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En 1959, à la galerie Daniel Cordier de Francfort, Henri Michaux, à qui l'on demande quelles sont donc ses intentions de frotteur, de gratteur et d'encreur, répond : « Je secoue ce qui n'est pas définitivement stable en moi et qui ainsi va pouvoir - qui sait ? - partir d'un mouvement soudain, soudain neuf et vivant. » Un autre mouvement, du nouveau, c'est ce que je cherche en jetant sur du papier couché brillant des flots d'encre de Chine et d'eau. Dans le but de réapprendre la lecture — ma facon de lire un texte ne me satisfait plus depuis quelques années — je promène un passe-partout — donc un passe, une fenètre, une ouverture — sur de larges nappes d'encre brune et sèche, puis j ' e n isole un fragment à lire passionnément puisqu'il est seul, nu et sans contexte. En somme, j'apprends le sacrifice des détails.

On se dira qu'un écrivain qui s'adonne à la peinture et prend le risque de s'exposer au regard des spécialistes en art, ce n'est pas si courant mal-gré Michaux, Klossowski ou Novarina. Mais, justement, je ne crois pas qu'il s'agisse là de peinture. Dans mon travail en tout cas. Ou alors il s'agis-sait déjà de peinture dans mes livres. Beaucoup d'écrivains disent qu'ils procèdent par juxtaposition de taches colorées.

Ce que je peux dire de mon travail pictural : j'étends les encres sur une plaque de verre, comme un photographe du XIXe siècle, avec la main et le poignet, rarement le coude et l'épaule. Pourtant, je crois que je peins de tout mon corps tout de mème. J'utilise le noir de Tenere de Chine, le blanc des papiers divers et ce qui est plutòt pale, lave, dans l'acrylique et l'aquarelle. Je n'ai rien de plus grand que le format 60 x 80. Je préfère la couleur dans mes livres, le noir et le transparent (l'eau) dans mes tableaux.

Dans ma sèrie « Album », j ' a i reinventò une sorte de technique pho-tographique que j ' a i pu lire chez Le Gray : des rais de lumière sur des fonds très bruns, sépia. Il s'agit d'encres plus ou moins diluées et qui prennent l'apparence de paysages montagneux, de ciels striés d'éclairs, de vagues déferlantes, de fonds sous-marins...

Je prolonge l'expérience de Fécriture, je la mouille, je la salis, je l'élar-gis. Face à l'écran de mon ordinateur, à mon clavier, depuis des années, j'avais hàte de toucher à nouveau du papier. La parution en Folio de Gra-veurs d'enfance est peut-ètre pour quelque chose dans ma décision de

montrer ma peinture. L'envie aussi de créer en un seul exemplaire. Un dessin est unique. Quand je travaille à illustrar, pour les éditions Fata Morgana, un texte d'André Pieyre de Mandiargues ou de Roger Caillois, je donne une sèrie de dessins originaux. Je ne proteste pas contre le fait que j'envoie mes romans par mèi à ., bien au contraire. Simplement c'est autre chose et je suis heureuse qu'il y ait maintenant les deux.

Retour au corps du papier. Et si c'était une manière de retour au corps par l'intermédiaire du papier. Je l'ai dit, je ne touche plus beaucoup le papier pour écrire mes livres. J'ai perdu aussi le contact avec la peau de mes patients. Je sais que le papier est une peau vivante ou morte, ou bien dans Pentre-deux, comme le vélin qui est une peau de veau mort-né. J'ai écrit « s u r » le Vélin (Julliard, 1993).

Et puis, dans ma sèrie des Abécédaires, je jouis de pouvoir écrire sans rien dire. Un jus d'acrylique étendu à coups de pinceau de mousse me permet de tracer des pages d'écriture au kilomètre. Là aussi, le passe-partout s'impose et donne à ces pages un cadre, des limites, une marge. Je cherche, dans mes Abécédaires, à donner à voir des écritures diverses, en somme des échantillons larges et colorés de graphologue. Ce que je ca-resse : le projet de retrouver, par ces « Abécédaires » l'instant où notre écriture-bàton d'enfance rencontre soudain notre corps pubere pour deve-nir, à Padolescence, une écrirure personnelle, reconnaissable, signée.

J'écris vraiment dans ma sèrie « Émulsions ». Une émulsion est une impossible alliance. Mèler intimement l'eau du texte et l'huile de l'image serait une folie, une ambition risible puisque, depuis toujours, un lecteur et un spectateur sont deux ètres différents.

Ce qui me secoue le plus, c'est de voir en marche les bouleverse-ments que l'écriture crée en moi. Je ne suis pas dupe, je sais que lorsque j ' a i écrit la Chambre d'écho (Seuil, 2001) naissait l'envie de peindre, de devenir un écrivain qui peint. Dans la Chambre d'écho, une ancienne étu-diante des Beaux-Arts trouve enfin sa voie dans la création artistique. Ex-ploration, Crise, Transformation, ce sont les trois substantifs qui structu-rent ce roman en trois volets, comme dans les triptyques peints. Je suis repassée par là ensuite, comme si j'avais écrit, dans ce livre, les phases, le rituel d'initiation auquel j'allais moi-mème me soumettre.

Il faut, dit-on, atteler deux chevaux à chaque valve pour obliger à bàiller malgré lui le plus gros coquillage du monde. Mais si connaìtre n'était plus briser l'os pour sucer la moelle imprégnée de sang ou éventrer le coquillage, si connaìtre n'était plus disputer le noyau du fruit aux oiseaux et aux mulots, si connaìtre consistait surtout à lécher la nacre tiède du Grand Bénitier en lui donnant à voir le dessus de la langue et toutes les lèvres, à rader doucement la peau de la pèche, avec la palette apre des incisives, pour en aspirer le jus, échanger avec lui le sucre, le frais, l'acuite, alors nous dresserions face au monde le drapeau d'intelligence et la toque de

finesse qui nous servent de peau. Nous lirions du bout des doigts, du plat de la main, nous empaumerions les histoires et les théories, nous masse-rions les longues séquences, effleuremasse-rions des styles, et tous les romans s'achèveraient par une friction ou une caresse du tranchant.

A tàcher de lire en surface le chatoiement du sens, à connaìtre surtout la peau du livre, mais sans y plonger, sans mettre un point d'honneur à lui fouiller les viscères, j ' e n viens à me pencher surtout sur la large défroque de Tenere d'imprimerie, étalée, ouverte, déployée, déroulante. Et à faire de certaines de mes lectures un moment de peinture.

Ou l'inverse. Je peins pour lire. Je recrée la peau des livres en versant de Tenere sur une feuille de papier couché. J'apprends que le volume n'est pas tout.

Je sais que je n'écrirai plus de la mème manière qu'avant la peinture.

Mes flux d'encre diluée me servent désormais de provocateurs optiques.

J'y vois autrement, je lis autrement. Il faudra probablement des années pour que je développe une vraie technique picturale. En attendant je sais que j'ai abordé là le premier mouvement d'une intuition où je vais bientòt trouver ce qui est mien.

Blason d'un corps

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Ligne àprefémur crayon

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