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2 Partie : Stratégies des producteurs et processus de décision

2.2 Décision tactique pour conduire la culture cotonnière

2.2.2 Des décisions complexes pour conduire la culture cotonnière

Si l’analyse des pratiques permet de mettre en évidence certaines contraintes auxquelles le producteur est confronté et de dégager les stratégies qu’il met en œuvre, elle ne permet qu’imparfaitement de comprendre comment il opère ses choix et de déterminer ce qui l’amène à privilégier certaines options plutôt que d’autres. S’impose donc une analyse des processus de décision de l’exploitant. Dans le cadre de mes travaux, je me suis intéressé à cette question au travers de la culture cotonnière car d’une part elle est une production importante dans le cadre des systèmes de production étudiés, et d’autre part la vulgarisation agricole consacre une partie importante de ses efforts pour promouvoir son développement à travers des recommandations standards.

Les modèles d’action

La connaissance des modèles d’action fournit une base d’interprétation des pratiques observées. Elle permet de combiner un diagnostic externe sur la base de l’analyse des pratiques au regard des références de l’expert et un diagnostic interne sur la base d’une analyse des résultats perçus par le producteur en regard de ses objectifs.

Le modèle d’action s’ancre dans les théories de la psychologie cognitive qui étudie les grandes fonctions psychologiques de l’être humain que sont la mémoire, le langage, l’intelligence, le raisonnement, la résolution de problèmes, etc. Elle part du principe que l’étude du comportement permet de comprendre les représentations et les processus mentaux. En agriculture, le modèle d’action a surtout été développé pour analyser l’organisation du travail dans le cadre de systèmes de culture ou de systèmes fourragers. Le modèle d’action se compose « (1) d’un ou plusieurs objectifs généraux qui définissent le terme vers lequel convergent les décisions de l’agriculteur, (2) d’un programme prévisionnel et des états-objectifs intermédiaires qui définissent des points de passage obligés et des moments où l’agriculteur pourra faire des bilans en vue de mesurer où il en est de la réalisation de ses objectifs généraux ; se trouvent ainsi fixés les indicateurs qui serviront aux décisions, (3) d’un corps de règles qui, en fonction d’un champ d’évènements perçus comme possibles par l’agriculteur, définit pour chaque étape du programme, la nature des décisions à prendre pour parvenir au déroulement souhaité des opérations et la nature des solutions de rechange à mettre en œuvre si, à certains moments, ce déroulement souhaité n’est pas réalisable » (Sebillotte et Soler 1990). Selon Aubry (1995), le modèle d’action prend en compte une dimension diachronique (arbitrage au cours de la campagne) et une dimension synchronique (arbitrage à un moment donné). L’analyse des pratiques permettent de définir une série de règles, comme les règles d’enchaînement qui définissent l’ordre de succession des opérations culturales sur chaque parcelle, des règles de déclenchement et de fin d’opération pour un ensemble de parcelles, des règles d’arbitrage entre cultures, des règles d’arbitrage entre opérations, et des règles d’arbitrage entre parcelles. Ces règles sont dépendantes d’un découpage du temps en périodes.

Dounias (1998) a conduit une thèse en zone cotonnière au Nord-Cameroun montrant que le concept de modèle d’action portant sur l’organisation du travail s’applique à la situation des producteurs de coton avec comme particularités que (i) l’exploitation comprend plusieurs membres gérant des parcelles et pouvant mobiliser des règles différentes, (ii) les décisions et arbitrages portent sur l’ensemble des cultures et pas seulement sur la culture cotonnière, et (iii) la période clé correspond à la phase de préparation des terres/semis/premier sarclage. Elle

met en évidence un enchaînement type pour tous les producteurs : (1) implantation par un semis direct ou après labour des parcelles de céréales précoces et d’arachide, (2) implantation par un semis direct ou après un labour des parcelles de cotonnier, (3) implantation après un labour des parcelles de céréales tardives, éventuellement de cotonnier, et d’autres cultures. De même manière générale les installations sont prioritaires sur les sarclages, et l’installation des cultures vivrières sont prioritaires en début de cycle et celles de cotonnier à partir d’une date-seuil. Cependant il existe une grande variabilité entre producteurs en fonction de la disponibilité en main d’œuvre et en équipement de traction animale, mais aussi en fonction du statut du producteur au sein de l’exploitation (chef d’exploitation, femme, ou jeune) ou au sein de la communauté (ethnie). Ainsi l’auteur établit une typologie des modèles d’action en fonction de règles d’arbitrage entre cultures pour l’implantation et le premier sarclage et en fonction de modalités d’implantation du cotonnier. Cette typologie peut-être reliée avec une typologie des exploitations sur la base d’un croisement entre la disponibilité et les besoins en main d’œuvre et équipement pour la réalisation des travaux d’installation des cultures et de sarclage.

