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Le surréalisme ou le faux mélange des genres

Pour aborder les rapports entre texte et photographie dans l'oeuvre de Brassai, il est utile de rappeler que l'interaction entre mot et image a toujours été considérée comme un des principes fondateurs du mouvement surrea-liste dont il flit lui-mème un des représentants universellement reconnus.

Les surréalistes mélangeaient les genres, encourageaient la collaboration et recherchaient par le texte comme par l'image une rupture avec les dogmes et les pratiques de l'art de leur epoque. Toutefois, Pintervention surrealiste a toujours pam plus révolutionnaire dans le domaine de la letterature que dans celui de la peinture, d'apparence souvent académique (Magritte et Dali, plas-tiquement parlant, ne sont pas Picasso ou Braque...). Pour dépasser ce pa-radoxe, l'historienne de l'art Rosalind Krauss a propose de sortir de la fausse antithèse littérature/peinture pour mieux souligner Papport décisif d'un troi-sième mèdia, la photographie, qui constitue selon elle le modèle implicite de l'écriture comme de la peinture surrealiste. Dans son livre Du photographi-que1, elle postale que la photographie a permis de rompre avec l'idée de l'art comme représentation (dans une telle perspective, les signes de l'art ren-voient à quelque chose d'extérieur) et d'introduire l'idée de l'art comme présentation ou présence (dans une telle perspective, les signes de l'art coi'n-cident avec le réel lui-mème, et inversement). Certe distinction parait simple ou anecdotique, mais elle implique le passage d'un système de signes cultu-rels, dominés par les notions de signification ou de symbolisation, à un système de signes naturels, dominés par les notions de surprise ou d'expé-rience: l'artiste ne crée plus un ensemble de signes pour renvoyer à une certame réalité (intérieure ou extérieure, fictive ou réelle, peu importe), il est celui qui trouve dans le réel mème les signes d'une réalité differente. Définie de la sorte, la «présence» n'est évidemment pas simple coi'ncidence du signe et du réel, mais le mécanisme qui permet au réel de se séparer de lui-mème et de s'ouvrir à un processus herméneutique sans fin. L'oeuvre de Brassai, dont les images de graffiti radicalisent dès les années 30 le projet de témoignage social entamé dans Paris de nuit (1933), est une belle illustra-tion de certe démarche «typiquement surrealiste».

L'objectif de la présente contribution n'est pas de discuter la justesse, ni la pertinence de la théorie de Krauss (fascinante et séduisante en ce qui me concerne). Ce qui va me retenir est une tout autre question, qui tient à Fune des conséquences pratiques que l'on peut dériver de son postulat mème. En effet, s'il est vrai que le modèle du «photographique-comme-écart» permet de donner au surréalisme la cohérence que semble lui dénier l'hétérogénéité de son intervention dans divers médias, peut-on en con-clure que les surréalistes travaillaient de la mème facon lorsqu'ils passaient d'un mèdia à l'autre? L'exemple de Brassa'f, dont le caractère surrealiste n'est guère mis en question, prouve qu'il n'en est rien. Je tenterai de mon-trer d'abord en quoi Brassai écrivain s'est fait Brassai photographe. En-suite, j'essaierai aussi d'indiquer pourquoi une telle cassure a pu échapper à Pattention critique de l'auteur lui-mème, qui est intimement convaincu de faire en écrivain ce qu'il fait en photographe.

Paroles en l'air : l'oeuvre d'un photographe passe à l'écriture?

Dans Paroles en l'air2, qui reprend quelques textes des années 40 et 50, Brassai dit faire pour la littérature ce qu'il a fait pour la photographie avec ses images de graffiti. Le livre reprend un certain nombre de conver-sations entendues dans des bars ou d'autres endroits semi-publics, puis transcrites dans ce que Brassai appelle «l'esprit de la photographie». Une introduction théorique, ajoutée par Brassai lors de l'édition definitive, per-met de préciser tout de suite certe analogie. Tant les «paroles en l'air» que les graffiti sont en effet des confessions «écrites», les unes comme gra-vées dans le «zinc» des cafés (zinc qui, au moment de l'occupation, était remplacé par un morceau de bois), les autres directement entaillés dans le mur où le photographe les a trouvés. Et tant les "paroles en l'air" que les graffiti sont comme des objets trouvés surréalistes, anonymes, dépouillés de leur instance d'énonciation originale, puis repris par Partiste-observa-teur qui s'interdit d'y faire quelque modification que ce soit.

La pratique, toutefois, ne ressemble guère à la théorie. Car pour peu qu'on creuse Pintroduction de Brassai et que l'on se penche sur la nature mème des textes réunis dans Paroles en l'air, de curieuses divergences avec les images de graffiti se manifestent. Une première différence con-cerne évidemment la manière mème dont l'auteur dit proposer les conver-sations à Pattention du lecteur: contrairement à ce qu'il fait lorsqu'il pré-sente au spectateur des fragments du visible, il s'abstient ici de tout re-cours à un appareil d'enregistrement ou de reproduction. Brassai ne fait confiance qu'à sa mémoire, refusant explicitement l'emploi du magnéto-phone (aveu d'autant plus étonnant que certaines conversations n'auraient été transcrites que dix ans après avoir été entendues au comptoir!). En soi, pareille pratique n'a évidemment rien de répréhensible. Mais quand on

