• Aucun résultat trouvé

Certe recherche du potentiel des éléments de base est parallèle à celle de l'Oulipo ; elle a commencé à se faire systématiquement dès que, avec l'art abstrait, on a

II. Permutations d'éléments abstraits

Dans le cadre d'une utilisation non mobile d'éléments plastiques ré-pétés, on trouve, parmi les premières recherches et les plus connues, celles de Lohse et Bill, qui choisiront un module unique et des degrés de couleur précis pour pouvoir utiliser des algorithmes et construire des oeuvres domi-nées par les mathématiques. Le module sera repris avec des modifications de couleur ou d'espace guidées par ces algorithmes. Bien d'autres créa-teurs tenteront d'utiliser des éléments permutables, dont Dewasne avec les membres de l'OuPeinPo. On peut en donner ici des exemples, qui seront une occasion de préciser les problèmes que pose ce type de création.

1. Prenons une oeuvre de Pollock : en la découpant en carreaux et en redistribuant ces carreaux, on ne détruit nullement la cohérence de l'oeuvre, car l'oeuvre, pourtant faite avec une grande liberté, a été rythmée par la longueur du bras et le pas de Pollock. Les modules obtenus sont très pro-ches les uns des autres et tout à fait permutables. Le tableau «Eyes in Heat», coupé en huit rectangles et redistribué, reste très proche de l'origi-nai, avec une touche de rigueur en plus. (n°8).

Toutes les oeuvres qui comportent une grande part de répétition se prètent naturellement aux permutations de leurs éléments découpés, tant il est vrai que la répétition est structurante et nécessaire à la permutation. On

pourrait donc classer les oeuvres d'après leur «potentiel permutatoire», ces possibilités donnant une indication sur le fonctionnement créatif de leurs auteurs. Il va de soi que les oeuvres qui comportent déjà des morceaux qui se répètent, avec seulement des variations de couleur, comme c'est le cas pour certaines productions d'Andy Warhol, autorisent des permutations en leur sein. On pense alors pouvoir affirmer que la combinatoire se nourrit des éléments semblables qui sont permutables. On verrà que ce n'est pas si simple, parce que ces éléments semblables ne sont pas toujours évidents à trouver, et que les éléments contraires ou complémentaires jouent parfois le ròle d'éléments semblables ou un róle structurant indispensable.

2. Prenons une oeuvre figurative classique : en la réduisant à des frag-ments de taille semblable, suffisamment petits pour que le caractère figura-tif disparaisse, on obtient des éléments qui sont permutables. Un anti-puzzle, en quelque sorte. Ainsi, la Joconde, coupée en petites lamelles irrégulières, permet des recompositions abstraites (fig. n°9), qui ne correspondent ni aux clivages opérés par Jean Margat dans sa Jocondoclastie, ni à son «épar-piller»30. Mais, là encore un certain nombre de conditions sont nécessaires:

- qu'il se trouve parmi ces fragments beaucoup de noir, ce qui permet une recomposition structurée ;

- que les permutations soient régies par un processus d'alternance des couleurs qui empèche la création de morceaux trop gros pour étre assimilables ;

- que l'on redistribue les noirs de facon plus satisfaisante, à moins que l'on ne regroupe au contraire les noirs de facon à former plusieurs grands ensembles.

Illustration n°9

La recomposition pourrait se faire de facon totalement aléatoire si Fon ajoute une quantité non négligeable (un quart de la surface) de petits éléments formels diversifiés et noirs.

3. On peut, en prélevant dans diverses oeuvres d'un peintre moderne (chez Degas par exemple, fig. 10) des fragments abstraits, constituer une oeuvre nouvelle. Mais il faut, pour obtenir des oeuvres cohérentes et diver-sifiées :

- choisir plusieurs fragments dans la mème oeuvre, afm d'avoir suffi-samment d'éléments semblables capables d'unifier le tout ;

- choisir plusieurs fragments suffisamment clairs pour opérer des contrastes de valeurs ;

- rependre le procède mentionné plus haut à propos de la Joconde, à savoir une alternance des couleurs et/ou de regroupements des valeurs sombres ;

- donner dès l'origine aux éléments choisis des formes géométriques simples ou complexes, formes qui seront structurantes puisqu'elles com-portent des éléments communs, créateurs de rythme (ce qui se vérifie aussi dans la langue).

