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Reprise et redistribution totale ou partielle des éléments d'un ensemble donne

Certe recherche du potentiel des éléments de base est parallèle à celle de l'Oulipo ; elle a commencé à se faire systématiquement dès que, avec l'art abstrait, on a

IV. Reprise et redistribution totale ou partielle des éléments d'un ensemble donne

L'on en arrive à divers cas de redistribution d'éléments:

1. On peut partir d'une composition géométrique (ou autre) qui ser-virà de base, que l'on répétera autant de fois qu'on le voudra (n°14), et ajouter à ces «bases» un nombre limite d'éléments formels capables de tirer l'ensemble vers un sens figuratif : par exemple, ici, une foule36 (n°15).

Ce procède, qui opere donc la mutation d'une organisation donnée, est appelé

«poesie spanale» par Isabelle Dubosc. L'on a ici quelque chose qui rappelle la fameuse technique roussellienne des «deux phrases presque identiques»37 : on garde le maximum d'éléments, et l'on en change un minimum. On peut d'ailleurs essayer de transposer ce système à la création poétique sous la forme sui-vante : faire un poème à partir d'un vers que l'on répète, mais qu'il faut transformer radicalement en y ajoutant par exemple un minimum de lettres.

Illustration n°14

Illustration n°15

2. On peut partir d'une mème image (ici, une affiche, n°16) que l'on découpera de plusieurs facons différentes et dont on réassemblera chaque fois les fragments d'une facon differente : raffiche utilisée ici a été trans-formée en une scène de carnage, puis en une scène de contemplation.

(n°17 et n°18). Ce qui montre que l'on peut utilement travailler sur des éléments faisant partie d'un mème tout, sans rien y ajouter, cornine cela se fait aussi parfois en littérature, lorsque l'on s'astreint à écrire un nouveau texte avec le seul lexique d'un texte-source. Mais, en art plastique, on a le droit de découper les formes que l'on veut : les éléments utilisés, plus malléables que les mots, pourront ètre différents à chaque organisation.

Cependant, comme en littérature, l'effet de surprise est grand, car on ne s'attend pas à des modifications aussi importantes. Et la fantaisie de l'oeuvre nouvelle est d'autant plus appréciable qu'elle utilise de facon plus inatten-due le matériau de l'oeuvre source.

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3. On peut transformer une oeuvre figurative en y ajoutant ou en retranchant certains éléments, comme l'ont fait Dali ou Duchamp... On peut aller plus loin et apporter à un personnage peint des modifications systématiques, comme l'a fait Jean Margat avec la Joconde38.

4. On peut, sans aucunement toucher aux éléments, obtenir une sorte de «combinatoire optique», à condition que le tableau comporte une super-position de sens (n°19). Le spectateur distinguerà, en un mème morceau du tableau, soit une forme, soit une autre, et cette possibilité ira se répétant;

il découvrira donc, suivant qu'il privilégiera tei ou tei aspect, une multitude de tableaux différents. On a là une amplification de l'effet produit par tout tableau complexe, comportant une part de mystère, ce qui est le cas des

grandes osuvres. Il en va de mème dans Pexemple de «poesie spatiale»

présente plus haut : on y voit tantót des visages, tantòt des animaux, mais jamais toutes les formes iìguratives ensemble.

V Mariage entre littérature et art plastique

L'on en attive enfin, après ce long cheminement, au mariage concret entre littérature et art plastique. On pense bien entendu immédiatement aux nombreux cas où de grands peintres ont illustre des osuvres littéraires, et à ce qu'on appelle généralement «livres d'artistes»39. Mais on trouve aussi bien d'autres cas de mélange plus ou moins étroits entre texte et image. Les plus intimes de ces mariages étant ceux où le texte se fait image, comme dans les calligrammes, les pictogrammes de Queneau40 certains collages où le texte forme une composition, ou bien encore les productions des lettristes41. Isabelle Dubosc a mis au point des alphabets figurés, dont les «let-tres» sont fabriquées à partir de formes géométriques et de couleurs sim-ples. En transposant dans ces nouveaux alphabets certains textes qui repo-sent sur des manipulations littérales, comme les poèmes hétérogrammatiques de Perec42, on obtient des tableaux nouveaux (en noir et blanc ou en cou-leurs, n° 19).

