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RISQUE NUCLÉAIRE ET RISQUE SIDA

MOTS-CLÉS : RISQUES NUCLÉAIRES SIDA ÉDUCATION – MÉDIAS

3. QUELQUES TRAITS D’OPPOSITION

3.1 L'identification du risque et de sa nature

La première différence notable se situe au niveau le plus fondamental. Les problèmes d'évaluation des situations à risque, et de prédiction de la relation entre l'exposition à ce risque et d'éventuels effets, sont beaucoup plus complexes dans le cas du nucléaire que dans celui du SIDA. En effet, si le risque nucléaire désigne le potentiel de nuisance associé à l'existence de matières radioactives, ou à l'existence de rayonnements ionisants, ce potentiel peut s'exprimer dans des circonstances très variées. Il existe un rayonnement naturel auquel nous sommes soumis au sol et plus encore dans les airs. L'homme utilise ensuite les propriétés des rayonnements pour différentes utilisations pratiques, médicales ou industrielles. Enfin, l'homme utilise le potentiel énergétique de certaines matières radioactives, fissiles, pour produire de l'électricité ou des armes de destruction massive.

moindre degré, constater une différentiation puisque le même phénomène de transmission du virus peut intervenir dans des situations soit “naturelles”, soit “artificielles”, soit gratuites, soit utilitaires. Plus encore que l'identification des situations à risque, c'est sur la relation entre le risque et ses effets que le nucléaire se révèle plus complexe à appréhender que le SIDA. La représentation des effets est pourtant primordiale pour l'individu. Les choses sont relativement simples dans le cas du SIDA. La relation de cause à effet est directement mesurable, la maladie est clairement identifiée et porte un nom spécifique. L'incertitude entoure toutefois les effets de cette maladie : si celle-ci se traduit inévitablement par une altération des défenses immunitaires, cette faiblesse mortelle ne le paraît plus systématiquement avec l'introduction de nouvelles thérapies.

La situation est plus difficile dans le cas de la radioactivité. En principe, les effets d'une exposition aux rayonnements ionisants sont connus et peuvent être décrits simplement : effets somatiques, génétiques et tératogènes. Mais si certains effets sont directs et dépendants d'un seuil d'exposition, la plupart des effets sont plus ou moins différés dans le temps et statistiques, c'est-à-dire exprimés en “facteurs de risque” : c'est le cas des effets cancérigènes, qui augmentent avec la dose et son seuil. Cet aspect de la relation dose-effet soulève aujourd'hui encore des controverses scientifiques autour de la définition des normes de radioprotection.

En dehors des cas de très forte exposition, il est très difficile de désigner clairement l'exposition aux rayonnements comme cause certaine des effets. Pour les faibles doses, il est très délicat de différencier les sources d'exposition et de connecter l'exposition avec un effet différé dans le temps. La mesure ne peut être que statistique : par un tel calcul, on peut estimer par exemple que quelques personnes ou dizaines de personnes meurent chaque année en France du fait du fonctionnement normal des réacteurs E.D.F. et de l'usine de La Hague. Si les morts sont réels, le chiffre est virtuel. L'aspect statistique de la “contamination” ne semble pas totalement absent dans le cas du SIDA : certains travaux démontrent un facteur probabiliste dans la transmission, notamment dans la relation sexuelle non protégée avec une personne atteinte. Le délai entre la contamination et le déclenchement de ses effets physiques est variable et ce déclenchement n'est pas certain.

3.2 La force des images

Ces différences dans la définition générale du risque ont des répercussions importantes sur le plan des représentations. Nucléaire et SIDA présentent sur ce plan des profils très différents.

Cette différence se joue en premier lieu dans la représentation des phénomènes en jeu. L'impossibilité de ressenti est invoquée par les “nucléocrates” pour expliquer la peur, qu'ils jugent irrationnelle, manifestée par une partie du public. Il est sans doute vrai qu'à l'extérieur de la sphère scientifico-technique les publics, y compris les plus favorisés sur le plan socioculturel, montrent une grande difficulté à construire des représentations opérationnelles du ou des risques radioactifs. Ainsi

un responsable des déchets au C.E.A. s'était un jour heurté à l'incompréhension d'une journaliste confirmée qui pensait que ce n'était pas les rayonnements, mais les matières elles-mêmes (ici, le plutonium) qui pouvaient traverser les protections physiques (plomb, béton) mises en place.

Plus que le caractère indétectable par l'organisme, c'est peut-être la complexité extrême des phénomènes physiques et biologiques mis en jeu, et l'incapacité des experts à en donner une image simple, qui est la cause de cette difficulté. Non seulement il n'existe pas d'image “réelle” du phénomène (autre que des images scientifiques dont l'interprétation est impossible pour un non spécialiste) mais en plus la communauté des experts échoue à proposer une image virtuelle “parlante” et directement intégrable par le public. Pour le SIDA, au contraire, si le point de départ – l'impossibilité de ressentir le phénomène – était le même, une représentation du virus a été proposée et popularisée qui permet de “visualiser”, en images virtuelles, le mécanisme de contamination. Le déficit d'image du nucléaire se joue également au niveau des conséquences de l'exposition au risque. Il existe une “figure” du malade du SIDA tandis qu'il n'existe pas une “figure” nette de la victime d'une exposition aux rayonnements. Si les témoignages et les photos des victimes d'Hiroshima, des professionnels de Tchernobyl, de Forbach ou, plus récemment, de Tokaï-Mura existent et construisent une image terrible : celle de l'homme victime d'une forte irradiation. En revanche, les victimes anonymes, statistiques des expositions plus faibles restent sans visage, bien qu'une figure plus générale de victime du cancer existe.

