistant sur le couple exploitation-famille car les décisions prises au niveau de l’exploitation prennent en compte les objectifs de la famille et non pas du seul chef d’exploitation. La définition d’un tel Système Exploitation Famille (SEF) prend en compte les activités non-agricoles des membres de la famille et peut nécessiter de se pencher sur les interactions entre les différents membres qui la composent pour comprendre comment s’élabore le projet familial. En rupture avec l’approche analytique de l’exploitation, elle consiste à considérer que l’exploitation n’est pas la simple juxtaposition d’ateliers de production, de moyens et de techniques.

Conformément à la théorie de Le Moigne (1977) sur la représentation canonique des systèmes complexes, Brossier et al. (1997) distinguent trois sous-systèmes définissant le système d’exploitation : le système décisionnel, le système de mémorisation et d’information, et le système opérant.

Fig 1: Les sous-systèmes du système d’exploitation agricole, d’après Brossier et al., 1997

Le système de finalités exprime les aspirations et orientations à long terme à propos du fonctionnement de l’exploitation. Il représente le projet de la famille. Le système de pilotage est le lieu des prises de décision et de la définition des stratégies. On distingue les décisions stratégiques qui engagent l’exploitation sur un pas de temps long (investissement, choix de spéculations, etc.), des décisions tactiques qui s’expriment sur un cycle de production (conduite d’une culture, organisation d’un chantier, etc.). Le système de mémorisation et d’information permet la conduite des processus sur la base d’indicateurs (état, impact, etc.) portant sur les pratiques les plus importantes. Le système opérant est le lieu de mise en œuvre des processus biotechniques et économiques. En reprenant ce modèle à trois étages, on constate que les approches systémiques présentées dans le paragraphe précédent se sont surtout intéressées à analyser le système opérant, et très peu le système de pilotage et celui d’information.

Ce modèle SEF permet d’analyser le fonctionnement de l’exploitation agricole, appréhendé comme un enchaînement de prises de décision, dans un ensemble de contraintes et en vue d’atteindre des objectifs, qui régissent des processus de production caractérisés par des flux divers (monnaie, matière, information, travail), au sein de l’exploitation et avec l’extérieur. Il permet d’intégrer les trois fonctions économiques de l’exploitation agricole, à savoir la production, la consommation et l’accumulation, et d’analyser les arbitrages permanents et

Syst. décisionnel Syst. de

finalités de la famillle Syst. de pilotage d’autres activités Syst. de pilotage de l’exploitation Syst. d’information Syst. opérant (processus) Situation Environnement Atouts Contraintes

difficiles entre un niveau de consommation acceptable pour la famille, un prélèvement destinés aux besoins de fonctionnement de l’exploitation, et la capitalisation afin d’accroître le patrimoine. En fonction de la phase du cycle de vie de l’exploitation, le producteur et sa famille privilégiera l’une ou l’autre des fonctions. Dans une première étape, la priorité est donnée à la construction de l’appareil productif9, dans une deuxième étape les équilibres entre production et consommation sont plus faciles et petit à petit les possibilités de capitalisation s’accroissent, dans une dernière phase le producteur peut réduire son activité et utiliser son capital pour préparer sa sortie de l’activité agricole.

Les définitions de l’exploitation

Ce modèle SEF permet également de rendre compte de la multiplicité des centres de décision au sein de l’exploitation en intégrant la famille comme élément du système influant sur les choix. Mais il ne rend qu’imparfaitement compte de la complexité possible de l’exploitation. Notamment, en Afrique les unités de production, consommation et accumulation ne se superpose pas forcément au sein d’un ménage réduit à un couple et ses enfants. Gastellu (1980) l’a parfaitement montré et rajoute que l’unité de résidence ne s’impose pas systématiquement. Ces unités s’emboîtent et/ou se recoupent avec les structures sociales (ménage, famille, lignage, clan, etc.) dans le cadre de sociétés patrilinéaires ou matrilinéaires. Il propose donc un travail préalable pour repérer et définir ces unités avant de conduire des enquêtes, en se fondant sur (i) l’identification des centres de décision, (ii) l’analyse des dénominations vernaculaires, et (iii) l’étude des solidarités entre individus et entre groupes. Dans ce contexte la définition de l’exploitation agricole est sujette à débat et donne lieu à de multiples définitions, centrées soit sur les acteurs (chef d’exploitation, dépendant, lignage, etc.), sur les ressources (terre, bâtiment, etc.), ou sur les relations entre acteurs et ressources. Par exemple, en économie, l’exploitation agricole est appréhendée comme une unité de production agricole qui combine et utilise des facteurs de production pour produire des biens et des services en vue de réaliser les objectifs fixés par l’agriculteur et sa famille. En sociologie, Schwartz (1985) analyse la grande diversité de l’organisation du travail, de la répartition des activités, de la distribution des terres dans les familles du Togo. Il propose alors des découpages variables suivant les régions pour identifier l’exploitation agricole, allant de l’individu à la famille élargie composée de plusieurs ménages vivant dans la même concession avec des dépendants (hommes ou femmes) qui disposent d’une autonomie plus ou moins grande pour mener à bien leurs activités agricoles et non agricoles. Une des définitions que j’ai souvent utilisée, car opérationnelle pour repérer les exploitations, est centrée sur les individus : « L’exploitation agricole est l’ensemble des personnes travaillant régulièrement sur au moins un champ commun sous la direction d’un responsable » (Billaz 1982). Elle s’apparente donc au concept d’unité de production en donnant un poids particulier aux acteurs.