appuie tellement sur l'esprit photographique qui a guide l'exercice, le pro-blème est cruciai. Or, Brassai insiste bel et bien sur le caractère photogra-phique de son écriture. Ce geste ne devient compréhensible que lorsqu'on découvre la définition brassai'enne de l'esprit photographique, qui n'a rien à voir avec la reproduction mécanique du réel mais qui s'enracine foncière-ment dans une conception tout à fait classique de l'artiste, seul capable de faire dans le réel la sélection qui s'impose gràce à ses dons d'observation et d'application. Regarder avec plus d'attention qu'autrui, puis faire le geste personnel et créateur d'un tri nécessaire, voilà qui caractérise l'esprit de la photographie, qu'on soit photographe ou écrivain. Que la distinction n'im-porte nullement se voit bien dans les exemples de l'esprit de la photographie donnés par Brassai et qui s'appellent... Goethe et Tchékhov ! Car alors que dans le cas de la photographie, la camera soutient le regard attentif et sélec-tif de l'artiste, dans le cas de l'écriture le magnétophone empèche juste-ment de faire attention et partant de faire la bonne sélection.

Est-ce à dire que le paradoxe qui fonde la pratique de Brassai est une contradiction, voire un contresens ? En fait, l'opposition est moins grande qu'elle n'en a l'air. En effet, ce qui ressort de la comparaison des photos de graffiti et des paroles en l'air est moins l'écriture peu surrealiste d'un pho-tographe surrealiste, que la photographie peu surrealiste d'un artiste dont les références idéologiques demeurent massivement littéraires. L'esprit de la photographie dont se reclame Brassai' témoigne en effet une conception éminemment littéraire de l'art photographique, qui provient en ligne droite des discours les plus réactionnaires des photographes du XIXe siècle qui, rejetés du système artistique traditionnel comme des «copieurs mécani-ques», se sont longtemps ingéniés à prouver la noblesse de leur «art» en insistant sur ce qui fait justement le socie des arts conventionnels, pré-photographiques si l'on ose dire: la présence subjective de l'artiste, oppo-sée systématiquement à Pintervention objective et machinale de l'artisan.

Paroles en l'air : une écriture anti-photographique

Il ne faut pas s'étonner dès lors que les textes de Paroles en l'air ne ressemblent nullement à des «instantanés» transcrits sur le mode de l'ins-tantané photographique, mais qu'ils se présentent au contraire comme des textes de part en part écrits, c'est-à-dire dominés par les paramètres typi-ques du mèdia littéraire. Qu'on me permette d'en donner rapidement quel-ques exemples, qui ne prétendent nullement ètre exhaustifs.

Premièrement, on ne peut qu'ètre frappé par le «taux de narrativité»

fort élevé des pièces réunies, qui se distinguent entre autres par un sens du

«fini» et de la «pointe» que l'image photographique, au sens que recher-chaient les surréalistes, ne pouvait aucunement avoir. lei, les textes ont un début et une fin, exactement comme des récits; ce ne sont pas des

frag-ments prélevés du réel susceptibles d'amener le public à inventer lui-mème ses propres histoires. A cela s'ajoute que les écrits de Brassai ne compor-tent pour ainsi dire pas de parasites : ce qu'on nous offre, ce sont des conversations, rien que des conversations, et rien que des conversations complètes; tout le reste, des propos insignifiants ou des bruits de fond qui menacent la compréhension de l'écrit, se voit soigneusement censure. L'équi-valent photographique d'une telle opération serait le masquage du fond au profit de la forme, pratique de nouveau parfaitement défendable mais diffi-cilement avec l'éthique de non-intervention préchée par les surréalistes (et reprise, du moins théoriquement, par Brassai lui-mème). Une troisième dif-férence fondamentale entre texte et image est que les fragments de Paroles en l'air ne sont pas vraiment des «fragments»: à la différence de ce qui distingue si bien la photographie du XXe siècle, ils ignorent le cadrage; nulle part dans Paroles en l'air on ne trouve certe tension fondatrice de la photo-graphie entre champ et hors-champ (le hors-champ du texte est ici telle-ment hors-champ qu'il devient comme... inexistant). En quatrième lieu, il importe de souligner aussi que les textes ne laissent à l'imaginaire du lec-teur qu'une marge de manoeuvre très réduite au moment de l'interprétation, d'abord par la lourdeur de leurs signifiés (il est partout question de Dieu, des femmes, du sens de la vie, etc), ensuite au niveau de l'évidence rela-tive de leurs messages (qu'il est difficile de lire autrement que littérale-ment). Enfin, la présence du narrateur est dans les textes infiniment plus visible que dans les photographies: on voit beaucoup mieux qui tient les ficelles et qui fait le dispatching des voix soi-disant transcrites à l'état brut.

Que conclure de ce curieux décalage entre texte et image dans l'oeuvre d'un artiste du reste tout à fait passionnant ? D'abord qu'en surréalisme texte et image sont sans doute moins facilement réconciliables que ne le souhaite Rosalind Krauss. Ensuite que le surréalisme n'est peut-ètre pas l'étiquette la plus satisfaisante pour caractériser de Brassai'. Sur l'un et l'autre de ces deux points, le débat mérite d'ètre relancé.

Notes

1 Du photographique. Pour une théorie des écarts. Paris, Macula, 1990 (il s'agit d'un recueil d'articles sur la photographie traduits de l'anglais mais jamais réunis en volume dans cette langue).

2 Paris, Jean-Claude Simoen, 1977.