Ce phénomène se traduit également par une différence notable dans la proximité aux victimes (dont on sait quel rôle fondamental elle peut jouer dans les comportements vis-à-vis du risque) : chacun de nous connaît ou peut connaître une victime du SIDA. Par contre, peu d'entre nous connaissent une victime de forte irradiation, et aucun d'entre nous ne connaît non plus de victime des faibles doses – alors que statistiquement parlant nous en sommes entourés.

3.3 La liberté de choix face au risque

L'élimination totale du risque semble, dans le cas du nucléaire comme dans celui du SIDA, hors d'atteinte des moyens humains. Aussi, la prévention du risque passe par l'évitement de la “contamination”. Les mesures adoptées pour éviter cette contamination sont parfois extrêmement proches : les “boîtes-à-gants” utilisées pour la manipulation en laboratoire de substances hautement radioactive ne sont qu'une protection en caoutchouc, guère plus complexe que le simple préservatif. Toutefois, d’une part, la protection relève essentiellement d'un comportement collectif face au risque nucléaire – mise en place de mesures de sûreté, confinement des matières radioactives – tandis qu'elle est au contraire essentiellement basée sur le comportement individuel face au risque SIDA – rapports sexuels protégés, etc. D'autre part, la protection, dans le cas du nucléaire, relève davantage de la prévention : on connaît la présence de matières radioactives, et l'on se protège avec

différentes barrières successives, contre une rupture de confinement. Dans le cas du SIDA, il s'agit plutôt en général de précaution : on doit protéger un rapport sexuel dès lors qu'on n'est pas certain de la non-séropositivité de son partenaire. La précaution n'est pas applicable dans le cas du nucléaire, puisque ce risque n'est pas attaché à des situations particulières.

La conséquence est une beaucoup plus grande liberté individuelle face au risque dans le cas du SIDA (à l'exception notable des risques de transmission du virus par transfusion sanguine). Dans le nucléaire, les situations de risque comme les moyens de protection relèvent du niveau collectif, et les moyens individuels de protection sont extrêmement limités. Aussi, on peut dans la plupart des situations opposer un risque subi face au nucléaire et un risque pris face au SIDA.

3.4 L'appropriation collective des risques

Paradoxalement, alors que le nucléaire renvoie, par nature, davantage à la collectivité que le risque SIDA, l'appropriation collective du risque paraît plus forte pour le second que pour le premier. La principale explication à cette situation est peut-être dans la notion de délégation. Sur le nucléaire, la collectivité a pu déléguer la responsabilité de l'action à une communauté – les travailleurs du nucléaire – parce que le risque peut être confiné. Sur le SIDA, une telle délégation n'est pas possible car le risque est par nature dispersé. Or le premier système renvoie à un modèle de société “technocratique” : un petit groupe de spécialistes est chargé de veiller à la sécurité de l'ensemble de la société face à un risque donné, avec une approche du type “maîtrise du risque”. Dans le second système, la protection de la collectivité passe par une mise en œuvre de la précaution au niveau des individus, dont la responsabilité se trouve donc renforcée.

Un résultat remarquable de cette comparaison est peut-être le constat que la vigilance de la collectivité s'exerce ou s'exprime moins dans le système par délégation que dans le système par responsabilisation collective. On peut repenser un instant aux deux affaires. Celle du sang contaminé a débouché, même si le processus a été long, et n'est peut-être pas allé au bout, sur un jugement et des condamnations. Celle des transports contaminés, moins grave dans ses effets mais cependant sérieuse au plan des libertés prises par les autorités et les industriels vis-à-vis des normes de protection, n'a donné lieu à aucune condamnation et à aucune sanction administrative.

Une explication à ces différences peut être recherchée dans l'attitude de la communauté des experts respectifs. Sur le SIDA, la communauté scientifique et médicale dans son ensemble reconnaît l'existence des effets et la relation directe avec la cause (même si un petit groupe de scientifiques dissidents aux États-Unis nie cette relation). La situation est plus complexe sur le nucléaire. Les scientifiques et les techniciens du nucléaire ne nient pas le risque associé aux rayonnements. Mais ils affirment dans le même temps que le nucléaire n'est pas dangereux et que le risque d'accident ou la gestion des déchets sont maîtrisés. Face à un contre-exemple aussi choquant que l'accident de

Tchernobyl, la “science officielle” n'hésite pas à se contredire : les faibles doses liées à la contamination des territoires ne semblent avoir aucune influence sur la santé des populations, puisque les experts atomiques de l'ONU estiment aujourd'hui que celle-ci, à part 1.800 cas de cancers de la thyroïde, n'a aucune raison de s'inquiéter.

LE RISQUE DES EXPERTS ET LE RISQUE DE CHACUN