La notion d’exploitation agricole doit être également revisitée dans les situations, de plus en plus fréquentes, où les actifs qui la composent, développent d’autres activités non-agricoles pour subvenir à leurs besoins. Le concept de système d’activités devient alors opératoire, notamment quand les activités non-agricoles prennent le pas sur celles de nature agricole (Paul et al. 1994). Cette notion d’exploitation agricole est également reprise actuellement notamment pour mieux prendre en compte l’insertion de l’exploitation dans son environnement. Par exemple, Gafsi (2006) évoque, en plus du capital physique, humain, et financier, l’importance du « capital naturel » et du « capital social » de l’exploitation

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Pour les exploitations très contraintes, développant des stratégies de survie, comme cela peut être le cas dans les pays du Sud, la phase de construction du capital d’exploitation peut ne jamais exister.

montrant que leur utilisation et leur accumulation s’inscrit dans une dimension collective qui repose sur des coopérations et des coordinations.

2.1.2 Le comportement adaptatif du producteur

Les rationalités

Les réflexions antérieures montrent l’importance de la définition des objectifs du producteur et de sa famille pour comprendre et analyser l’exploitation agricole. Dans la théorie économique néoclassique, l’homo economicus est rationnel dans ses préférences et dans ses actes et cherchera à maximiser sa fonction d’utilité, souvent ramenée à la maximisation du profit. Elle fait l’hypothèse que l’individu est complètement informé des tenants et aboutissants de ses actions et est complètement sensible aux modifications de son environnement. Cette simplification a été fortement critiquée car elle ne permet pas de décrire correctement la réalité des comportements des agents économiques.

March et Simon (1964) rejettent cette rationalité absolue qu’ils appellent substantive et définissent le concept de rationalité limitée. Les individus et les organisations ont des objectifs plus ou moins explicites et plus ou moins cohérents. Ces objectifs sont influencés par les valeurs de l’environnement et ils évoluent au cours du temps. Ces acteurs disposent d’une information limitée et leur choix s’arrête sur une solution qui leur paraît satisfaisante par rapport à leurs objectifs et à la perception de leur situation car la quête du meilleur choix serait trop coûteux. Plus tard Simon (1981) complète son analyse et considère que cette rationalité doit être qualifiée de procédurale puisque les acteurs utilisent des procédures pour identifier et construire une solution acceptable par un processus heuristique qui intègre des éléments réfléchis, intuitifs ou émotionnels. Elle est adaptative car l’individu s’adapte à son environnement à partir d’enseignements découlant de ses expériences antérieures, souvent par un jeu d’essais et d’erreurs.

Le modèle

Mobilisant ce courant de recherche et ceux issus des théories de l’organisation, l’équipe INRA de Dijon (Brossier, Chia, Marshall et Petit, 1997) formalise dans les années 70 la théorie du comportement adaptatif qui postule la cohérence entre les objectifs des producteurs et les moyens dont ils disposent. Le système exploitation-famille est doté d’au moins un projet identifiable, défini comme «un ensemble complexe d’objectifs plus ou moins hiérarchisés et non dépourvus de contradictions, susceptibles d’évolution ». Il est rarement complètement explicite et il est porté par la famille. Le projet inclut des objectifs pour l’exploitation agricole à court et long terme. La situation est l’ensemble des facteurs, contraintes et atouts, qui conditionnent les possibilités d’action des acteurs. Ces facteurs sont plus ou moins maîtrisables par ces derniers, le degré de maîtrise étant fonction de la nature du facteur mais aussi de la perspective à court ou long terme pour influer sur celui-ci. Mais ce qui importe et ce qui permet d’éclairer les comportements, c’est la perception que les producteurs ont de leur situation et qu’il est possible de confronter à la perception que peut en avoir un acteur extérieur, comme un conseiller. Cette perception est une approximation car nul ne peut disposer de toute l’information nécessaire à l’action, ni même expliciter tous ses objectifs, et encore moins prévoir les conséquences de ses décisions sur sa situation. En fonction du projet et donc de ses objectifs, le producteur élabore des décisions et agit. Les actions entreprises vont engendrer un processus de double adaptation. D’une part elles induisent un changement de la situation en influant sur les facteurs de l’environnement, et ce en cohérence avec les objectifs du producteur. D’autre part, elles modifient les finalités du système dans un

processus d’adaptation permanente en fonction des résultats obtenus et de l’expérience accumulée.