Illustration n°19

En ce qui concerne les Cent mille milliards de poèmes, elle propose un rouleau dont chaque partie mobile porterait, placés en des rectangles dùment décorés et associés sur la bande placée sur le rouleau, tous les premiers vers, puis tous les seconds et ainsi de suite. Ce qui permet de voir d'un seul coup d'oeil, ou presque, l'ensemble des poèmes de Queneau de les recomposer à volonté en créant de nouvelles organisations formelles et colorées. La mobilité peut ainsi servir à rendre la poesie lisible.

Conclusion

Comme on a pu le voir sur une sèrie d'exemples précis, littérature et arts plastiques, s'ils ont incontestablement des points communs qui les relient, ne manipulent pas de la mème facon, ni avec les mèmes résultats, leurs éléments spécifiques : les éléments plastiques, non soumis aux obliga-tions qui sont celle du langage, apparaissent comme beaucoup plus sou-ples, plus favorables donc à des jeux de hasard. N'oublions pas cependant l'importance du ròle des écrivains, l'audace par exemple des lettristes qui ont entrarne la littérature sur les voies de l'abstraction

On a beaucoup proclamé, ces dernières années, que l'art était mort, à commencer par la peinture. Ce qui nous apparaìt au contraire, et que les manipulations ici évoquées mettent en évidence, c'est qu'il risque de proli-férer, en mariant les genres, les époques et les disciplines. Mais ces mani-pulations éclairent aussi le besoin de bases solides permettant de créer avec lucidité des ceuvres cohérentes.

Notes

1 Lucrèce, De la Nature, I, 824-827.

2 G. Perec, Un homme qui dort.

3 Entretien avec P. Fardeau, France nouvelle, 1744, avril 1979, p. 46.

4 Une approche dont, notons-le au passage, les auteurs de ces très utiles compilations baptisées «concordances» ont su tirer les conséquences, puisqu'ils prennent soin de relever et de classer dans l'ordre alphabétique la totalité des mots employés dans une oeuvre donnée, ou par un auteur donne.

5 Voir Anne-Marie Christin, «De l'image à l'écriture », La lettre du Département SHS, revue du CNRS, n°60.

6 Francois Le Lionnais, « A propos de la littérature expérimentale », in R. Queneau, Cent mille milliards de poèmes, Gallimard, 1960 ; oeuvres complètes, I, Plèiade, 1989, 345 7 Bernard Magne, Esquisse d'une typologie de la littérature combinatoire , Université de Toulouse Le Mirail.

8 «Pour une analyse potentielle de la littérature combinatoire », Oulipo, La littérature potentielle, Idées/Gallimard, 1973, 43-57. Voir aussi Claude Berge et Eric Beaumatin, «

Geor-ges Perec et la combinatoire', Cahiers GeorGeor-ges Perec, 4, 1990, p. 83-96 ; Claude Berge, Raymond Queneau et la combinatoire, La Bibliothèque oulipienne, n° 89.

9 Voir son Dictionnaire des mathématiques, PUF, 1979.

10 Sur l'usage du carré bilatin dans La Vie mode d'emploi, voir les indications contenues dans

Le Cahier des charges de La vie mode d'emploi. Notons au passage que l'expression « bicarré latin » semble s'étre imposée, au moins chez les perecquiens, aux cótés de l'expression carré bilatin, seule connue des mathématiciens.

11 Voir le doublé tableau que les Oulipiens appellent «Table de Queneleiev», in Oulipo, Alias de littérature potentìelle, Idées/Gallimard, 1981, 73-77.

12 L'article cité de Beaumatin et Berge montre toute la complexité de l'usage de la combi-natoire chez Perec : «plus qu'un outil de modélisation, bien autre chose qu'un moyen de mise en forme» {Cahiers Georges Perec, 4, 1990, p.96).

13Vòir l'article cité plus haut «Pour une analyse potentìelle de la littérature combinatoire ».

Distinction souvent reprise depuis : voir par exemple Bernard Magne, Esquìsse d'une typo-logie de la littérature combinatoire. Notons que C. Berge mentionnait aussi la possibilité d'une « poesie fibonaccienne », qui ne semble pas avoir connu de développement.

14 On sait que Perec a surtout travaillé sur des formes particulières de l'anagramme, l'hétérogramme (voir Alphabets Galilée, 1976, La Clóture, Hachette, 1980) et le palin-drome (voir Oulipo, La littérature potentìelle, 101-106).

