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La tradition est ce qui change sans cesse, disait T.S. Eliot, condam-nant ainsi par l'absurde le concept mème de modernité en littérature1. C'est un concept en tout cas qui ne parait pas eclaircir quoi que ce soit, sinon en creux, dans revolution de la poesie par exemple, ou dans l'attitude des poètes. Sans doute y a-t-il parmi ces derniers des « explorateurs » qui se plaisent à essayer des combinaisons inédites et à créer des distances cho-quantes. Mais ils ne diffèrent du plus timore des traditionalistes que par le degré, et nullement par l'essence. Le désir de faire neuf n'est pas davan-tage moderne, et il n'est sans doute rien de pire que « le moderne voulu moderne » vilipende par Cingria, qui trouvait « use et fatigant ce petit genre continuellement blasphématoire ou révolutionnaire à peu de frais qui s'égo-sille dans les revues ».

On me pardonnera donc de ne retenir pour la modernité que des cri-tères tout extérieurs, et de ramener aussitòt le débat vers des problèmes de traduction. Les problèmes spécifiques de traduction de la poesie visuelle paraissent en tout cas le reflet direct de sa modernité, si on accepte que je retienne pour indices de celle-ci les deux déterminations suivantes : (1) Avec Max Bense (1969), les poètes visuels affirment qu'il n'est plus question de faire quelque chose dans la langue, mais bien avec la langue ; (2) Le mouvement visuel (poesie concrète, spatiale, « visive », lettriste, post-concrète...) entretient une nouvelle relation par rapport aux langues : on se situe non plus dans une langue déterminée, mais dans une pluralité de langues (ce dernier trait étant déjà présent, jusqu'à l'obsession, chez Joyce, qui allait jusqu'à tradurre les noms propres). Ce caractère est sans doute un corollaire des voyages et de la planétarisation de la culture.

Peut-on dire que la poesie visuelle, la poesie sonore, la poesie con-crète soient «modernes» ? Au vrai, on ne peut mème plus dire qu'elles sont contemporaines, puisqu'elles ont vu le jour il y aura bientòt un demi-siècle.

Tout au plus peut-on lier historiquement leur apparition au développement de certaines techniques : le magnétophone pour la poesie sonore, la théorie des codes pour le poème sémiotique. Et Eugen Gomringer, le pére incon-testé de la poesie concrète, a insistè souvent sur la nécessité de faire bref, d'établir une communication synthétique et rapide, dont le modèle serait

« l'équation algébrique, la manchette de journal, le slogan publicitaire ». La constellation (forme inventée par Gomringer, 1951-1968) répond à certe exigence et, réussie, trouverait sa place ideale « dans un aéroport ».

Nous avons donc affaire à des créations très marquées par la technique, et que n'auraient pu imaginer ni Rabelais (mème s'il a écrit sa célèbre Dive Bouteille) ni Théocrite (mème s'il a écrit sa non moins célèbre Syrinx). Il devient alors intéressant d'examiner les problèmes particuliers que pose la traduction de telles oeuvres.

La question est à la fois réelle et paradoxale. En effet la Poesie con-crète, née simultanément au Brésil et en Suisse (entre les mains d'un ger-manophone né en Bolivie et secrétaire de Max Bill à Ulm) s'est voulue d'emblée internationale. Dès le début, toutes les revues qui ont compté : Rot, Noigandres, Les Lettres, De Tafelronde, Poor. Old. Tired. Horse, Stereo Headphones, etc. accueillaient des poètes du monde entier. On voyageait, on s'écrivait, on rédigeait des déclarations pour « Position I du Mouvement International », à paraìtre dans Les Lettres de Pierre Garnier.

Mais était-on pour autant polyglotte ? Assurément Gomringer parie correctement quatre langues, Jandl est professeur d'anglais, Garnier pro-fesseur d'allemand, et Stephen Bann parie le francais comme vous et moi.

Dix autres exemples sautent à l'esprit. On peut donc dire que dans une large mesure la traduction de ces ceuvres était inutile, et comme pour don-ner à l'avance raison à cette affirmation, un Gomringer pouvait lui-mème établir les « traductions » de son poème Schweigen (fig. 1, initialement écrit en allemand en 1953), en hispano-portugais (fig. 2, silencio), et en franco-anglais (fig. 3, silence). Christian Wagenknecht (1971), qui s'est livré à quelques variations sur ce thème, souligne ce fait intéressant et curieux qu'il a été ici possible de tradurre un poème dans deux langues à la fois. Il remarque cependant que le mot allemand « schweigen » est à la fois nom et verbe, et que ces traductions sélectionnent le nom. Il conclut que ce type de poème concret, - la constellation, - repose sur la langue, mais sur aucune en particulier. « Les poèmes concrets sont pour la plupart tout à fait intra-duisibles, ou traduisibles intégralement en n'imporre quelle langue. Dans les deux cas il n'y a aucun problème de traduction ». Et il poursuit en remar-quant qu'un poème concret fait de noms propres ne serait à proprement parler en aucune langue. A de tels textes s'appliquerait strictement la phrase de Gomringer : « zu tibersetzen ist die konstellation nicht »2.