Fig 2 : Modèle du comportement adaptif, d’après Brossier et al., 1997

Ce cadre d’analyse est cohérent avec l’approche stratégique de l’acteur, comme défini par Crozier et Friedberg (1977). L’acteur est rationnel par rapport à sa représentation de la situation, à ses préférences, aux opportunités, aux contraintes et au comportement des autres. La théorie du comportement adaptatif est pertinente pour comprendre les stratégies des producteurs et notamment l’adéquation entre les objectifs et les moyens mobilisés, sans porter un jugement sur les résultats obtenus. Elle implique une étude approfondie des pratiques des producteurs pour la mise en œuvre des processus biotechniques et économiques. Elle rencontre cependant un certain nombre de limites. Telle que présentée, elle n’est pas suffisante pour comprendre les dynamiques de changement et d’innovation qui font appel à des mécanismes plus complexes, incluant des interactions avec d’autres acteurs. Elle ne rend pas compte de l’insertion des producteurs dans une communauté rurale ou professionnelle qui peut influer sur sa représentation de la situation, sur la définition de ses finalités et donc sur son comportement.

2.1.3 La décision au sein de l’exploitation

Il est apparu important de mobiliser les apports de l’économie et de la sociologie, et de s’approcher des sciences de gestion pour mieux comprendre les processus de décision au sein de l’exploitation, sachant que la décision balance toujours entre le calcul et l’inconscient de l’individu, et entre ce qui relève de l’individuel et du social (Desjeux, 1993). Dans le cadre de mes recherches, il ne s’agit non pas tant de comprendre les processus cognitifs en jeu dans leurs dimensions psychologiques, notamment en prenant en compte la personnalité de l’acteur, mais plutôt de concevoir des cadres de représentation des phénomènes en jeu permettant de poser des diagnostics utiles pour l’aide à la décision. Le producteur a de bonnes

raisons de faire ce qu’il fait. Mais comment prend-t-il ses décisions et comment peut-on l’aider à les construire ?

Tout en s’inscrivant dans le cadre de la rationalité limitée et procédurale définie par Simon (1964 et 1981), il est nécessaire d’envisager plusieurs niveaux de décision.

Le premier niveau est celui des décisions globales au niveau familial qui font référence aux finalités et au projet du système exploitation-famille.

Le deuxième niveau est celui des décisions stratégiques qui concernent l’orientation de l’exploitation sur le long terme (choix des activités, définition des investissements, etc.). Dans ce cadre là, la théorie du comportement adaptatif permet d’apporter des éléments importants de réponse au questionnement. La décision se construit sur la base d’une expérience accumulée et d’échanges avec les acteurs de l’environnement (autres producteurs, conseillers, etc.) dans le cadre d’un processus heuristique. Soler (1989) signale que « que le comportement stratégique en avenir incertain consiste moins à programmer à l’avance les décisions qu’il faudra prendre dans le futur que de s’assurer que les décisions prises en temps réels convergent pour construire le devenir de l’entreprise ».

Le troisième niveau est celui de l’articulation des décisions stratégiques et celles tactiques. Ne pouvant pas envisager en permanence les conséquences d’une décision prise pour un élément du système, la conduite d’une culture par exemple, sur l’ensemble du fonctionnement de l’exploitation, le producteur structure la représentation de son exploitation autour de grands modules faisant l’interface entre le pilotage stratégique prenant en compte la globalité de l’exploitation, et la gestion opérationnelle de ses cultures et de ses troupeaux. Dans ce contexte le producteur gère de manière indépendante les modules et simplifie ainsi les procédures de choix. « La mise en cohérence des modules au regard de la stratégie s’opère par la définition de plages de contraintes dans lesquelles ces modules doivent être mis en œuvre ; la planification s’opère moins par un programme d’actions que par la définition de contraintes que le producteur s’oblige à respecter » (Hemidy et al. 1993).

Le quatrième niveau est celui des décisions tactiques qui concernent l’adaptation des pratiques aux conditions du moment. Les situations de gestion s’inscrivent alors dans des pas de temps plus courts, souvent la campagne agricole, sont plus structurées avec une incertitude plus faible. Le concept du modèle d’action est alors mobilisé pour rendre compte du processus de décision (Sebillotte et Soler 1990), notamment pour la conduite des cultures et des troupeaux sur un cycle de production. Sur la base d’objectifs liés à l’activité, le producteur mobilise un programme prévisionnel, dispose d’un corps de règles définissant les décisions à prendre, et d’un ensemble d’indicateurs pour déclencher une action et évaluer son résultat. Ce modèle d’action est propre à chaque individu, construit à partir de son expérience et n’a de valeur que dans le milieu où il a été construit. N’étant ni explicite, ni formalisé, sa description nécessite des entretiens avec le producteur pour le révéler.

Un dernier niveau pourrait être celui des décisions opérationnelles prises au jour le jour, encadrées par celles d’ordre tactique.

Ce cadre d’analyse m’a été utile pour mener mes travaux en me focalisant sur l’analyse des décisions tactiques et stratégiques qui sont révélatrices du fonctionnement de l’exploitation agricole.