Savoirs paysans, règles et indicateurs pour gérer les intrants

Dans le cadre de mes recherches, j’ai porté l’effort sur la compréhension des prises de décision portant sur l’utilisation des intrants en culture cotonnière, notamment pour répondre à la question posée par le développement sur le non respect des recommandations issues de la recherche. Ces recommandations sont des normes valables pour l’ensemble des exploitations afin qu’elles soient facilement compréhensibles et diffusables. Elles peuvent se résumer ainsi : Semis : 20 mai au 20 juin

Herbicide : Facultatif, épandage immédiatement après semis, 3 à 4 l/ha.

Engrais : 150 kg/ha de NPK au 15ème jour après semis, et 50 kg/ha d’urée au 40ème jour après semis.

Insecticide : 1er traitement au 45ème jour, 4 traitements à 15 j d’intervalle, 3l/ha de produit type ULV

Les suivis de parcelles cotonnières et les entretiens avec des producteurs ont permis de mettre en évidence la grande diversité des pratiques et des itinéraires techniques, notamment dans les dates des travaux culturaux et l’utilisation des intrants. Cette diversité contraste grandement avec la simplicité des recommandations. Ces résultats recoupent de nombreux travaux en la matière et montrent que cette diversité répond à des logiques différentes des producteurs en fonction de leur niveau d’équipement, de la main d’œuvre disponible, de leurs capacités financières mais aussi en fonction du niveau de fertilité des parcelles ou du degré de contraintes liés aux risques climatiques toujours très importants dans ces zones tropicales. L’analyse des pratiques a mis également à jour des innovations paysannes majeures (Lendres 1992). Par exemple, certains producteurs mélangent des herbicides de nature différente, systémique et de pré-levée, pour lutter contre différents types d’enherbement et éviter ainsi une reprise de labour avant semis. D’autres épandent des produits phytosanitaires qui se diluent dans l’eau (Emulsion Concentrée) dans des appareils destinés à des formulations concentrées prêtes à l’emploi (Ultra Low Volume) mais non miscibles dans l’eau, afin de mieux contrôler les doses d’épandage grâce à une dilution rendue ainsi possibles.

Mais au-delà, l’analyse des travaux réalisés révèle les règles qui fondent la décision et les indicateurs utilisés pour déclencher une action. Le tableau suivant présente les principales

Tab. 5 : Principales règles et indicateurs mobilisés par les producteurs pour la conduite de la culture cotonnière au Burkina Faso

Type de culture

Motorisée Attelée Manuelle Cultures

dominantes

Coton, maïs

Peu de sorgho et mil

Coton, maïs

Sorgho et mil dans zone plus sèche

Coton, sorgho, mil

Maïs dans certaines exploitations

Installation des cultures

Coton puis maïs

Zone sèche : semis direct du sorgho et mil dès premières pluies

Labour quand pluie supérieure à 20mm ou 30mm en 10 j.

Grosse exploitation : idem que motorisée

Petite exploitation :

Sorgho/mil, puis coton, puis maïs.

Labour quand pluie supérieure à 20mm ou 30mm en 10 j.

Sorgho, mil et maïs prioritaire

Labour à façon et sinon grattage

Herbicidage Fréquent

Sur les premiers semis et sur parcelles s’enherbant rapidement

Pour retarder le premier sarclage d’où dosage faible

Peu fréquent Rare

Sarclage Après réalisation des semis prioritaires et dès infestation des parcelles.