Pour montrer à quel point le concept mème de traduction perd ici son sens habituel, voyons quelques-unes des variations publiées sur ce poème, la variation étant en somme une traduction généralisée. La plus astucieuse est celle de Harry Warschauer en hébreu (fig. 4), où le signe hébreu utilisé est la lettre sh. Christian Wagenknecht en offre une autre (fig. 5). Le poème initial de Gomringer rendait le silence visible, comme place vide devant l'ceil, alors que le silence est plutòt une pause pour l'oreille : « le silence ne

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fig.l à 3 : Eugen GOMRINGER

fig.4 : variation par Christian WAGENKNECHT

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fig. 5 : Traduction en hébreu par Harry WARSCHAUER

se mesure pas en millimètres mais en secondes ». On peut donc dire que Gomringer avait déjà traduit son poème du domaine du temps à celui de la surface, et du domaine de Poreille à celui de l'ceil : Wagenknecht nous propose la traduction inverse, où le rythme qui s'établit par les répétitions successives est brusquement et perceptiblement rompu. On remarquera qu'il a suffi de déplacer un seul mot pour obtenir ce résultat, mais que de ce fait tout le statut des répétitions est bouleversé. Or, ce statut est construit par le lecteur à partir d'éléments visuels, et ces éléments visuels sont inté-gralement conservés dans toutes les traductions : on découvre ainsi que l'essentiel du poème visuel n'a pas à ètre traduit, parce qu'il appartient à un code universel (ou tout au moins très general). Cette universalité supposée peut évidemment ètre questionnée, car des éléments culturels interviennent

certainement dans la structuration de l'espace. Meme non universelles dans leurs associations sémantiques, les relations topologiques dont il s'agit sont néanmoins bien plus exportables que les relations linguistiques. Dans le cas présent il s'agit de cette zone bianche entourée du mot schweigen répété et dispose en forme de cadre. Pour le lecteur exercé et sensible, des homolo-gations métaphoriques surgissent aussitót. Ce cadre pourrait ètre celui d'un miroir. Dans son ouvrage sur la symbolique extrème-orientale, Dietrich Seckel (1976) consacre son dernier chapitre au Zen et à ses symboles. Il y relève le cercle vide, le miroir et la pleine lune, dont le trait commun est l'image vide, la forme sans forme et le silence tonitruant (en allemand : donnernde Schweigen). Et Kandinsky affirmait que le «blanc sur notre àme agit comme le silence absolu».

L'analyse de ce premier exemple montre que la traduction peut ètre intrasémiotique ou intersémiotique, mais que dans les deux cas elle repose sur des homologations. D'autre part tout énoncé comporte un pian de l'ex-pression et un pian du contenu. La traduction pose donc le problème gene-ral d'une doublé transposition et non d'une seule. Traditionnellement on donne la priorité à la traduction du pian du contenu, mais le bon traducteur cherchera à préserver aussi le pian de l'expression, non sans parfois quel-ques anomalies: Meschonnic faisait remarquer que jusqu'en 1960 les tra-ducteurs russes remettaient des rimes et des mètres aux poèmes francais en vers libres, alors que la traduction du russe vers le francais... se faisait en vers libres! Dans ce cadre des cas extrèmes peuvent ètre imaginés.

Le plus innocent d'entre eux semblerait ètre celui qui «traduit» un poème calligraphié à la main en un texte typographique. On sait pourtant combien les Calligrammes d'Apollinaire ont donne de soucis à leur auteur à ce propos. Un cas plus récent est celui des Flowers in concrete de Mary-Ellen Solt. Dans sa version initiale le recueil était calligraphié par l'auteur mais John Dearstyne en établit ultérieurement une version typographique.

Or, l'exécution manuelle a des connotations très différentes de celles de la typographie : les valeurs personnelles, la sensibilité individuelle, la marque d'une personne qui ne pourrait répéter exactement son écriture une deuxième fois, tout cela est remplacé par des valeurs plus universelles, s'écartant de l'auteur comme individu (Edeline, 1992). En l'occurrence ici certaines let-tres w manuscrites étaient légèrement déformées de facon à les faire res-sembler à des pétales échancrés, chose perdue dans la typographie.

