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Chapitre 1 : La traduction féministe

1.2 Etat de la question

1.2.5 La traduction comme outil militant

La traduction féministe est issue de la tradition activiste du féminisme. J’expose ici comment cette pratique s’inscrit en tant qu’outil militant.

Selon l’Encyclopédie Universalis, le verbe « militer » signifie « combattre, lutter pour une cause » ou « participer activement à la vie d’un parti, d’une association ». Le Dictionnaire Ortolang du CNRTL définit la personne militante en ces mots : « [personne] qui cherche par l’action à faire triompher ses idées, ses opinions ». Dans ces définitions, la notion d’action est toujours présente.

Toute action faite dans le but de faire évoluer le monde en protégeant une cause peut donc être considérée militante. La traduction féministe est une façon d’agir pour faire évoluer la langue et les usages. Les féministes de ce mouvement veulent ouvrir le dialogue sur des notions comme la fidélité, l’autorité, mais aussi la place des femmes et des minorités dans la société, ainsi que la place des traducteurices au sein des textes. Elles le font par diverses stratégies : soit directement en apportant des modifications au texte, sur la base de leurs interprétations, ou dans le but de le « corriger » (Von Flotow 1991) ; soit en analysant et en commentant le texte grâce à des préfaces ou à des notes de bas de page. Je détaillerai ces stratégies au point 1.3.

Grâce aux traductrices féministes, les traductions deviennent donc des armes de pouvoir et des outils de création de savoir. Dans le cadre de ce mémoire, j’explore la traduction féministe appliquée à un type spécifique de littérature, la bande dessinée. Il n’existe pas de théorie de la traduction féministe concernant la bande dessinée, c’est pourquoi je vais me pencher séparément sur ces deux traditions afin de les faire se rencontrer lors de mon exercice pratique d’analyse de texte. Les comics américains, dont est issu le texte original sur lequel se centre mon analyse, ont une longue tradition de censure (cf. 3.5.3). C’est dans ce contexte que je souhaite me pencher sur les stratégies qui pourraient faire évoluer ces textes censurés, notamment dans l’expression de personnages issus des minorités. La traduction féministe permet de se réapproprier les textes et de les rendre plus inclusifs et c’est ce que je souhaite explorer avec l’analyse de texte et les propositions d’adaptation de la traduction.

1.2.5.1 Intersectionnalité et transnationalisme

Comme expliqué dans l’ouvrage Feminist Translation Studies: Local and Transnational Perspectives édité par Olga Castro et Emek Ergun en 2017, les traductions féministes ont parfois eu tendance à se centrer sur une idée de vécu universel, commun à toutes les femmes. Ce discours pose

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plusieurs problèmes : d’une part, il est très essentialisant10, d’autre part, il considère que le combat féministe est juste « une histoire de femmes », ce qui est excluant et irréaliste. En plus de cela, il néglige le fait qu’il existe des relations de pouvoir entre femmes. D’autres oppressions entrent notamment en ligne de compte : le racisme, le classisme11, le validisme12, la transphobie13, etc. Il est nécessaire de les prendre en considération si l’on veut lutter pour toustes les femmes*14, mais aussi pour les minorités de manière plus générale. Dans l’histoire du féminisme, l’idée de ce féminisme universel a mené à des combats très blancs-bourgeois, notamment en France (cf. 1.2.2).

L’intersectionnalité est la prise en compte des différentes oppressions que subissent certains groupes.

C’est une approche qui se veut la plus incluante possible.

De plus en plus, une approche transnationale se développe dans les mouvements féministes américains. Ce qui signifie qu’on ne considère plus des unités nationales, globales, universelles.

Pourquoi ne pas utiliser le terme « international » alors ? Comme l’explique très bien Damien Tissot (2017, 31-32), les stratégies internationales auraient tendance à retomber dans des biais de relations de pouvoir impérialistes et néocoloniales. Ce transnationalisme se base donc sur l’idée de polyphonie (Reimóndez 2017, 42-55) qui donne la parole à des personnes de tous les horizons pour parler de leurs oppressions et de leur féminisme. Diverses branches du féminisme existent et se sont développées sur la base de vécus différents. C’est pourquoi il est nécessaire de ne pas avoir un point de vue qui se veut universel et efface ces vécus, mais plutôt des solidarités entre les féminismes (Reimóndez 2017). María Reimóndez explique brillamment cette idée de polyphonie, et elle cite Bakhtin pour l’exprimer :

The essence of polyphony lies precisely in the fact that the voices remain independent and, as such, are combined in a unity of a higher order than in homophony. If one is to talk about individual will, then it is precisely in polyphony that a combination of several individual wills takes place, that the boundaries of the individual will can be in principle exceeded. (Bakhtin 1984, 21 IN Reimóndez 2017, 44)15

10 Essentialisme : En philosophie, théorie selon laquelle l’essence précède l’existence (Encyclopédie Universalis). Dans le contexte féministe, le concept d’essentialisme est critiqué car il suppose des prédispositions biologiques à l’existence féminine, ce que le mouvement réfute. « On ne naît pas femme, on le devient » disait Simone de Beauvoir qui avait très bien capturé l’idée que le genre se construit socialement.