15 Marc Petit, Poètes baroques allemands, Maspéro 1977, p. 122-123 16 Ibìd, p. 124.

17 Ibid, 333.

18 R. Queneau, Entretìen avec Georges Charbonnier, Gallimard, 1962, 111.

19 On retrouve là comme un reste, une trace lointaine de l'enthousiasme ambitieux dont le jeune Leibniz faisait preuve dans sa Dissertano de Arte combinatoria de 1666.

20 G. Pestureau, « Cent mille milliards de bretzels dans la biosphère », Temps mèlés, n° 150+25-26-27-28, mai 1985, 40-48, cité par Claude Debon dans le tome I des (Euvres de Queneau dans la Plèiade, 1317-1318.

21 Tout récemment, une réédition des Exercices de style, Gallimard Jeunesse, 2002 a été concue pour permettre des lectures multiples.

22 Georges Perec, 81 fiches-cuisine à l'usage des début ants, dans Penser/Classer, Hachette, coli. Textes du XXe siècle, 1985 ( une recette de cuisine qui comporte 4 étapes et où l'on a 3 choix pour chacune des étapes) .

23 «243 cartes postales en couleurs véritables », L'infra-ordinaire, Seuil, 1989, 33-68. un message comporte 5 éléments et on a 3 choix pour chaque élément.

24 Editions Les impressions nouvelles, 1996. (un poème se compose de 4 éléments et on a 8 choix pour chaque élément). Mais, comme le remarque justement Bernard Magne dans sa préface, dans ce recueil, e'est au lecteur de construire son poème en sélectionnant chaque strophe dans l'un des huit poèmes proposés.

25 Voir L'oeil d'abord, Cahiers Georges Perec, n° 6, ed du Seuil, 1996.

26 Jacques Roubaud et Christian Boltanski, Ensembles, ed. 9 février, 1997.

27 Le Chàteau des destins croisés, Seuil, 1976.

28 Sur le problème plus general du rapport du visible et du lisible, voir La licorne n° 35, l'image generatrice de texte de fiction.

29 R. Queneau, Cent mille milliards de poèmes, (Euvres complètes, I, Plèiade, Gallimard, 1989, 345.

30 Jean Margat, Bizarre , mai 1959.

31 M. Bénabou, «Un aphorisme peut en cacher un autre», Biblìothèque Oulìpienne, I, Seghers, 1990.

32 Rappelons la remarque de Queneau : « la peinture de Miro est une écriture qu'il faut savoir déchiffrer» dans «Miro ou le poète préhistorique», Bàtons, chìffres et lettres, Gallimard, 1965,311.

33 On retrouve ici l'exemple des Tétes folles, qui a inspiré Queneau.

34 Jean Margat, Bizarre, mai 1959.

35 Jack Vanarsky, «Lamellisation permutative», OUPEINPO, Monitoires du Cymbalum pataphysicum, n° 21, p. 44-48, qui propose un «glissement progressif vers la symétrie»

36 Créée en 1995, pour une exposition faite à l'Atelier «Ouvert sur rue». Il va de soi que le thème de la foule, du carnaval, du bestiaire, de la guerre ou de l'érotisme débridé, sont propices à Paccumulation des indices donnant sens à l'image.

37 Raymond Roussel, Pourquoi je n'ai écrit aucun de mes livres, Pauvert, 1963, p . l l . On peut penser au poème-barre, propose jadis par F. Le Lionnais, dont le principe était de

« mettre des rimes là où il n'y en a pas, et de ne pas en mettre où l'on en a d'habitude»

Oulipo, La littérature potentielle, Idées-Gallimard, 1973, 235, ou aux «variations minima-les» chères à Perec, voir «microtraductions, 15 variations discrètes sur un poème connu», Change, 14, 1973, p. 113-116.

38 Jean Margat, Bizarre, mai 1959.

39 Voir Francois Chapon, Le peintre et le livre, l'àge d'or du livre illustre en France, 1870-1970, Flammarion, 1987. Pour les livres qui associent peinture et poesie, Yves Peyré, Peinture et poesie, Le dialogue par le livre, Gallimard, 2001, préfère avec raison la formule

«livre de dialogue».

40 R. Queneau, « Pictogrammes », Bàtons, chiffres et leltres, Gallimard, 1965, 275-284.

41 Voir par exemple Michel BUTOR, Les mots dans la peinture, 1969 ; Francis Edeline,

« La spacialité, contrainte de la poesie lettriste », Formules, 4, 2000, 211-225.

42 Par exemple les poèmes d'Ulcératìon. Voir G. Perec, La Clóture, POL, 1980.