Un autre consiste à conserver intégralement le signifiant et à lui don-ner deux contenus différents à l'intérieur de la mème langue (intralinguistique).

Ce sera le vers holorime :

Dans ces meubles laqués, rideaux et dais moroses, Danse, aime, bleu laquais, ris d'oser des mots roses!

(Charles Cros)

La mème démarche s'effectuant entre deux langues différentes, donc interlinguistique, a été appelée par Ernst Jandl (important poète sonore autri-chien) oberflàchenùbersetzung. En voici un exemple à partir d'un célèbre poème de Wordsworth.

my heart leaps up when I behold a rainbow in the sky

so was it when my life began so is it now I am a man so be it when I shall grow old or let me die!

the child is father of the man and I could wish my days to be

bound each to each by naturai piety (William Wordsworth) qui devient :

mai hart lieb zapfen eibe hold er renn bohr in sees kai

so was sieht nahe emma mahen so biet wenn arschel grollt ohr leck mit ei!

seht steil dies fader rosse mahen in teig kurt wisch mai desto bier

baum deutsche deutsch bajonett schur alp eiertier (Ernst Jandl) Avant que la mort ne Femporte, Dom Sylvester Houédard, un autre poète visuel marquant, bilingue car originaire des ìles anglo-normandes, et obsédé par les idées de symétrie et de réversibilité, avait constitué une im-mense collection de graphies utilisables à la fois en francais et en anglais.

Dans leur utilisation il aboutit tout normalement à un concept de traduction réversible, où il est à la fois l'auteur et le traducteur, et où il n'y a pas de langue de départ ni de langue d'arrivée, chaque version étant authentique-ment la traduction de l'autre (fig. 63).

La poesie visuelle, comme son nom l'indique, tout en restant poesie c'est-à-dire basée sur des mots, fait appel au moins partiellement à des configurations spatiales. Sa traduction va donc poser des problèmes parti-culiers et quatre cas doivent èrre envisagés.

Dans le premier il s'agit de poèmes visuels reposant sur des coi'nci-dences tout à fait particulières à une langue : par exemple en portugais (Augusto de Campos) LUXO/LIXO (luxe/ordure) ou en allemand (Timm Ulrichs) la symétrie du mot EHE (fig. 7). Parfois il arrive que ces coi'nci-dences se retrouvent miraculeusement dans la langue d'arrivée : le célèbre ping pong de Gomringer n'a pas vraiment besoin de traduction, quant au non moins célèbre wind il se fait qu'en francais aussi le mot «vent» a quatre

lettres et permet le mème jeu sur «les quatre vents» (fig. 8 et 9). Ces textes peuvent mème ne fonctionner qu'au niveau de la décomposition du mot en lettres et des lettres en graphèmes, comme l'Epithalame III de Pedro Xisto (fig. 10). En japonais la chose est encore plus nette comme on le voit dans ce poème de Shutaro Mukai (fig. 11). La zone textuelle et la zone visuelle sont ici inextricablement liées. De tels poèmes sont intraduisibles au sens strict du terme, mais peuvent ètre saisis par tout lecteur étranger gràce à un mini-glossaire fait de mots passe-partout simples. Nous examinerons plus loin si certe saisie se fait toujours sans perte.

ho P e t i t Troglodita Th* 1/lttl» Troglodyte

t r a d u i t par dsh tranulated by 48h

fig. 6 : Dom Sylvester HOUEDARD

fig. 7 : Timm ULRICHS - Buch (EHE) Paar (1967/79) (= Livre couple marie)

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fig. 8-9 : Eugen GOMRINGER

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flg.10 flg.ll Dans le second cas les zones textuelle et visuelle sont clairement et

spatialement distinctes. Le calligramme à la facon d'Apollinaire aussi bien que la constellation à la facon de Gomringer en font partie. Ils ne posent qu'exceptionnellement des problèmes de traduction, mais c'est le cas pré-cisément pour Ilpleut d'Apollinaire traduit en japonais : faire «basculer» un quintil de facon à tirer parti de la vectorialité de la lecture linéaire pour induire le signifié «chute de pluie» n'a aucun effet en japonais, où n'im-porte quel texte se lit de haut en bas (Edeline, 1999). Cependant, dans la langue d'arrivée les relations spatiales doivent avoir été reproduites à l'iden-tique, comme y insiste Claus Cliiver (1996) rapportant une mesaventure arrivée à de Campos par suite d'un texte mal aligné, altérant ou mème détruisant le sens.

Le troisième cas fait intervenir une traduction intersémiotique, où des