Sarclage précoce

Après réalisation des semis prioritaires et fonction de la disponibilité en main d’œuvre

Après réalisation des semis prioritaires et fonction de la disponibilité en main d’œuvre

Dose inférieure à recommandation mais croissante sur parcelle moins fertile ou semée tardivement

Dose plus faible en zone sèche

Engrais

Epandage en même temps que sarclage pour enfouir l’engrais

Epandage urée et NPK toujours fractionné pour valoriser les engrais

Urée épandu quand apparaît la première fleur

Epandage avant ou après sarclage en fonction de la disponibilité en main d’œuvre

Epandage urée et NPK souvent fractionné

Epandage après sarclage pour éviter mobilisation de l’engrais par mauvaises herbes

Epandage urée et NPK rarement fractionné pour économiser du temps

Déclenchement à l’apparition de boutons floraux, de fleurs, ou de ravageurs Dosage par traitement fonction du volume de la végétation

Nombre de traitements fonction de la pression parasitaire Arrêt à l’ouverture des capsules

Traitement phytosanitaire

Dose élevée Dose moyenne Dose faible

Niveau rendement +++ +++ ++

Le tableau reflète, bien que très partiellement, l’importance et la richesse des savoirs paysans notamment sur les caractéristiques de leurs sols, la diversité des herbes poussant dans leurs parcelles, l’existence des ravageurs détruisant la culture cotonnière, ou le comportement du cotonnier. Dans certains domaines ces savoirs sont cependant lacunaires (par exemple, sur

le lien entre la présence de certains ravageurs à des stades précoces et l’importance des dégâts occasionnés sur la culture) et donc insuffisants pour analyser une situation et prendre une décision adéquate.

Ces savoirs, issus de l’expérience accumulée au cours des années, d’échanges entre membres de la famille, pairs, ou techniciens, permettent de forger des règles d’intervention et d’asseoir les décisions. Ces règles sont fonction de l’état de la culture (notamment pour la gestion des traitements phytosanitaires) et de l’état de parcelle (notamment pour la lutte contre les adventices et la fertilisation). L’action est déclenchée par des indicateurs (hauteur des pluies pour le labour, niveau d’enherbement pour le premier épandage d’engrais, apparition de la première fleur pour l’épandage d’urée, apparition de boutons floraux ou de fleurs pour entamer les traitements phytosanitaires, pression parasitaire pour définir le nombre de traitements, etc.). Ces règles sont également fonction de l’écart entre les besoins et la disponibilité en main d’œuvre et équipement de l’exploitation (notamment pour les labours, semis, sarclages, et épandage d’engrais), expliquant une grande partie de la variabilité des itinéraires techniques mis en œuvre par les producteurs.

Les logiques paysannes

L’explicitation de ces règles de décision prouve à nouveau que « le producteur a de bonnes raisons de faire ce qu’il fait », en fonction de sa représentation de sa situation, mais aussi met en évidence le décalage entre les pratiques paysannes et les recommandations techniques de la recherche qui ne s’appuient pas sur leurs savoirs. Par exemple, exprimer une date d’intervention en jours après semis, est moins précis que définir le stade végétatif de la plante qui doit déclencher l’intervention. L’explicitation de ces règles montre également que les stratégies mises en œuvre s’opposent à certaines hypothèses utilisées par la recherche pour monter ses expérimentations et élaborer ses recommandations. Ainsi, sur la base de choix productivistes, cette dernière conseille un accroissement des doses d’engrais sur les parcelles fertiles et semées à bonne date car celles-ci sont susceptibles de mieux valoriser les apports supplémentaires, ce qui se traduit par des gains de production plus élevés par unité de fertilisant. Au contraire, les producteurs privilégient des apports plus importants pour les parcelles semées plus tardivement et plus fatiguées afin que le rendement de ces dernières rattrape celui des autres parcelles, car ce qui est important c’est garantir une production moyenne au niveau de l’exploitation en répartissant les risques liés à la production entre les parcelles. Les deux logiques sont différentes et conduisent à des choix techniques différents. L’ensemble de ces résultats a donné lieu à des restitutions et des débats au sein de la filière cotonnière et de l’institut de recherche chargé des appuis. Ils ont permis de faire évoluer en partie le contenu des messages de la vulgarisation mais surtout de changer la perception des techniciens et chercheurs sur les producteurs et leur soi-disante incapacité à appliquer les résultats de la recherche. Mais nous verrons, dans un chapitre suivant, que l’amélioration des conseils en matière de culture cotonnière, ne passe pas par une complexification des recommandations en fonction du type d’exploitation ou type de milieu mais par un changement radical dans les mécanismes d’intervention et d’appui-conseil aux producteurs. Il ne s’agit pas d’améliorer la diffusion des informations mais de renforcer la capacité des techniciens et des producteurs à analyser les situations et à valoriser les connaissances des producteurs et du monde des techniciens, pour améliorer la prise de décision par les producteurs.