Illustration n°10 L'on voit que l'on a affaire, avec les organisations plastiques abstrai-tes, à un système plus souple que celui qui gère le langage, mème lorsqu'il est poétique. Si ce sont seulement les couleurs qui sont étrangères les unes aux autres, elles finissent par se neutraliser et donc une alliance est possible dans une structure forte. La couleur est très souvent permutable dans les oeuvres magistralement construites, comme celles des Constructivistes rus-ses ou des membres de De Stijl. On serait alors tenté de dire que, plus le

matériau de départ est complexe, désorganisé, ou diversifié, plus la struc-ture organisatrice doit ètre simple, lisible, et qu'en revanche, plus le maté-riau est simple, évident, plus la structure organisatrice doit ètre complexe.

Ainsi, ceux qui, comme Lohse, ont choisi des modules simples (le carré, par exemple) sont très vite passés à l'utilisation d'algorithmes compléxes qui permettent des dérives progressives brisant la monotonie des répéti-tions. Meme phénomène pour les oeuvres relevant de l'esthétique numéri-que, dont on sent encore, quoique de moins en moins, la pesanteur du mécanisme qui les sous-tend. Mais on voit aussi des utilisateurs de formes simples, comme Mondrian et certains constructivistes russes, faire appel à des structures simples et évidentes; c'est donc que ces dernières peuvent servir dans tous les cas de figure. Des structures fixes plus ou moins origi-nales, jouant un ròle analogue à celui des «moules» dans les aphorismes oulipiens31, permettent des échanges d'éléments qui trouvent en leur sein une place toute prète.

4. Si l'on cloisonné une surface donnée de facon à répartir, suivant une organisation simple (comportant éventuellement des vides), des élé-ments formels que l'on y jettera de facon aléatoire, on a des chances de créer des assemblages satisfaisants, pour peu que les éléments soient judi-cieusement choisis, c'est-à-dire de facon à avoir des aspects tantòt sem-blables, tantòt complémentaires, ainsi qu'une borine dose de geometrie ca-pable de créer des liens entre droites, courbes et angles. On se rend ainsi compte que les règles à suivre pour construire des systèmes à base de permutations ne sont autres que les règles nécessaires à la création, la pein-ture classique ayant plus d'éléments semblables que d'éléments complé-mentaires et la peinture moderne pratiquant en general l'inverse.

On peut aussi recourir des éléments spécifiques, particulièrement fa-ciles à organiser : les signes ou simili-signes :

- On constate que, à l'instar des formes géométriques, les lettres de couleur noire, jetées au hasard sur un fond non structure, suffisent à struc-rurer un espace. On peut y ajouter, comme chez Miro32, divers «signes» qui n'ont pas de sens précis, des formes simplifiées, ou des taches (comme ces taches de forme ronde qu'on trouve chez Picabia), qui se distribuent sans peine dans un espace vide. Il est bon toutefois de prévoir pour ces signes un ordre de distribution qui exclut des regroupement trop anarchi-ques et une dispersion trop aléatoire. On peut en conclure que l'harmonisa-tion d'éléments abstraits, pour ètre satisfaisante, doit respecter des règles de rythme, de similitude, de contraste et de diversité, mais aussi d'organi-sation generale. Quand J. Itten affirme qu'il suffit de choisir certaines cou-leurs (placées en forme de triangle isocèle sur le cercle chromatique), pour qu'elles soient harmonieuses, il oublie qu'une harmonie est aussi affaire de valeur et d'organisation.

De plus, comme on le verrà plus loin, il semble que la taille des élé-ments formels mis en jeu soit aussi importante pour que l'on puisse obtenir du spectateur, non pas un mélange optique, mais une véritable

«recomposition optique», recomposition globale qui semble se faire natu-rellement, comme lorsque le spectateur reconstitue, suivant les lois bien connues de la Gestalt, la bonne forme, géométrique ou non, quand elle est ébauchée devant lui. lei cependant nous avons affaire à des recompositions plus complexes, mettant en jeu non des éléments formels connus, mais un ordre dont l'origine serait à préciser, qui reprend en general les grandes figures organisatrices de la nature. Il semble donc qu'il existe un plaisir réel, celui de mettre de l'ordre dans un ensemble qui propose tous les élé-ments nécessaires à cet ordre : formes ayant des correspondances entre elles, circulation possible d'un élément à un autre de mème couleur, con-traste évident entre les éléments.