11 Discrimination sur la base de la classe ou du rang social.

12 Discrimination basée sur les capacités – physiques ou mentales – d’une personne. Les normes sont généralement validistes car les choses sont pensées pour les personnes valides et non pas pour les personnes en situation de handicap.

13 Discrimination sur la base de la transidentité.

14 Formule qui inclut les personnes qui ont un vécu lié à la condition féminine. Cela inclut notamment les personnes non-binaires qui ont un passing féminin, les personnes afab et les personnes qui s’identifient en partie seulement à cette identité mais qui subissent l’oppression patriarcale.

15 Traduction : « L'essence même de la polyphonie réside dans le fait que chaque voix demeure indépendante et, en tant que telle, se combine aux autres pour donner naissance à une unité d’ordre supérieur à l’homophonie. C’est précisément

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Cette citation met en évidence la nécessité de l’indépendance des diverses voix. C’est uniquement de cette manière que la vraie polyphonie peut avoir lieu. C’est pourquoi, afin de donner la parole aux minorités, il est d’abord nécessaire de prendre conscience des relations de pouvoir présentes entre les langues. L’anglais s’imposant comme langue hégémonique de la scène internationale, il est facile de tomber dans ces biais et de ne lire et n’écouter que celleux qui s’expriment et sont traduit’es en anglais. Aussi, la langue forge notre manière de penser et de voir le monde, ce qui implique que communiquer toujours dans la même langue empêche de percevoir et d’appréhender d’autres réalités.

Pour illustrer cette thèse, María Reimóndez (2017, 45) cite Francine Descarries (2003, 628): « the language of communication necessarily imposes restrictions and constraints on our ways of saying and seeing things »16. Ce qui met en exergue l’importance de ne pas communiquer uniquement dans les langues coloniales (français, anglais, allemand, etc.) mais d’écouter d’autres voix. Il faut également que ces voix soient traduites pour pouvoir être entendues et créer une véritable polyphonie.

Comme mentionné plus tôt, la traduction se base aussi sur des relations de domination. Le plus souvent, les textes seront publiés et traduits de la langue hégémonique qui assied sa légitimité (anglais) vers les autres langues. Ce qui ne permet pas de créer un point de vue transnational mais s’appuie uniquement sur les vécus de certaines personnes, qui ont accès à cette langue (Tissot 2017).

Selon Wolf :

Translation as a social practice which, among other things, foregrounded the role of the agents involved in the translation process. (…) Any translation is necessarily bound up within social contexts: on the one hand, the act of translating, in all its various stages, is undeniably carried out by individuals who belong to a social system; on the other, the translation phenomenon is inevitably implicated in social institutions, which greatly determine the selection, production, and distribution of translation. (Wolf 2012, 134 IN Gould & Tahmasebian 2020)17

Cette citation rappelle que les pratiques traductives sont ancrées dans un système et participent à la création et à la transmission de savoir dans une société donnée (Sánchez 2017, 59). Wolf explique que chaque étape du processus de traduction – du choix des textes à la production – est exercée par des personnes se trouvant dans un système. La traduction est une activité qui reprend des codes sexistes, racistes et patriarcaux car elle est réalisée par des personnes vivant dans une société avec ces biais. Ainsi, Wolf indique que la pratique même de la traduction est coloniale. C’est pourquoi, comme

grâce à la polyphonie qu’une composition de plusieurs volontés individuelles peut exister et que les limites de cette volonté individuelle peuvent généralement être dépassées. »

16 Traduction : « La langue dans laquelle nous communiquons impose nécessairement des contraintes et des restrictions sur notre manière de dire et de voir les choses. »

17 Traduction : « La traduction en tant que pratique sociale qui a, entre autres, souligné le rôle des personnes impliquées dans le processus de traduction. Toute traduction est liée à un contexte social : d’un côté, l’acte traductif est exercé, à chacune de ses étapes, par des sujets sociaux ; d’un autre côté, la pratique traductive est inévitablement inhérente à des institutions sociales, ce qui détermine grandement la sélection, la production, ainsi que la distribution des traductions. »

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le propose Reimondez, il faut remettre en question ce fonctionnement et laisser de la place à des discours alternatifs.

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