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ENJEUX ET LIMITES D’UNE PÉDAGOGIE DU RISQUE

MOTS-CLÉS : TECHNOSCIENCES APPROPRIATION – ÉVALUATION DES RISQUES

1. RISQUE ET DÉSADHÉSION AU PROJET MODERNE

De toujours plus nombreux travaux tentent d’interpréter les temps actuels dans les termes d’une rupture radicale avec la modernité des Trente Glorieuses, en tentant de penser ce qui, dans les imaginaires comme dans les pratiques contemporains, pourrait signifier que nous serions rendus à une charnière d’époque, à l’articulation de ce qui, pour reprendre l’élégante formule de H. Arendt, n’est déjà plus et/ou pas encore. C’est qu’en effet, ce qui pouvait encore, dans l’organisation et dans la diffusion de l’activité scientifique et économique, apporter aux citoyens des démocraties modernes un minimum de garanties de tous ordres - économique, politique, sanitaire, écologique... - tend à révéler sa fragilité, et par là même celle des hommes, des milieux et de régimes démocratiques. Abolition des frontières, déréglementation, flexibilité, effondrement des limites, affaiblissement des barrières immunitaires etc., participent conjointement de l’émergence d’une vulnérabilité sociale, économique et sanitaire généralisée dont nous pouvons saisir les différentes formes d’expression, soit à partir de catastrophes avérées (Tchernobyl), soit dans les récentes « crises » qui se sont manifestées au sein des sociétés technoscientifiques ces dernières années (crise du nucléaire dans la Hague, phénomène de rejet des déchets radioactifs ou d’origine agricole, crise de la vache folle, affaire du sang contaminé, du poulet à la dioxine, de l’amiante, etc.). Ces crises, trop rapidement interprétées comme des phénomènes conjoncturels de désajustement, peuvent être selon nous perçues comme la conséquence de ce que les « désagréments » que l’État et les industriels ont demandé à la population d’accepter consensuellement depuis les années cinquante comme étant la « rançon du progrès », ne sont plus assortis des compensations et des gratifications qui ont pu, pendant un temps, accompagner le vaste mouvement d’industrialisation et d’urbanisation de la société d’après guerre et les bouleversements sociaux et culturels qui s’en sont suivi ; c’est qu’en effet, la fin des Trente Glorieuses, celles du plein emploi du capital et du travail, laisse désormais entrevoir au grand jour la véritable nature du projet productiviste, dans lequel le mariage monstrueux de l’Economie, de la Science et de la Technique a résolument coupé le projet moderne de ses bases sociale, éthique, politique, et historique. Les promesses, restée pour une large part non tenues, se retournent ainsi en menace - l’exemple du nucléaire est probant - et les choix, en particulier concernant les modes de production énergétique et agricole, que l’on a longtemps considérés comme étant « économiquement rationnels » et une marque de progrès technique et moral, ont montré leur

réversibilité négative. Le projet porté au départ par des hommes est devenu, selon l’expression du

modernité, celui des Lumières, s’abîme dans le divorce de la Science d’avec la Société. Mais les crises actuelles peuvent tout autant être comprises comme celles des institutions, celles de l’État- Providence en France, à partir desquelles s’est opérée la modernisation technicienne du pays depuis la Seconde Guerre Mondiale, ces mêmes institutions qui connaissent aujourd’hui une crise de légitimité, que corrobore la crise de confiance actuellement mesurée au sein de la société civile (Lalo). S’agissant de la science, envers laquelle l’homme moderne a nourri tous ses espoirs de voir advenir un monde meilleur - mais qu’est-ce qu’un monde meilleur ? - et dont Th. Adorno a montré qu’elle s’est constituée dès le début du XIXe siècle une nouvelle religion, il ne saurait désormais être question pour beaucoup d’y accorder la confiance aveugle qui a pu caractériser la passion des générations passées pour les artifices : c’est qu’en effet le XXe siècle fut, pour des millions d’hommes et pas seulement en dehors du monde moderne, le théâtre d’une tragédie constituée par une série de catastrophes dont l’origine n’est pas étrangère au déploiement de l’activité scientifique, non pas au sens moral qu’elle pouvait encore recouvrir pendant les Lumières, mais plus précisément à ce qui en constitue aujourd’hui le fondement : la technique. Organisation « scientifique » de l’extermination d’une partie de l’humanité dans les camps, destruction de deux villes du Japon lors des premiers essais nucléaires grandeur nature à Hiroshima et Nagazaki - expérience d’ailleurs plébiscitée par la « communauté scientifique » de l’époque - , rationalisation de la politique dans les expériences du totalitarisme (principe de l’organisation), occidentalisation et paupérisation d’une grande partie de la planète au nom de la rationalité économique, sans compter les innombrables catastrophes technologiques passées et à venir, etc., sont autant d’éléments, un peu trop vite oubliés et commémorés à notre sens, qui alimentent l’actuelle désadhésion au projet moderne dévoyé, qui prend désormais la forme de la mondialisation du capital, des expérimentations génétiques à l’échelle planétaire, de la gestion rationnelle et scientifique des « ressources humaines » ou de la « santé mentale » etc. C’est pourquoi nous devrions raisonnablement nous résoudre, avec J. Prades, à parler de technoscience. L’infiltration de la technique dans tous les registres de l’existence, comme l’a fort bien montré M. Heidegger puis les très nombreux héritiers de sa pensée, à commencer par les membres de l’Ecole de Francfort, du niveau individuel jusqu'à celui des organisations planétaires, participe plus généralement d’un appauvrissement ontologique des hommes, de leur capacité de pensée et d’action (Arendt), et finalement de leur acuité, de leur vigilance face au danger. A. Lebrun s’est efforcée de montrer, dans un court essai, comment à mesure que la catastrophe (c’est-à-dire les figures sociales de la menace) se réalise, l’imagination sociale de celle-ci reflue et s’amenuise. Ainsi la catastrophe nucléaire de Tchernobyl a-t-elle plongé les habitants des actuels territoires contaminés

ainsi que l’ensemble des gestionnaires des conséquences de l’accident (savants et politiques) dans un abîme de perplexité face à cet inédit auquel aucune culture, ni « sociale », ni scientifique, n’était préparée. Un tel avatar n’était tout simplement pas pensable parce que non probable. Ainsi, l’imagination de la catastrophe nucléaire, fertile avant la Seconde Guerre, s’est-elle progressivement évanouie au fur et à mesure que celle-ci s’est réalisée, depuis Hiroshima jusqu'à Tchernobyl. Plus généralement, l’imagination des utopistes et visionnaires, parfois jugés un peu hâtivement « délirants », s’est souvent révélée après coup plus fertile que l’aridité des modèles statistiques prévisionnistes, aujourd’hui généralisés à l’ensemble des activités humaines, technologiques et naturelles, qui sont censés nous mettre à l’abri du désastre.